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Politique sociale

La fonction publique suisse se met au diapason du privé

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.06.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud

Adieu sécurité de l'emploi et revalorisations automatiques à l'ancienneté. Bonjour rupture du contrat de travail et salaire au mérite. La Suisse rénove en profondeur le statut de ses fonctionnaires… sans déclencher la révolution. Désormais, chez les employés de l'État, on ose parler de clients, de compétitivité, d'objectifs et de résultats.

« On a tracé des lignes blanches au milieu des couloirs pour que ceux qui arrivent en retard ne se cognent pas à ceux qui partent en avance. » Voilà le genre de blague qui a fleuri en février dernier dans la presse suisse, sous forme d'encarts publicitaires, à propos des fonctionnaires. Il n'y a pas qu'en France que la fonction publique est sujette à railleries plus ou moins douteuses. Dans ce cas, il s'agissait d'une campagne d'opinion financée par le propriétaire du groupe de distribution Denner, Karl Shweri, proche de la droite suisse. « Une campagne haineuse », ont tonné les syndicats helvétiques. « Tous ces clichés de ronds-de-cuir privilégiés et assoupis sur leur bureau m'ont démoralisée », avoue Ursula, traductrice dans un des ministères de Berne, la capitale fédérale. Même si cette fonctionnaire sortie d'une bonne école ne s'est pas sentie vraiment concernée.

Car l'administration helvétique n'est pas, à l'opposé de son homologue française, un mammouth rétif à la réforme. La preuve, après quelques mois de discussions à l'intérieur du Palais fédéral, gros gâteau posé sur la Bundesplatz à Berne, les quatre partis au pouvoir depuis près de quarante ans – le Parti radical démocratique (droite du milieu des affaires), le Parti démocrate-chrétien (centre droit), l'Union démocratique du centre (droite populiste) et le parti socialiste – ont accouché d'un projet de réforme qui aurait déclenché une révolution de ce côté-ci des Alpes. La loi sur le personnel (ou LPers pour les initiés) adoptée le 24 mars dernier prévoit que, début 2001, tous les fonctionnaires deviendront de simples employés de l'État, licenciables comme les salariés du privé et payés au mérite. Du moins les 105 000 fonctionnaires de la Confédération, y compris les 29 000 agents des Chemins de fer fédéraux (CFF) et les 41 500 salariés de la Poste suisse. Mais pas les 300 000 agents employés par les communes et les cantons.

Une réforme d'inspiration libérale

Ursula, la traductrice, ne bénéficiera plus d'un statut qui lui garantit théoriquement un emploi à vie, mais signera avec son employeur un contrat individuel de travail. Elle ne pourra plus compter sur des augmentations automatiques liées à l'ancienneté, mais sera payée en fonction de ses performances. Chaque année, son supérieur évaluera au cours d'un entretien de près de deux heures si elle a réalisé ses objectifs – on parle ici de « prestations ». Si elle obtient la mention « très satisfaisant », Ursula profitera d'une augmentation, qui peut aller jusqu'à 30 % de son salaire. But de cette réforme radicale : adapter les fonctionnaires aux besoins du marché du travail et multiplier les passerelles entre public et privé. En un mot, « changer radicalement de culture », explique Peter Hablützel, directeur de l'Office fédéral du personnel.

L'abolition du statut des fonctionnaires s'inscrit en Suisse dans un vaste mouvement de dérégulation, qui s'est déjà traduit par la libéralisation du marché de l'électricité, de celui des télécoms, par la privatisation partielle des Chemins de fer ou encore la mise en concurrence de la Poste… Confrontée à des déficits publics croissants dès le début des années 90, la Confédération s'est largement convertie à la « nouvelle gestion publique », chère aux libéraux et initiée par la Nouvelle-Zélande et les Pays-Bas. Partout, on parle de clients, de compétitivité, de besoins du marché, d'objectifs, de résultats, d'esprit d'initiative, de travail en équipe. Les consultants multiplient les audits, les projets pilotes foisonnent et les restructurations, comme celle des hôpitaux, s'accélèrent.

