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Vie des entreprises

Comment Nicolas Gaume stimule les créatifs de Kalisto

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.06.2000 | Sandrine Foulon

Ah ! si seulement la gestion d'une entreprise pouvait être aussi simple qu'un jeu vidéo ! Mais voilà, Kalisto est aujourd'hui une PME de 230 personnes très convoitées. Pour les fidéliser, Nicolas Gaume mise sur le travail en équipe, la mobilité et la rémunération au mérite, stock-options à l'appui.

Il est à peine plus âgé que les millions d'aficionados qui raffolent des Nintendo, PlayStation et autres Dreamcast. Sa passion, les jeux vidéo, c'est aussi son job. Un métier lucratif si l'on en croit les magazines économiques, qui évaluent la fortune personnelle de Nicolas Gaume, 29 ans, fondateur et dirigeant de Kalisto, à quelque 500 millions de francs. Créée par une poignée de copains férus de jeux d'ordinateur, la société est devenue en dix ans, et après quelques incidents de parcours, une PME de 230 salariés. Un chiffre d'affaires – 108 millions de francs en 1999 – en constante augmentation, un résultat net 1999 en progression de près de 600 % par rapport à l'année précédente, une entrée très prometteuse au Nouveau Marché il y a tout juste un an… Tout sourit au jeune Girondin qui souhaite à tout prix rester un concepteur-développeur de logiciels de jeux et surtout pas devenir éditeur et distributeur. Mais multiplier les partenariats avec des alliés prestigieux comme France Télécom, Sony, Microsoft, Universal ou Gaumont, se développer sur le Net, ça va de soi, et continuer à ouvrir des studios en Chine ou aux États-Unis.

Mais le monde du jeu vidéo n'est pas un Disneyland doré. Patron de PME, Nicolas Gaume doit aussi fidéliser ses troupes de graphistes et de programmeurs, courtisés à outrance, et mobiliser des équipes qui grossissent sans cesse. La start-up des débuts est déjà loin. Seul homme à porter une cravate chez Kalisto, « Nicolas », comme l'appellent tous ses collaborateurs, pilote désormais une véritable entreprise. Avec l'aide de son DRH, le quinquagénaire Bob Aubrey, il a mis en place une politique de management adéquate : travail en réseau, évaluation et bilan réguliers de l'ensemble des collaborateurs, mobilité et rémunération évolutive entièrement au mérite. Reste à savoir si cette « méthode K » résistera à l'épreuve du temps. Et si Kalisto restera à l'écart du grand mouvement de concentrations qui agite l'univers du jeu vidéo.

1 MISER SUR LE TRAVAIL EN ÉQUIPE

Les clichés sur les start-up ne s'appliquent pas à Kalisto. Loin de la fureur des jeunes pousses de la Net économie, le concepteur de jeux vidéo ressemble à une entreprise très sage dans ses 2 000 mètres carrés anonymes de la Cité mondiale du vin, à Bordeaux. Les posters à l'effigie des créatures des jeux sont encadrés. Les logiciels vedettes de la maison, Nightmare Creatures, Dark Earth ou encore le Cinquième Élément, inspiré du film de Luc Besson, sont sous vitrine. De jeunes standardistes en uniforme accueillent les visiteurs. Pas de look spécialement branché. Les équipes, constituées de jeunes hommes en quasi-totalité, arborent tee-shirts et baskets. Seule touche personnelle : des Marsupilami, tyrannosaures et autres peluches bizarroïdes posés sur les ordinateurs ou accrochés aux câbles électriques qui montent comme autant de lianes vers les plafonds. Des objets fétiches faciles à transporter. Car les bureaux attitrés n'existent pratiquement pas chez Kalisto. Une fois la conception d'un jeu terminée – elle peut durer jusqu'à deux ans –, les équipes se dissolvent et quittent les salles où elles ont cohabité. Un souhait de Nicolas Gaume.

