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Politique sociale

Les visites à la chaîne ankylosent la médecine du travail

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.06.2000 | Anne Fairise

Poussée de fièvre chez les 6 500 médecins du travail. Trop peu nombreux, ces praticiens se cantonnent souvent aux examens d'embauche, de reprise et aux visites annuelles, au détriment du « tiers temps » qu'ils doivent consacrer à la prévention. Un paradoxe, alors que le nombre des accidents du travail repart de plus belle.

Du jamais vu dans le milieu de la médecine du travail : la majorité des 19 médecins appartenant à l'unique service interentreprises de Pau a arrêté le travail pendant douze jours, à l'automne dernier. Motif de ce coup de gueule inhabituel ! La décision prise par la direction de ne pas remplacer, à court terme, un médecin démissionnaire. Une mesure inacceptable pour des praticiens excédés par le manque d'effectifs et son corollaire : trop de salariés à recevoir en visite annuelle obligatoire, ce qui rogne d'autant le temps consacré à la prévention, ce « tiers temps » que les médecins passent, depuis 1979, dans les entreprises afin de vérifier les données recueillies dans leur cabinet, d'étudier les postes de travail et de mener des études. Or, à Pau comme ailleurs, la prévention est réduite à la portion congrue.

Selon les statistiques nationales, les actions de prévention ne représentent qu'un cinquième de l'emploi du temps des médecins du travail. Seules 15 % des entreprises sont visitées, en moyenne, chaque année. « Comment faire ! À Pau, chaque médecin a en charge près de 400 entreprises, des PME essentiellement, et 3 000 salariés. Difficile, dans ces conditions, de réaliser son tiers temps, sauf à délaisser les visites médicales et le clinique », commente Colette Rico-Ferté, médecin gréviste. Mais ce n'est pas le seul motif de grogne. Sont également mises à l'index les visites médicales qui s'enchaînent, les garanties de confidentialité insuffisantes, les conditions de travail dégradées, l'insuffisance de la documentation, la formation réduite. Une situation résumée d'une phrase par les grévistes : « Nous n'avons pas les moyens d'exercer notre mission. »

Le mal-être des médecins palois n'est pas un cas isolé. « Les médecins du travail en ont assez d'être réduits à la visite médicale, qui n'est qu'un moyen », commente Bernard Salengro, président du Syndicat général des médecins du travail (SGMT), affilié à la CFE-CGC. Le malaise gagne du terrain, dans cette profession qui a peu évolué depuis sa création, en 1946. Montrée du doigt dans le scandale de l'amiante qui devrait conduire des praticiens à la barre des accusés, impuissante à assurer la surveillance médicale des populations les plus exposées aux risques – comme les intérimaires, les précaires et les salariés sous-traitants –, submergée par l'apparition de nouvelles pathologies, comme le stress, directement liées à l'organisation du travail, sur laquelle elle a peu de prise, la médecine du travail est de surcroît inquiète du sort que lui réserve la refondation sociale engagée par le Medef.

La réforme, promise depuis deux ans par Martine Aubry, est désormais suspendue aux décisions des partenaires sociaux. Le patronat a ouvert les négociations tambour battant. Prenant acte de la « tertiarisation des emplois », il a proposé de réserver la médecine du travail aux salariés « à risque », remettant les autres entre les mains de la médecine libérale. Une véritable remise en cause pour les praticiens. Et un casus belli pour les syndicats, qui soupçonnent une volonté de bouter la médecine du travail hors de l'entreprise.

Treize minutes par personne

Reste que, dans sa forme actuelle, la médecine du travail est bien malade. 6 500 médecins, dont plus de la moitié à temps partiel, ont la charge des 13 millions de salariés. Selon le ministère de l'Emploi, il faudrait au bas mot de 500 à 600 praticiens supplémentaires. La pénurie n'est pas près de se résorber, avec les 35 heures et les départs à la retraite, qui vont faire fondre les effectifs de 50 % d'ici à dix ans. Conséquence ! Faute de temps, les médecins se cantonnent aux visites annuelles et aux visites d'embauche et de reprise du travail, afin de délivrer le fameux certificat obligatoire d'aptitude au poste. Une situation parfois entérinée par l'administration elle-même. « Il y a trois mois, la direction régionale du travail nous a proposé d'augmenter les effectifs de salariés suivis, alors que nous sommes déjà surchargés en limitant notre action aux visites d'embauche et de reprise, raconte Odile Chapuis, médecin interentreprises à Bourg-en-Bresse, qui suit déjà 3 200 salariés. Cela montre bien que le fait que le médecin n'est pas là pour éviter les altérations de la santé, mais pour délivrer des certificats d'aptitude, est complètement intériorisé. »

Recevoir 14 salariés entre 8 h 15 et 11 h 15, voilà le programme d'un médecin du travail au Ciamt, un service interentreprises parisien. Soit moins de treize minutes par personne. « Le problème, c'est que la visite annuelle obligatoire est mangeuse de temps sans être toujours indispensable, dans certains secteurs d'activité en particulier », explique Bernard Boulet, médecin coordinateur. Le Ciamt a donc proposé aux entreprises d'en moduler la périodicité selon les risques propres à leur secteur d'activité pour pouvoir consacrer plus de temps au terrain. Un échec. Les PME auxquelles a été proposée une visite tous les deux ans ne voulaient plus payer une cotisation annuelle. « On fait les choses à l'envers : on délivre les certificats d'aptitude et après, si on le peut, on va voir le poste. Délivrer un certificat d'aptitude sans connaître le poste de travail n'a pas de sens. Cela revient à se demander si le salarié est apte à être exposé à des risques professionnels », commente un médecin interentreprises du Loiret, qui suit à mi-temps 240 PME et 1 500 salariés. Il se refuse à mentionner « apte » sur les fiches de visite, préférant indiquer que le salarié n'est « pas inapte ».

Guerre des prix à Paris

Véritable sésame pour l'emploi, le certificat d'aptitude place les médecins dans une position ambiguë. Une décision d'inaptitude se soldera le plus souvent par un licenciement. Conséquence : la défense de l'emploi prend souvent le pas sur la santé. « Le contenu de la médecine du travail n'est plus adapté à sa mission, qui demande à être recadrée sur l'aspect de prévention », commente François Desriaux, rédacteur en chef du mensuel Santé et Travail. Une position soutenue par la CGT, qui propose de transformer la visite d'aptitude en un « entretien médico-professionnel pour mettre en adéquation le poste avec l'état de santé du salarié ».

Beaucoup de praticiens dénoncent les dysfonctionnements d'une médecine laissée à l'arbitrage des chefs d'entreprise, à commencer par son financement. Ils peuvent recourir à un service intégré à l'entreprise ou à un service interentreprises, dont ils paient les prestations par salarié (environ 400 francs) ou en versant une cotisation fonction du chiffre d'affaires. Un lien contractuel que bien des médecins aimeraient voir disparaître, car il réduit leurs marges de manœuvre et rend aléatoire l'indépendance inscrite dans le Code de déontologie médicale.

Ainsi, dans les services interentreprises, qui regroupent 90 % des médecins du travail, le conseil d'administration est uniquement patronal. Il existe bien une commission de contrôle, composée de représentants des salariés, mais son avis n'est que consultatif. Elle peut exercer un droit de veto pour l'embauche, le licenciement ou le déplacement d'un médecin. Mais, dans la pratique, il n'y a pas toujours de délégués syndicaux disponibles et les services sont contrôlés par les employeurs. Résultat ! Ils n'apportent pas toujours le soutien nécessaire aux praticiens. D'autant plus que la concurrence a gagné les services interentreprises. Comme la même compétence territoriale peut être accordée à plusieurs services, certains cassent les prix, ramenant la cotisation à 280 francs à Paris. « Il y a une course à la productivité, explique un médecin du travail qui n'a pas vu son contrat renouvelé. Je ne travaillais pas aussi vite que la direction le voulait. Elle me demandait de convoquer 20 personnes par jour au minimum, alors que pour moi 12 salariés c'était le maximum. »

Autre difficulté pour la médecine du travail : les praticiens trouvent rarement des interlocuteurs parmi les salariés des entreprises où ils interviennent. FO rappelle que « 85 % des entreprises comptent moins de 50 personnes et ne sont pas assujetties à la constitution d'un CHSCT, alors même qu'elles emploient 50 % des salariés » dans l'Hexagone. À défaut, les délégués du personnel sont investis des mêmes missions que le CHSCT, mais ils manquent de formation et d'information sur la santé. « Sur les 2 000 entreprises que nous suivons, nous ne comptons qu'une vingtaine de délégués syndicaux et une cinquantaine de CHSCT », indique le collectif de médecins de Bourg-en-Bresse.

Dans les grandes entreprises, le contrôle exercé par les salariés est plus effectif. Mais, dans les services autonomes – aristocratie de la profession –, les praticiens ont le statut de cadre, avec parfois des primes d'objectifs. « Le système est insidieux et peut conduire certains praticiens à cautionner une stratégie d'entreprise », note Lionel Doré, qui suit les services autonomes au Syndicat national professionnel de médecine du travail (SNPMT). Il peut entraîner, à tout le moins, des dérives. Pas de progression salariale pour cause d'objectifs non tenus : voilà la sanction signifiée par un DRH au médecin d'une grande entreprise de production lors de son entretien annuel. Ce dernier s'était vu confier une mission de recensement des produits chimiques. « Elle me prenait tout mon tiers temps et m'empêchait de vérifier les conditions de travail des 2 300 salariés de mon secteur. Ce qui me semblait bien plus prioritaire », plaide ce médecin, qui a préféré se séparer à l'amiable de l'employeur.

Les sanctions peuvent aller jusqu'au licenciement. Dernier exemple en date, celui d'Ellen Imbernon. En 1996, EDF-GDF remet en cause le fonctionnement de la division épidémiologie, souhaitant contrôler thèmes et résultats des études. Refusant de livrer ses dossiers, cette femme médecin est licenciée pour « contestation systématique de toute autorité hiérarchique » et « insubordination caractérisée ». Elle sera réintégrée sur décision des prud'hommes. « Il n'y a pas eu, depuis, d'exemple de licenciement. Mais, depuis cinq ans, nous sommes de plus en plus interpellés par les médecins du travail », commente Lionel Doré, du SNPMT.

La profession, longtemps pourvoyeuse de postes tranquilles, choisis pour les horaires fixes et le statut de salarié, n'est pas exempte de tout reproche. Elle a mis du temps à comprendre l'importance de la prévention. « À la fin des années 80, il y a eu un discours sur la compétitivité qui a instillé une culpabilisation par les coûts. La médecine du travail a été poussée à l'autocensure », note un chercheur.

La réforme s'enlise

Mais les mentalités évoluent. Les médecins inspecteurs du travail sont de plus en plus sollicités par les praticiens, auxquels ils apportent un soutien. « Les médecins du travail se posent de plus en plus de questions en termes de responsabilité. Toute une jurisprudence s'est construite autour de la contestation de l'avis d'aptitude. Leurs actes ont des répercussions juridiques », explique un médecin inspecteur du travail parisien. « Il y a un vrai renouveau de la médecine du travail dans sa capacité à témoigner de l'individu. Un rôle d'accompagnement est en train d'émerger. Mais il faut encore trouver l'articulation entre le clinique et les activités en milieu de travail », estime Dominique Huez, vice-président de l'association Santé et Médecine du travail. C'est d'autant plus essentiel que l'éclatement des entreprises augmente les difficultés à rendre compte des effets du travail sur la santé.

Autant dire que la réforme est très attendue. Par les syndicats, pour commencer, mobilisés sur la question de la santé, qu'ils ont longtemps délaissée au profit de celle de l'emploi. FO exceptée, les confédérations ont présenté au patronat un texte commun réclamant une garantie d'indépendance pour les médecins du travail et la création, par les confédérations, de postes de conseillers en prévention. Ces propositions s'inscrivent dans les grands axes (indépendance, transparence, renforcement de la pluridisciplinarité et travail en réseau) tracés en février par Martine Aubry, laquelle a aussi promis de remédier à la question de la pénurie. « La balle est dans le camp des partenaires sociaux », indique-t-on au ministère de l'Emploi, qui n'interviendra que si les discussions achoppent. Or, pour l'instant, elles piétinent. Les syndicats ont rejeté, le 19 mai, la dernière mouture du projet patronal, qui maintient la proposition de confier une partie des salariés à la médecine de ville. Prochain rendez-vous le 28 juin. En attendant, les accidents du travail repartent de plus belle et progressent plus vite que la croissance de l'emploi salarié.

La fonction publique encore plus mal lotie

L'État veut-il d'une médecine du travail dans la fonction publique ? Tel est le message du rapport que l'Igas remet ces jours-ci.

Les trois auteurs sont effarés par l'état de la jeune médecine du travail dans la fonction publique. Qualifiée de médecine de prévention à sa création, en 1982, elle n'a en fait de prévention que le nom.

Un décret de 1995 en a fait une « activité permanente de l'État ». Mais, cinq ans après, il reste lettre morte. « La médecine de prévention est toujours considérée comme une activité annexe, rattachée aux services sociaux, et n'est pas abordée sous l'angle des conditions de travail. L'urgence est encore plus grande que dans le privé. La médecine de prévention n'a pas eu le temps de se construire. Mais la situation est à un tel point dégradée que cela pourrait aisément conduire à une remise en cause, à moins d'un choix politique fort », commente Jean-Pierre Chassine, coordinateur de l'enquête.

Premier constat : une « extraordinaire » hétérogénéité de situations entre les ministères, voire au sein d'un même ministère, selon les services. Certains recrutent leurs médecins en direct, d'autres sous-traitent à d'autres administrations, « pour une prestation souvent inférieure en qualité et en quantité », ou en appellent aux services interentreprises.

Second constat : une pénurie criante (un praticien pour 17 000 fonctionnaires dans l'Éducation nationale contre un pour 3 000 dans le privé !) et une « tendance lourde à la déqualification ». Comme l'État n'a pas de quoi attirer les médecins (rémunération inférieure de 50 % au privé et statut de vacataire), il réduit ses prétentions, embauchant des praticiens n'ayant pas fait leur spécialisation.

Enfin, l'administration est peu impliquée. « Elle ne s'intéresse pas à ce que font les médecins de prévention », commente l'Igas, sidérée par « l'opacité et l'absence de connaissance de [leur] activité ».

Auteur

  • Anne Fairise