Tout a commencé à Berne

Directrice adjointe de l'Office fédéral du personnel, l'équivalent du secrétariat d'État à la Fonction publique, Mariette Bottinelli rappelle que la loi du 24 mars, la fameuse LPers, n'est pas une création ex nihilo. « L'administration fédérale a connu une série de réformes ponctuelles ces dernières années. Depuis 1996, par exemple, des éléments de salaire au mérite ont été introduits sous forme de primes. » Il y a eu aussi depuis dix ans des réorganisations de services et des suppressions de postes : entre 10 000 et 15 000, notamment au sein du ministère de la Défense, aux Chemins de fer et à la Poste. Depuis quelque temps, les nouvelles recrues, quelle que soit leur fonction, sont embauchées sous statut d'employé. À la Poste, un tiers des salariés sont déjà dans ce cas.

La Confédération n'est pas le porte-drapeau de cette révolution culturelle. « La moitié des cantons ont déjà aboli le statut de fonctionnaire », ajoute Mariette Bottinelli. Comme le rappelle Yves Emery, professeur de management public à l'Institut des hautes études en administration publique de Lausanne, « chaque canton, chaque commune, peut déterminer ses propres conditions d'emploi, ce qui donne une marge de manœuvre immense ». Quand on sait que la Suisse compte 3 000 communes et 26 cantons et qu'un policier zurichois ne porte pas le même uniforme que son collègue de Genève, on comprend pourquoi la République helvétique ressemble aujourd'hui à un vaste laboratoire de la réforme publique.

Parmi les pionniers, le canton de Berne. La loi cantonale votée en 1993 et mise en œuvre en deux étapes, en 1995 et en 1997, a transformé les 14 000 fonctionnaires – à l'exception des préfets et des magistrats – en simples employés, embauchés et licenciés à des conditions globalement comparables à celles du secteur privé. Ancien cadre de l'assurance devenu le numéro deux de l'Office du personnel du canton, Jean-Paul Weiler indique cependant que les motifs de licenciement sont strictement encadrés par la loi et que les suppressions de postes aboutissent très rarement à des licenciements secs, prenant le plus souvent la forme de départs naturels, de préretraites ou de mesures d'outplacement. « Notre objectif est de maîtriser la masse salariale, qui représente de 35 à 40 % de notre budget, et de réagir plus rapidement aux modifications du marché de l'emploi », souligne-t-il.

Depuis trois ans, le canton a adopté le salaire au mérite. « En 1997, nous avons commencé par former les chefs de service. Nous avons fait un premier exercice à blanc l'année suivante, et en 1999 a eu lieu notre premier exercice en grandeur réelle. » Les employés cantonaux sont évalués et notés de A à E par leur supérieur, avec des variantes selon les professions. Seuls les meilleurs ont été augmentés. La loi de 1993 prévoit même des baisses de salaire jusqu'à hauteur de 3 % pour un agent qui serait mal noté deux années consécutives. Une mesure disciplinaire contre laquelle il n'existe aucun recours.

Salaire au mérite pour les profs ?

Seuls les magistrats, les enseignants et… les ecclésiastiques échappent au salaire au mérite. « La loi envisage qu'on puisse le mettre en œuvre pour les enseignants, indique Jürg Gerber-Boillat, représentant à Berne du syndicat des enseignants le Lehrer Verband. À Zurich, il est déjà introduit sur le papier et va bientôt être mis en application. Dans un canton de Schaffhouse, dans le nord-est du pays, les enseignants qui présentent toujours des lacunes malgré les stages de formation qu'on leur a demandé de suivre peuvent voir leur salaire diminuer. » Simple coïncidence ou lien de cause à effet, la presse helvétique s'est émue récemment d'une crise des vocations chez les profs…

Compte tenu de l'exiguïté du territoire helvétique, les expériences réussies font vite des émules dans les cantons voisins, voire à l'échelon fédéral. « Il y a rapidement une interpénétration des cultures », note Yves Emery, qui souligne que le gouvernement fédéral n'a fait qu'imiter certains cantons. Et qu'à son tour la loi LPers devrait inspirer des décideurs locaux. C'est le cas du canton de Vaud. Depuis quelques mois, son exécutif négocie un changement du statut du personnel. Principal artisan du projet, Frédéric Daler, qui a quitté il y a un an la banque UBS où il dirigeait les ressources humaines pour la Romandie. Le chef du personnel du canton de Vaud milite pour « davantage de flexibilité, d'évaluation des prestations, de formation et pour une modernisation du statut de 1947 qui restreint la mobilité ». Il vient de proposer aux syndicats un véritable deal : la fin de l'emploi garanti à vie (avec contrat individuel de droit public) contre un salaire minimal garanti. Et, cerise sur le gâteau, davantage de congés : 3 jours de congé formation par an au lieu de 0,6 jour en moyenne aujourd'hui, 5 semaines de congés payés annuels au lieu de 4, des congés pour enfant malade, des congés paternels pour naissance et la possibilité de prendre un congé sabbatique sans solde. Quant au licenciement, il devra être motivé, justifié, et pourra être contesté devant des instances de recours.