Dix ans après sa création, une start-up comme Kalisto ne peut plus fonctionner avec la passion et l'énergie comme seuls moteurs. Petit à petit, l'entreprise bordelaise, qui compte depuis peu une antenne à Paris, s'est dotée d'une véritable politique de ressources humaines et s'est adjoint les compétences de pointures qui ont roulé leur bosse : un directeur du développement on line débauché de chez Gaumont Multimédia, un directeur des fusions et acquisitions en provenance de Sony… L'équipe de direction est forte aujourd'hui d'une quinzaine de personnes. Plus rien à voir avec la petite société de sous-traitance de logiciels de jeux vidéo baptisée Atreid Concept (du nom de Paul Atreid, héros du livre culte Dune) et créée avec moins de 30 000 francs qui a donné naissance à Kalisto.

« Il n'y a pas d'ancienne ou de nouvelle économie. Toutes les entreprises sont de toute façon sanctionnées sur leurs résultats, estime Nicolas Gaume. Mais il existe bel et bien de nouvelles formes d'organisation, une autre façon de travailler en réseau et de rémunérer les salariés. » Une réflexion menée avec l'Américain Bob Aubrey, un consultant apôtre du développement personnel qui est passé par Apple et Microsoft. « Il y a quatre ans, nous étions dans une impasse, se souvient le DRH de Kalisto. L'entreprise grossissait, les équipes étaient mal organisées, toujours en retard, les systèmes de salaire totalement inéquitables… Très vite, des microcultures s'étaient constituées. Chaque équipeé tant hermétique aux autres. On a dû inventer un langage pour travailler en équipe. » D'ateliers en réunions en tête à tête, la cinquantaine de salariés de l'époque a passé trois mois à plancher sur une nouvelle organisation. « Avec 230 salariés, la démarche n'aurait pas été possible. Mais il y a trois ans nous avons pu nous concentrer sur les métiers, définir ce qui était nécessaire pour réaliser un jeu et, de là, construire une méthode formalisée », poursuit le DRH.

Un gros effort sur la qualité a également été réalisé. Un consultant américain a même débarqué à Bordeaux avec, dans ses valises, une méthode utilisée par la Nasa pour former les salariés, éviter que les ordinateurs ne plantent et traquer les bugs. Mais l'un des plus gros chantiers a concerné le travail en équipe. « Nous voulions favoriser le partage de l'information, affirme Bob Aubrey. Celui qui possède le savoir a l'obligation de le transmettre à son équipe. » Redessinées, les équipes sont désormais chapeautées par un game manager et un coach – art coach pour les graphistes, programmer coach pour les programmeurs et design coach pour les designers et scénaristes. La hiérarchie est réduite à sa plus simple expression mais elle existe. « Manager est une compétence, se plaît à répéter Nicolas Gaume. Pas un statut. »

2 FAVORISER LA MOBILITÉ ET LA TRANSPARENCE

À Kalisto, les décloisonnements entre différents métiers sont fortement encouragés. La cellule « univers », composée de profils divers, de l'historien au linguiste, qui élaborent le langage, les us et coutumes, l'alimentation, l'habitat ou la sociologie des personnages d'un jeu, est par exemple appelée à échanger avec des équipes de préproduction ou de production. La mobilité des salariés est également favorisée. « Nous avons créé trois filières de carrière, explique Bob Aubrey : expert, manager ou star. Libre à chacun de passer de l'une à l'autre. Mais, dès lors, tout le système d'évaluation et de mode de rétribution bascule en cohérence avec les compétences requises. » Infographiste à l'origine, Philippe Courdille, le délégué du personnel, est ainsi devenu responsable graphique d'un jeu. « Comme le management ne me plaisait pas, j'ai demandé à retourner vers le graphisme. Il est assez facile de faire valoir ses choix. » D'ailleurs, tous les six mois en moyenne, les collaborateurs de Kalisto font le point avec leur manager. Au menu : bilans de compétences, outils de type 360 degrés feed back (évaluation par les collègues et les supérieurs), révision des objectifs et des rémunérations. « En cas de forte contestation, un salarié peut faire intervenir un délégué du personnel, souligne Philippe Courdille. Mais c'est assez rare. Ici, nous ne sommes pas dans une logique d'affrontement. Ce qui ne nous empêche pas d'avoir parfois des débats houleux. »

Convaincu que « ce ne sont plus les plus gros qui absorbent les plus petits mais les plus rapides qui dament le pion aux plus lents », Nicolas Gaume souhaite conserver une longueur d'avance, notamment grâce à la formation des salariés. En 1999, l'entreprise y a investi 3 millions de francs. Et le jeune président promet une enveloppe plus importante pour cette année. Dans la foulée, une université Kalisto a été créée.

