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Vie des entreprises

La formule magique des districts italiens pour doper l'emploi

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.06.2000 | Marie-Noëlle Terrisse

Oui, le plein-emploi existe en Italie. Où ça ? Dans des bassins industriels hyperspécialisés qui fabriquent canapés, robinets ou collants féminins. Les recettes de ces îlots de prospérité : un savoir-faire inégalable, une coopération intelligente entre PME et sous-traitants, la paix sociale et une flexibilité habilement négociée.

Un vrai miracle ! À Biella, petite ville du Piémont, le taux de chômage ne dépasse pas les 4 %, en dépit de la grave crise qui a touché le textile italien en 1999. Il est vrai que, depuis près de deux siècles, la grande spécialité de cette commune de montagne, comme des vallées avoisinantes, est le tissu haut de gamme. Plus de 27 000 personnes en vivent, dans une région qui ne compte que 200 000 habitants. Et, malgré les fermetures d'usines, on s'arrache toujours les raccommodeuses et les tisseurs. Au Lanificio Cerruti, là où est née la célèbre marque Nino Cerruti, il y a plus d'un siècle, les ouvriers qualifiés commencent à manquer dans les ateliers. Les femmes, qui constituent la moitié de la population ouvrière (300 personnes au total), ne suffisent plus. « Nous avons désormais du mal à recruter nos 50 % d'hommes, surtout pour les postes les plus techniques », reconnaît Roberto Pozzi, qui vient d'arriver à la tête du service de recherche et développement de Cerruti, après avoir dirigé pendant des années l'usine de tissus.

Pénurie identique à Modène, en Émilie-Romagne. Dans le fief de la céramique italienne – les piastrelle –, les électroniciens, les spécialistes de la maintenance de machines, les logisticiens et les responsables export sont si rares que le sport favori des employeurs est de débaucher le personnel des concurrents. Un « vol » simple comme bonjour puisque, à des kilomètres à la ronde, il n'y a que des usines de carrelage sanitaire. Près de 160 au total assurent, à Sassuolo et dans les communes voisines, 80 % de la production nationale. Ce qui représente la bagatelle de 15 % de la production mondiale. Il suffit donc de traverser la rue pour trouver des candidats, à condition de proposer une augmentation de salaire.

« Il n'est pas rare de voir des ouvriers changer d'entreprise pour gagner 300 francs de plus ou, simplement, pour se rapprocher de quelques kilomètres de leur domicile », explique Gilberto Rabitti, DRH du groupe Concorde, qui emploie 1 600 personnes, dont près de 1 000 ouvriers. Parfois, ce sont des services entiers qui passent d'un employeur à un autre. Ou des vagues de salariés qui quittent leur entreprise, pressentant des difficultés économiques, voire un dépôt de bilan. La principale victime de ce pillage reste Marazzi, le leader du secteur de la céramique. Un groupe aujourd'hui fort de 3 700 personnes et connu en France par ses marques Cerabati ou Carofrance : « Les cadres de toutes les entreprises du coin sont passés chez nous », admet Giovanni Campomagnani, directeur de la communication et du marketing du groupe. À Sassuolo, on cite ainsi le cas d'un salarié qui, sans quitter le quartier, a changé trois fois d'employeur en quatre ans.

Sassuolo vit et parle carrelage

Ces poches de plein-emploi, il en existe quelques dizaines en Italie (voir l'encadré, p. 68), plus connues sous le nom de districts. Tous présentent les mêmes caractéristiques : une spécialisation poussée dans un créneau industriel – les chaussures de ski à Montebelluna, dans les Dolomites ; les collants féminins à Castel Goffredo, près de Mantoue ; la robinetterie à Lumezzane, en Lombardie ; les meubles de salon et les canapés, près de Bari –, une forte concentration d'entreprises dans ce même espace géographique et la présence d'un véritable réseau de collaboration entre clients et fournisseurs, entre donneurs d'ordres et sous-traitants et même entre concurrents, ce qui n'existe nulle part ailleurs. Car chaque entreprise est orientée vers un segment de production et fait appel aux autres pour la sous-traitance. « Je connais tous mes homologues des autres entreprises, souligne le DRH du groupe Concorde, à Sassuolo. Si je reçois une candidature, je décroche aussitôt mon téléphone pour leur demander des renseignements sur le candidat. » Seul bémol, les tensions apparues sur le marché du travail rendent plus difficiles les mises en commun d'experts.

Chacun de ces districts possède son groupement d'industriels. À Biella, c'est l'Union des industriels (UIB), qui a créé des groupes de travail par grandes catégories de produits – la laine, le tissage, la filature – et des commissions thématiques sur les relations industrielles, la fiscalité ou l'environnement. Et qui organise une série de manifestations, dont les deux salons les plus importants du secteur, Ideabiella (pour les tissus) et Filo (pour le fil). L'Assopiastrelle, l'organisation patronale de la céramique, a carrément élu domicile à Sassuolo, dans un joli pavillon de chasse de la famille d'Este. Il s'agit du seul syndicat professionnel dont le siège n'est pas situé à Rome ou à Milan.

La force des districts réside avant tout dans leur tradition industrielle. Un membre au moins de chaque famille de Modène travaille dans la céramique. Même chose à Biella ou à Prato, en Toscane, où pratiquement tout le monde sait faire fonctionner un métier à tisser. « Ici, à Sassuolo, dans les cafés, on ne parle que de piastrelle », souligne Giovanni Costanzini, responsable des relations industrielles et de la formation à l'Assopiastrelle. Jusque dans les années 80, le rêve des ouvriers était de quitter l'usine pour créer leur propre société. Un essaimage devenu rare en raison du montant de l'investissement nécessaire aujourd'hui et des risques courus dans des secteurs ouverts à la concurrence.