« Votation » dans le canton de Vaud

Preuve que chaque canton conserve son entière autonomie de gestion, le canton de Vaud n'envisage pas de mettre en place un salaire au mérite : « Je ne veux pas lier performance et rémunération. C'est trop compliqué pour une partie des métiers de l'administration », indique Frédéric Daler. En revanche, les chefs de service pourront accélérer ou retarder la progression automatique des salaires en attribuant des primes exceptionnelles. Cet accord, accepté par la moitié des syndicats, fera l'objet d'une consultation populaire – joliment appelée « votation » en Suisse – en novembre. Frédéric Daler espère bien que la réforme cantonale pourra entrer en vigueur le 1er janvier 2001. Mais si, dans un canton comme celui de Zurich, l'abolition du statut de la fonction publique a été acceptée par plus de 80 % de la population, dans celui de Vaud, la réforme passe moins bien. Lausanne a été secouée début février par des grèves massives chez les enseignants et les personnels soignants.

À l'échelon fédéral, la résistance contre le projet de loi sur l'abolition du statut des fonctionnaires (la LPers) a commencé très tardivement, alors qu'il était ficelé et sur le point d'être adopté. Plusieurs événements ont provoqué un électrochoc dans une partie de la gauche helvétique. Il y a d'abord eu les élections législatives d'octobre 1999, qui ont propulsé l'Union démocratique du centre de Christophe Blocher, sorte de Le Pen suisse, au rang de premier parti de la Confédération. Pour ce milliardaire jusqu'au-boutiste, moins il y a d'État, mieux un pays se porte. Cette victoire a coïncidé avec la violente campagne d'opinion lancée par le patron de la chaîne de magasins Denner, Karl Shweri contre la lenteur des procédures administratives. Dernière péripétie, l'annonce de 3 000 licenciements à Swisscom, l'ex-branche télécoms des PTT suisses, partiellement privatisée en 1998, mais encore détenue à hauteur de 65,6 % par l'État. Un coup de massue pour les 15 000 salariés, qui perdront leur statut de fonctionnaire à la fin de l'année et qui ont déjà supporté un plan de 4 000 suppressions d'emplois.

« L'État est un mauvais employeur. Ce qu'il laisse faire chez Swisscom arrivera tôt ou tard aux Chemins de fer ou à la Poste », ont prévenu les syndicats. Si le Conseil fédéral, le gouvernement helvétique, a immédiatement réagi en demandant des garanties à la direction, la charrette de Swisscom a eu un effet mobilisateur.

En avril dernier, l'Union fédérative du personnel public (UF), qui chapeaute toutes les associations d'employés de la Confédération, sauf les syndicats chrétiens, a pris position à une large majorité en faveur d'un référendum sur la loi fédérale votée le mois précédent. Seule l'Association du personnel de la Confédération, considérée comme le porte-parole des hauts fonctionnaires, qui ont tout intérêt à voir le salaire au mérite instauré, s'est prononcée contre.

La pugnace secrétaire générale de l'Association, Encarnación Berger, détaille les points positifs de la loi : le droit de grève accordé aux employés de l'État et, surtout, le renforcement du poids des partenaires sociaux, associés à la conclusion de conventions collectives de travail (CCT) chez les différents employeurs de la fonction publique fédérale. « Bien sûr, nous ne pouvons pas garantir que tout ce dont nous bénéficions actuellement va subsister. Mais nous avons des marges de manœuvre pour discuter. Cette loi n'est qu'un socle. À nous d'ouvrir la négociation collective. » Encarnación Berger craint que le texte soit jeté aux orties en cas de référendum négatif et remplacé par une version encore plus dure sous la pression de la droite.

À bas les privilèges !