L'une des autres règles de l'entreprise est la transparence. « Nous avons des progrès à faire mais, en général, nous informons tous les salariés des axes stratégiques », explique Nicolas Gaume. Qu'il s'agisse du choix de rester créateur de jeux et de ne pas s'éparpiller dans le packaging et la distribution – à l'inverse des concurrents tels Ubi Soft, Titus, Cryo ou Infogrames, qui ont choisi de maîtriser plusieurs éléments de la chaîne –, de la commercialisation de la plate-forme K (des logiciels dont Kalisto est propriétaire et qui permettent un développement rapide de jeux tout en faisant baisser le recours à la sous-traitance) ou de la création de jeux adaptés à toutes les consoles (Nintendo, Dreamcast ou future PlayStation 2). Qu'il s'agisse encore, et surtout, du choix du Web, sur lequel Kalisto compte réaliser la moitié de ses ventes d'ici à deux ans. Petits et grands événements sont toujours commentés. Lorsque la chute du Nasdaq a fait trembler les places financières en avril dernier, Kalisto a immédiatement réagi pour rassurer les détenteurs de stock-options.

3 FIDÉLISER LES SALARIÉS GRÂCE AUX STOCK-OPTIONS

Transparente et généreuse, Kalisto serait-elle la maison du bonheur ? « Tout n'est pas toujours objectif, relève un salarié. Certains mériteraient d'être augmentés et ne le sont pas. De bons éléments qui estiment manquer de reconnaissance quittent la boîte. » Cela étant, le turnover reste très faible : « De 3 à 5 %, avance Nicolas Gaume, contre 20 à 35 % dans le secteur high-tech. » Et pourtant, ce ne sont pas les occasions qui manquent. « Toutes les trois semaines en moyenne, je suis chassé, explique Pascal Jarry, directeur des fusions et acquisitions. Et c'est le cas de la majorité des salariés de Kalisto. Certains peuvent décrocher leur téléphone et trouver un job dans la demi-heure. Ils savent pourquoi ils ont envie de venir travailler ici. » Ce cadre sup parle en connaissance de cause. Il a accepté de quitter Londres et de diviser son salaire par deux. « Mais avec la qualité de vie bordelaise et les loyers beaucoup plus faibles, je m'y retrouve. »

Avec les stock-options aussi. Depuis l'introduction de Kalisto au Nouveau Marché en juin 1999, l'action a décollé. Elle est passée de 131,20 francs au premier jour de sa cotation en juin 1999 à 1 174 francs en mai dernier. « Nous avons plus d'une centaine de millionnaires virtuels, confirme Pascal Jarry. Des managers, des graphistes et des programmeurs, mais également des secrétaires. » Tous les mois, les salariés peuvent vérifier le montant de leur plus-value potentielle sur leur bulletin de paie. « Un argument de fidélisation très fort », confirme Bob Aubrey. Les sites comme boursorama.com sont désormais régulièrement consultés par les salariés. « Mais on n'en parle pas beaucoup entre nous, souligne Pierre, 25 ans, infographiste qui travaille sur les décors et l'éclairage d'un nouveau jeu. J'ai reçu des stock-options après deux mois seulement de présence dans la société. C'est très valorisant. Mais je n'y pense pas trop. J'attends de voir comment les choses vont évoluer. » Car, paradoxalement, ce salarié bénéficie d'un CDD de six mois. Une pratique courante à Kalisto pour tester les nouvelles recrues.

Contrainte d'offrir des packages séduisants pour débaucher des experts qui ne veulent pas toujours « s'exiler » à Bordeaux, la PME s'appuie largement sur les stock-options pour maintenir des salaires fixes relativement modestes. « En fonction de son parcours, un graphiste peut être recruté à 9 000 francs brut, explique Sonia Fabre, responsable des ressources humaines à Bordeaux. Un coach entre 13 000 et 16 000 francs, un game manager entre 16 000 et 25 000 francs… » Pour les salariés, le pari est de rester dans une entreprise dont ils ne savent pas si elle sera toujours performante lorsqu'ils pourront lever leurs options. « Évidemment, cela suppose qu'on existe toujours dans quatre ans, relève Philippe Courdille. Rien n'est jamais gagné d'avance. »

Que se passerait-il, par ailleurs, si Kalisto perdait son indépendance ? Certains observateurs prêtent à Nicolas Gaume l'intention de vendre l'entreprise au plus haut. Pour l'heure, les faits leur donnent tort. En 1996, avec 15 millions de francs empruntés à la banque, il a racheté sa propre société, Atreid Concept, passée sous la bannière du britannique Pearson deux ans auparavant. Ce fils de restaurateurs arcachonnais et arrière-petit-fils d'un plombier-zingueur qui a fait fortune dans le bâtiment semble plutôt vouloir faire fructifier son entreprise. Et en faire profiter ses salariés. « L'année dernière, la prime d'intéressement, qui correspond à 10 % du résultat de la société, s'est élevée grosso modo à un mois de salaire, explique le délégué du personnel. Une moitié de cette prime correspond à une quote-part identique pour tout le monde. L'autre moitié est proportionnelle au salaire. » Les salariés ont la possibilité de placer cette somme sur un plan d'épargne d'entreprise.

L'entreprise est parallèlement en train d'affiner sa politique salariale. « Nous mettons en place des référentiels pour les salaires, des outils de comparaison avec les concurrents, explique Bob Aubrey. On essaie également de rectifier les distorsions entre une jeune recrue qui, favorisée par la pénurie de candidats, aura réussi à bien négocier son embauche, et des salariés plus anciens dont la compétence mérite d'être mieux rémunérée. »

4 JOUER AVEC LA JEUNESSE DES ÉQUIPES

Nicolas Gaume a un autre atout : la moyenne d'âge des collaborateurs vieillit avec lui. À 29 ans, ce célibataire qui, entre deux avions, continue à jouer sur son PC, ne se sent pas en décalage par rapport aux aspirations des autres salariés. « Nous sommes individualistes, certes, mais pas au sens des années 80 : égoïstes et moutonniers. Nous sommes des enfants du numérique, avec de grandes habitudes de consommation. Notre individualisme est davantage tribal. Nous sommes autonomes mais fonctionnons en réseau », explique-t-il. Mieux que quiconque, le P-DG de Kalisto comprend ces postadolescents, pour l'essentiel à leur premier emploi, qui sont réfractaires à toute autorité trop prononcée et à l'action collective.

L'entreprise ne possède dans ses rangs ni syndicats ni syndiqués. Le comité d'entreprise, qui fonctionne avec 0,3 % de la masse salariale, compte péniblement quatre membres sans étiquette, dont un suppléant. Le rôle du CE se borne essentiellement à organiser des sorties (karting, canoë…) et à dénicher des places de cinéma et de concert. « Les salariés me considèrent comme un extraterrestre, confie Philippe Courdille, délégué du personnel et membre du CE. Ils ne comprennent pas pourquoi je perds du temps en délégation. Ils trouvent ahurissant que j'arrive à m'y retrouver dans les modalités de la loi sur les 35 heures. »

5 CONCILIER 35 HEURES ET COURSE CONTRE LE TEMPS

Chez Kalisto, où les salariés mélangent joyeusement passion et boulot, le rapport au temps est totalement bouleversé. La loi sur les 35 heures est vécue ici comme un Ovni. Début mai, la direction a signé un accord avec une délégation unique du personnel. Les cadres sont passés au forfait annuel en jours. Les non-cadres travaillent, en théorie, trente-sept heures hebdomadaires. Tous ont vu leur salaire maintenu et obtenu douze jours de RTT. « Nous avons fait passer un questionnaire à choix multiples pour connaître les desiderata des salariés, explique Sonia Fabre, responsable des ressources humaines. La plupart souhaitaient des jours de congé supplémentaires. » Au quotidien, le rythme de travail des équipes ne devrait pas considérablement changer. D'autant que l'entreprise continue de recruter à flux continu. « Les collaborateurs se rattraperont en prenant davantage de congés entre deux films », poursuit Sonia Fabre. « Nous sommes une entreprise républicaine, se contente d'affirmer Nicolas Gaume. Nous appliquerons la loi. Mais, à l'étranger, nos concurrents n'ont pas les mêmes contraintes que nous. » Une allusion à peine voilée aux délocalisations qui, à l'instar d'Ubi Soft, d'Havas Interactive ou d'Infogrames…, se multiplient dans le secteur.

Tard le soir, les fenêtres de Kalisto restent allumées. « En ce moment, on fait 40-45 heures par semaine, souligne un graphiste. Mais en pleine bourre, on est plutôt à 60 heures. » À midi, devant leurs écrans, graphistes et programmeurs avalent distraitement sandwiches et salades tout en manipulant leur joystick. À trois ou quatre, ils jouent en réseau. « Quand nous avons ouvert un bureau à Shanghai, raconte Bob Aubrey, une jeune recrue nous a expressément demandé si nous comptions laisser les locaux ouverts la nuit. Il avait quitté son précédent employeur parce qu'il l'empêchait de jouer après les heures de bureau. »

Aujourd'hui, les salariés commencent à vivre en couple. Leurs centres d'intérêt basculent peu à peu. « Et c'est normal. C'est la vie ! concède le DRH. Mais ne demandez pas à ces jeunes de travailler dans un cadre. Certains ne demandent qu'à bosser à haute dose pendant trois à quatre ans, puis lever leurs stock-options et partir faire un tour du monde ou acheter leur maison. » Comment vieillit-on dans une entreprise comme Kalisto ? « Ce n'est pas notre problème, rétorque Bob Aubrey. L'entreprise n'est plus là pour offrir un emploi à vie. »

Avec les premiers « bébés Kalisto », les demandes de travail à temps partiel se font plus fréquentes. L'âge aidant, les salariés pourraient bien se montrer plus revendicatifs. Sur le paiement des heures supplémentaires par exemple. « À partir de la cinquantième heure, nous commençons à les compter. Nous avons un système autodéclaratif, explique un salarié. Nous sommes dans une sorte de compromis : compensation en jours de congé et paiement des heures sup, mais cela reste assez flou. » À coup sûr, un casse-tête dans peu de temps pour les gestionnaires de Kalisto.

Entretien avec Nicolas Gaume
« Il est désespérant de voir taxer les stock-options, qui sont fondamentales pour les nouvelles entreprises »

Recalé au concours de HEC, Nicolas Gaume a pris sa revanche sur le gratin du monde des affaires. Aujourd'hui, à moins de 30 ans, le P-DG de Kalisto est devenu l'un des hérauts de la nouvelle économie. Jacques Chirac l'emmène avec lui au Japon, où, du haut de ses 2 mètres, il trône sur la photo officielle. Ernest-Antoine Seillière le fait entrer au sein du conseil exécutif du Medef, histoire de rajeunir l'institution. On le voit dans les émissions de télé courir aux abords de la dune du Pilat, région dont il est originaire. Moins libéral qu'il n'y paraît, partisan d'un État fort mais intelligent, ce fils de Spielberg, de Tolkien et de la SF est convaincu qu'il existe une autre façon de manager les équipes.

La valeur travail est-elle encore présente dans la folie boursière qui entoure les start-up ?

Toucher des stock-options, c'est péché ? Les start-up développent les activités de demain et exigent de leurs collaborateurs un engagement important.

La valeur travail y est donc sans doute beaucoup plus forte que dans les autres organisations. Kalisto a créé 230 emplois en neuf ans et doublera certainement ses effectifs dans les deux ans qui viennent. Ce n'est pas rien. N'oublions pas non plus que, sur le nombre de start-up financées par des investisseurs, 10 % peut-être vont aller en Bourse et beaucoup disparaître. Quand les investisseurs placent leur confiance dans ces jeunes entreprises qui vont peut-être perdre de l'argent pendant deux, trois ans, il faut d'abord y voir un contrat moral entre les actionnaires et les entrepreneurs. Le portail Internet Yahoo ! a perdu beaucoup d'argent à ses débuts. Aujourd'hui, il en gagne énormément et crée des emplois. Qu'on ne confonde pas l'affaire Jaffré et les start-up, où les contrats, s'ils sont respectés, créent de la richesse à la fois pour les actionnaires et les salariés. Ces amalgames, ces jugements moraux, c'est déprimant !

Comment réagissez-vous à la nouvelle fiscalité sur les stock-options ?

Les stock-options sont un outil essentiel de démocratisation et d'appropriation de l'entreprise par ses collaborateurs. Il est désespérant de voir le gouvernement Juppé puis celui de Jospin taxer les stock-options, qui sont fondamentales dans les nouveaux types d'entreprises. Le high-tech tire l'économie vers le haut. Je ne vois pas comment la France peut mettre en place des systèmes de taxation qui ne soient pas en phase avec ceux de nos partenaires européens.

Peut-on motiver les salariés autrement que par l'argent ?

Oui, par un projet d'entreprise. Les salariés doivent pouvoir s'épanouir dans leur quotidien. Ils savent que chez Kalisto ils peuvent vraiment travailler en équipe. C'est peut-être notre principale force. Et c'est aussi pourquoi nous avons du mal à recruter. Au-delà des compétences techniques, nous avons besoin de collaborateurs qui sachent échanger, accepter les décloisonnements. Même si les grandes écoles ont commencé à ressentir cette évolution, il est encore rare de trouver un ingénieur qui s'intéresse au dessin, mais aussi aux langues ou au marketing. Savoir travailler en équipe demande un effort, surtout pour des Français. Nous nous sommes interrogés sur nos métiers et avons créé une méthode pour y parvenir.

Le sens de la hiérarchie est-il une valeur obsolète ?

Dans une entreprise dont la seule richesse sont les hommes, on ne peut plus avoir le même type de management. Tous les soirs, le principal actif de Kalisto rentre chez lui. Or nos collaborateurs sont sans cesse chassés. Même moi, on essaie de me débaucher ! Le matin, chacun a besoin d'une bonne raison pour revenir travailler. Alors, si nous continuons à adopter un fonctionnement pyramidal et ségrégationniste, on va droit dans le mur. Nous devons absolument partager l'information. Du coup, il n'y a pas de hiérarchie sociale. Pas de chef qui en sache plus qu'un sous-chef. Je crois beaucoup au coaching, à l'accompagnement.

Avec la refondation sociale, le Medef a-t-il compris ces évolutions ?

L'État pousse le Medef à être dogmatique, alors que je ne crois pas que ce soit la volonté de la majorité des ses membres. Le patronat fait des contre-propositions avec des mesures d'urgence, des patchs. Il incite l'État à construire, à réinventer plutôt qu'à défendre les acquis. Les contrats de travail à durée déterminée de quatre à cinq ans proposés par le Medef sont ainsi une solution pour certains industriels. À Kalisto, nous sommes dans une optique de fidélisation des salariés et dans un contexte de pénurie. Nous sommes donc moins concernés par ce type de contrat.

Comment vit-on les 35 heures chez Kalisto ?

Que sont le travail, les loisirs ? Voilà une formidable question. Et qu'obtient-on au bout du compte ? Une réponse « petite-bourgeoise », qui se trompe d'époque. Une loi qui compte les heures. Aujourd'hui, je veux du temps pour moi et j'entretiens avec le travail un rapport de qualité. Un ingénieur peut passer une heure au bureau et fournir un travail nul. Il peut également discuter un quart d'heure à la cafétéria avec des collègues et s'enthousiasmer sur une idée géniale. Je suis pour que l'État garantisse l'égalité des chances et donne un cadre, mais qu'il n'oublie pas que nous sommes dans une économie de marché. Lorsqu'il se borne à fonctionner pour et par lui-même et à décourager, voire tuer les projets, cela me révolte. Quand j'ai créé mon entreprise, on m'a expliqué que ce n'était plus la mode et qu'il valait mieux poursuivre mes études. Je me suis alors rendu au Point Chance. J'en suis ressorti avec le Code du travail et 20 kilos de documentation. Je suis heureux de créer des emplois et de produire en France, mais j'ai parfois le sentiment de partir à l'assaut avec une lance et de crier sus avec deux enclumes dans le sac à dos ! Arrêtons d'être jacobins, soyons girondins !

Propos recueillis par Sandrine Foulon

Auteur

  • Sandrine Foulon