Cette culture commune favorise incontestablement la paix sociale. « Il n'y a pas de forte conflictualité dans les districts. Les syndicats ne livrent jamais de batailles idéologiques et se battent plutôt sur du concret », affirme Luciano Consolati, directeur de l'agence Lumetel, qui assure depuis le début de l'année le secrétariat du Club des districts. Chez Marazzi, le numéro un du carrelage, on se félicite du « dialogue fructueux » avec les syndicats : « La plupart des réunions avec les syndicats ont lieu en présence du président du groupe », note Giovanni Campomagnani. Ce qui a permis au groupe d'intégrer au salaire, dès 1995, une part variable liée aux gains de productivité.

La plupart des ouvriers à 35 h

Grâce à ce climat de confiance, les entreprises des districts bénéficient d'une flexibilité plus importante que le reste de l'industrie italienne. À Sassuolo, dans une région qui est pourtant la plus « rouge » d'Italie, beaucoup d'industriels, à l'image de l'incontournable Marazzi, ont pu adopter la production en continu (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) ou en semi-continu. Les syndicats, fortement enracinés dans les entreprises de céramique, ont négocié en échange des majorations salariales et des réductions d'horaires importantes : la plupart des ouvriers sont à 35 heures. Ceux qui travaillent le soir ou la nuit ne font même que 33 heures 30. La mise en œuvre d'organisations flexibles n'a pas posé de problèmes majeurs. À Biella, cependant, la réduction du temps de travail n'est pas de mise. Mais les entreprises, qui tournent aussi en continu ou en semi-continu, doivent souvent faire face à des pics de production : « Nos clients réclament des tissus différents, dans des délais toujours plus serrés et avec des prix pratiquement plafonnés. Lors du récent renouvellement de la convention collective, nous avons donc prévu la possibilité d'instaurer une flexibilité horaire avec un préavis très réduit. Mais ces heures sont payées jusqu'à 20 % en plus », explique Roberto Pozzi, de Cerruti.

Dans le monde entier, les districts italiens sont réputés pour leurs innovations touchant au processus de production. « Mais il est clair, indique Luciano Consolati, de l'agence Lumetel, que les PME rencontrent des difficultés dans la mise au point de nouveaux produits. » L'influent quotidien économique Il Sole-24 Ore a même titré, il y a un an, « Le jouet district s'est bloqué », pointant notamment des productions trop traditionnelles et une insuffisance de formation dans des entreprises qui emploient surtout des ouvriers et des techniciens.

Un afflux de jeunes du Sud

Du coup, les districts ont décidé de mettre le paquet sur la formation. « Nous voulons nouer des liens avec les universités spécialisées en chimie, en économie, en commerce, mais, à terme, l'objectif est de créer une véritable école de la céramique », explique Giovanni Costanzini, de l'Assopiastrelle. Depuis deux ans, le syndicat patronal de la céramique collabore avec les instituts professionnels et techniques de la région. En échange de sa participation au financement des laboratoires, il a obtenu des programmes sur mesure. L'Assopiastrelle est également partenaire d'un centre de formation spécialisé, le Cerform, qui propose aussi bien de la formation initiale pour une quarantaine de jeunes par an que de la formation continue.

De son côté, l'Union des industriels de Biella a créé la Città degli studi, la Cité des études, une société mixte qui chapeaute un certain nombre de structures de formation. L'UIB a également soutenu le diplôme d'ingénierie chimique avec spécialisation textile de l'université de Turin et le Biella master delle fibre nobili, destiné aux jeunes diplômés et centré sur la production et la commercialisation du textile-habillement. La Città degli studi réalise actuellement une opération portes ouvertes de trois jours et organise cet été des stages en entreprise afin d'accueillir 500 jeunes. Et de les séduire. « Avant, les jeunes des environs travaillaient obligatoirement dans le textile. Aujourd'hui, ils se tournent vers d'autres secteurs, en particulier celui des services, et ne se présentent ici que pour des emplois de commerciaux ou de créatifs », regrette Roberto Pozzi, de Cerruti. Mais à Sassuolo, les industriels se consolent d'une autre manière : la capitale de la céramique enregistre des afflux de candidatures de jeunes venus du sud de l'Italie.

Échanges et lobbying au programme du Club des districts

À la fin de 1994, 25 districts parmi les plus importants ont décidé de créer un club chargé de les représenter et de les défendre. Ce club fédère 60 % du total des emplois des districts, lesquels font travailler près de 1,5 million de salariés, dans plusieurs dizaines de milliers d'entreprises, des PME d'origine familiale dans la plupart des cas.

L'objectif du club est de promouvoir l'échange d'informations et d'expériences entre les districts, initiative d'autant plus nécessaire que ces bassins d'emplois ne fonctionnent pas tous sur le même modèle. Le club sensibilise ses adhérents à la nouvelle économie, afin de favoriser la création de portails Internet. Le premier d'entre eux a vu le jour dans le district de Lumezzane, spécialisé dans la robinetterie, la vaisselle et les articles ménagers, qui assure depuis le début de l'année la présidence tournante de l'organisation.

Autre vocation du Club des districts, le lobbying auprès des pouvoirs publics et de Bruxelles. À cet effet, il a participé à la fondation du Club international des systèmes productifs locaux. Mais le jeune groupement s'intéresse également à la transmission d'entreprises. Un Club de la succession a ainsi été constitué pour favoriser le passage de la génération sortante des entrepreneurs à la nouvelle.

Auteur

  • Marie-Noëlle Terrisse