Les syndicats des cantons romands de Genève, de Vaud et de Neuchâtel se sont battus avec une belle énergie pour le référendum et contre le « démantèlement du service public ». Avec une telle force de persuasion qu'ils ont fini par convaincre leurs collègues alémaniques. Un ralliement tardif fustigé par la presse germanophone. Le quotidien indépendant Tages-Anzeiger a dénoncé « un référendum spécialement pour les Romands », rappelant qu'à Zurich on écrit sur les murs en grosses lettres « À bas les privilèges des fonctionnaires ! ». Mariette Bottinelli, de l'Office fédéral du personnel, reconnaît qu'il existe « deux perceptions du service public : une francophone, influencée par le jacobinisme, attachée à un État protecteur et nourricier ; l'autre germanophone, plus ambiguë à l'égard d'un État considéré comme chicaneur, avec lequel on prend ses distances ».

Pour que le référendum aboutisse, il faut que ses promoteurs recueillent 50 000 signatures avant juillet, ce qui paraît tout à fait réalisable dans un pays de 7 millions d'habitants. La votation aurait lieu le 26 novembre. Même si Pierre-Yves Oppikofer, secrétaire pour le canton de Vaud du Syndicat du service public, organisation de poids chez les fonctionnaires cantonaux, promet « un résultat serré », pour les observateurs bernois la cause est entendue : les Suisses se prononceront en faveur de la réforme. D'autant que les francophones ne représentent qu'un tiers de la population.

L'évolution du secteur public paraît donc inéluctable. Outre Swisscom, les Chemins de fer et la Poste helvétiques ont été dotés de managers de choc. Aux Chemins de fer fédéraux, une convention collective, la première issue de la LPers, a été signée en mars avec les syndicats pour une période allant jusqu'à fin 2003. En échange de la perte de l'emploi à vie et d'une nouvelle organisation du travail calée sur les besoins de la clientèle, une baisse de la durée du travail à 39 heures a permis de sauvegarder 500 emplois. Les postiers, eux, seront dotés d'une nouvelle convention dans les mois à venir. Ils savent d'ores et déjà qu'ils vont être mis en concurrence, puisque le marché des paquets de moins de 2 kilos est en passe d'être libéralisé. Le géant allemand Deutsche Post est à l'affût.

Tous ces futurs ex-fonctionnaires qui attendent de savoir à quelle sauce ils vont être mangés se consolent en observant les statistiques du chômage. Environ 2,3 % de chômage cette année en Suisse et moins de 2 % prévus en 2001. Ceux qui perdront leur emploi pourront toujours rejoindre les bataillons du privé.

Ce que dit la loi LPers

Adoptée le 24 mars et promulguée le 11 avril 2000, la loi sur le personnel (LPers) réforme en 42 articles la fonction publique fédérale et abolit – sauf pour les juges – un statut qui, vieux de 73 ans et remanié une vingtaine de fois, tient dans trois épais classeurs bourrés de règles contraignantes. Ses principales dispositions sont les suivantes :

– Les employés de l'État ne seront plus « nommés » pour une période de quatre ans reconductible quasi automatiquement, mais engagés sur un contrat individuel de droit public.

– Ils pourront être licenciés, y compris pour motif économique. Mais quelle que soit la raison, elle doit figurer dans la liste exhaustive énoncée par la loi. Des périodes de préavis de trois à six mois sont prévues, selon l'ancienneté.

– Le salaire au mérite se substitue aux augmentations automatiques à l'ancienneté. L'employé sera soumis par son chef de service à des objectifs « réalistes et réalisables », dont la tenue, évaluée chaque année, conditionnera l'évolution de la rémunération. Des possibilités de recours sont prévues en cas de contestation de la décision du supérieur.

– Une section « participation et partenariat social » affirme le rôle central des syndicats. Ils sont notamment au cœur des négociations des conventions collectives de travail, dont la première a été signée pour les Chemins de fer fédéraux en mars.

– Un droit de grève est introduit pour tous les employés, sauf les policiers, les douaniers et les diplomates.

– Le texte prévoit aussi un congé maternité, un temps de travail maximal et un salaire minimal.

Le texte entrera en vigueur début 2001. Les dispositions sur les salaires pas avant 2002. Une réforme totale du système des métiers n'est pas prévue avant 2005.

En matière de licenciement ou de congé de maternité, notamment, les employés de l'État seront mieux protégés que la plupart des 3 millions de salariés du privé, dont les contrats sont régis par le Code des obligations, recueil des règles minimales.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud