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QUELLE REPONSE A L'EMIETTEMENT DU SALARIAT ?

Enquête | publié le : 01.06.2000 | Denis Boissard, Frédéric Rey, Jacques Trentesaux

Faut-il aller plus loin dans l'individualisation des relations du travail ou rechercher de nouvelles formes de cohésion sociale ? Pour en débattre, trois experts : un ex-DRH, Paul Calandra ; une consultante, Martine Le Boulaire ; et un professeur de droit, François Gaudu.

Partagez-vous l'analyse du récent rapport Beffa de l'ex-fondation Saint-Simon (1) d'un éclatement du salariat et de l'émergence d'une nouvelle catégorie de salariés haut de gamme, les experts ?

Martine Le Boulaire : Je me retrouve assez bien dans ce constat. Au sein d'Entreprise et Personnel, nous avons mené en 1997 une enquête sur les changements dans les relations salariales vus à travers les pratiques des entreprises. Nos observations rejoignaient cette vision d'un salariat éclaté. Mais, au-delà des trois groupes de salariés identifiés par la note de la fondation Saint-Simon – les stables-polyvalents, les experts et les flexibles-précaires –, nous avions repéré d'autres modes d'appartenance à l'entreprise. Et notamment une catégorie de travailleurs composée en quelque sorte de missionnaires affectés à des métiers banalisés. Il s'agit de salariés plutôt anciens et faiblement qualifiés à la recherche d'une intégration forte à l'entreprise. Ils ont toutefois conscience que cette intégration est peu probable et qu'elle est sans cesse menacée du fait de la demande constante de requalification. Il existe d'autre part un groupe que nous avions baptisé les « agents d'appareil ». Ils correspondent à des cadres moyennement qualifiés, à mi-chemin entre les mercenaires experts et les missionnaires banalisés, parce qu'ils ont accepté de manière plus ou moins contrainte un compromis de type flexibilité contre employabilité. D'une façon générale, les entreprises ont banalisé la catégorie des cadres. Ceux-ci ne font pas tous partie des professionnels ou des stables-polyvalents. C'est un corps en devenir, en train d'éclater pour se recomposer à travers différentes catégories.

Paul Calandra : Les typologies sont toujours un peu réductrices. Je ferai plutôt une série d'observations générales sur les changements que j'ai pu observer au sein de Thomson, une entreprise où la moitié des salariés sont cadres et 80 % ont un niveau bac + 2. Paradoxalement, le modèle qui continue de servir de référence sur des sujets comme la rémunération ou les retraites, c'est un peu celui de la fonction publique avec ses grilles indiciaires. Quoi qu'on en dise, le mauvais usage de la méthode Hay y conduit ! Les gens du privé passent leur temps à se comparer aux agents du secteur public. Dans le même temps, les relations du travail évoluent à grands pas. De mon point de vue, l'interrogation sur l'exercice du pouvoir hiérarchique a entraîné un changement de la nature du lien salarial et notamment une remise en cause de la subordination. Les entreprises deviennent de plus en plus difficiles à cerner du fait de la complexité des organisations et des nouvelles technologies, qui raccourcissent les liens entre les personnes. Il existe désormais en leur sein une multitude d'entités autonomes. Avec la généralisation de l'intranet, les salariés consultent dans de multiples directions, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'entreprise, au lieu de passer comme autrefois par le canal de la hiérarchie. Par ailleurs, les salariés adoptent un comportement de plus en plus consumériste à l'égard de l'entreprise en essayant d'en tirer le meilleur. Prenons l'exemple de la rémunération au mérite. Dans une entreprise comme Thomson, on pourrait imaginer qu'elle s'impose. Théoriquement, le personnel la réclame. Mais il l'accepte pour ensuite mieux la contourner avec la complicité tacite des chefs de service. De même, lorsqu'un chef de service est nouvellement nommé, il jouera sur la sélectivité salariale pour garder les bons et éloigner les autres. Mais, une fois son équipe constituée à grand-peine, il arrêtera de la torturer et retournera au système de l'augmentation de salaire par le saupoudrage. Sommes-nous totalement sortis d'une relation fordiste ? Je n'en suis pas certain.

François Gaudu : Ce qui me frappe, ce sont les évolutions au sommet du salariat et plus précisément la convergence de plus en plus significative entre ceux qu'on appelle les experts ou les cadres définis comme autonomes par la loi Aubry II sur la réduction du temps de travail et une partie des travailleurs indépendants ou des professions libérales. Chez ces derniers, par exemple, le taux de syndicalisation est plus fort que dans les entreprises. Ils s'expriment par de la conflictualité, voire des mouvements de grève, comme ceux des routiers, des avocats ou des médecins de ville. Nous assistons à une sorte de pénétration du modèle salarié dans ces professions. D'ailleurs, on voit bien que des convergences dans la réglementation pourraient s'établir en matière de formation professionnelle ou d'hygiène et de sécurité. Ce mouvement est déjà à l'œuvre avec la construction européenne puisque des directives concernent à la fois les salariés et les indépendants. Des éléments de stabilité de l'emploi s'appliquant aux non-salariés apparaissent aussi. C'est, par exemple, le cas du préavis de rupture applicable aux agents commerciaux. En résumé, je me demande si le clivage entre chefs d'entreprise et salariés n'est pas moins significatif aujourd'hui que la distinction qui s'installe entre salariés traditionnels et cadres autonomes ou travailleurs indépendants.

Quel est l'impact de l'émergence des experts, ces cadres autonomes, dans les pratiques de gestion sociale des entreprises ?

M. Le B. : Cette surclasse et son indifférence à l'entreprise inquiète les directions. D'autant que cette figure de l'expert, qui considère que le marché est le seul salut, sert de modèle d'inspiration aux autres salariés. Son nomadisme très développé pose la question de la précarité des connaissances et des savoirs des entreprises.

Surtout au moment où apparaissent des tensions sur le marché du travail dans l'ensemble des pays occidentaux. Du coup, certaines entreprises mettent en place des systèmes qui leur permettent de s'assurer contre le risque de déperdition des savoir-faire.

P. C. : Je partage ce point de vue. Finalement, la nature du lien entre ces mercenaires et l'entreprise est commerciale. Les entreprises pleurent des larmes de sang quand elles s'aperçoivent que leur savoir-faire est de plus en plus détenu par des loueurs de prestations volatils qui renégocient très durement leur participation financière, au risque de générer une inflation des coûts lors du renouvellement des contrats. Si les patrons rêvent de ce modèle postfordiste, ils finissent par le regretter amèrement quand il se concrétise. L'autre conséquence est l'arrivée dans les entreprises françaises de la cafeteria policy, qui nous vient tout droit d'outre-Atlantique. C'est-à-dire d'une politique à la carte qui mélange avantages en nature, congés, bonus et rémunération. La souplesse de ce système permet de modifier les éléments au gré des désirs du salarié et selon les périodes de sa vie. Mais nous nous heurtons en France à un véritable corset réglementaire qui entraîne des différences de traitement difficilement supportables au sein des grands groupes qui s'internationalisent.

Comment voulez-vous constituer des équipes avec des cadres supérieurs étrangers qui partent à la retraite avec 70 % de leur rémunération et des cadres français de même niveau qui divisent leur rémunération par deux ? Qu'on le veuille ou non, la compétition fiscale et sociale est en marche.

M. Le B. : N'y a-t-il pas un paradoxe entre les pratiques d'individualisation extrême que vous décrivez et le retour dans les entreprises américaines de modes de gestion que l'on croyait révolus ? Au cours d'un voyage d'études aux États-Unis organisé en 1998 par Entreprise et Personnel, les DRH français ont été surpris de constater que la performance de leurs homologues américains était notamment évaluée sur leur capacité à recruter du personnel de bon niveau et surtout à réduire son turnover. Un leader comme General Motors réfléchit à la mise en place de primes d'ancienneté. Avec le retournement de la conjoncture, les entreprises qui ont flexibilisé à outrance leur politique salariale s'interrogent à nouveau sur la nécessité de fidéliser une partie de leur personnel pour s'assurer une sécurité de fonctionnement.

F. G. : Je vois un grand inconvénient à la cafeteria policy : celui de susciter le développement du droit individualiste du travail qui se développe dans les pays anglo-saxons. On peut difficilement pratiquer ce traitement à la carte sans s'exposer, à l'instar des entreprises américaines, à des accusations de discrimination. Lorsque vous lisez une revue américaine de droit, une page sur deux est consacrée aux questions de harcèlement ou de discrimination. Or il s'agit d'un droit du travail qui n'organise plus l'entreprise, ce qui pose le problème du contrôle social par les représentants des salariés.

M. Le B. : Il est impossible de renvoyer la relation entre employeur et salarié à la seule régulation du marché. Cette logique se traduit par une individualisation des rapports du travail et par un très grand opportunisme des acteurs. C'est le chacun pour soi avec l'effacement du syndicalisme. L'entreprise est en train de réaliser ce que le tout-marché peut signifier.

Quelles modifications faut-il apporter à la gestion des ressources humaines pour répondre à cet éclatement du salariat ?

M. Le B. : Je ne suis pas certaine que les « experts », ou ceux dont nous pensons qu'ils relèvent du modèle de la « surclasse », nécessitent une gestion spécifique. Que ce soit en matière de motivation, de formation ou de mobilité, il n'est pas nécessaire d'imaginer une politique sophistiquée puisqu'ils gèrent eux-mêmes leur emploi sur un marché mondial. Leur motivation, ils la trouvent dans la rémunération, la qualité de leurs conditions de travail et l'intérêt intrinsèque de leur activité.

Mais le problème est que cette politique a minima via le marché semble se généraliser à l'ensemble du personnel. Cela me paraît évident avec les flexibles, pour lesquels le mode d'approche relève finalement plus de la simple administration que de la gestion. Notons au passage la contradiction des entreprises lorsqu'elles pratiquent une gestion polarisée et une forte dose de flexibilité tout en discourant sur la nécessaire implication des salariés.

P. C. : Les professionnels se comportent essentiellement comme des consommateurs d'entreprises. L'organisation en réseau, l'émergence des nouvelles technologies sont faites pour eux, mais elles procurent aux autres salariés un très grand sentiment de solitude. Les problèmes se posent surtout avec la catégorie des personnels stables-polyvalents, qui est la plus proche de la fonction publique. C'est elle qui est la plus concernée par les transformations du travail et qui génère la plus grande conflictualité. Quand on impose des contraintes suscitées par le marché, il faut définir les contreparties. L'émergence de chartes, de codes d'éthique aux États-Unis constitue une tentative de réponse pragmatique à ce problème. Ces codes ont tendance à devenir un additif juridique au contrat.

Comment renforcer la sécurité des précaires ?

P. C. : Nous n'échapperons pas à une renégociation du droit du licenciement. Cette idée bien française qu'une entreprise bénéficiaire doit garder ses salariés est un leurre. Il faut sortir de cette quête de l'emploi à vie totalement dépassée et source de conflits pour se pencher sur le sort fait aux salariés mis ainsi dans une situation de précarité. Je plaide pour un droit au reclassement contraignant où l'employabilité doit être une réelle obligation de l'entreprise. La solution peut comporter de la mutualisation positive à travers, par exemple, les groupements d'employeurs.

F. G. : Juste une remarque sur l'hypertrophie du droit du licenciement. Tout un scénario juridique complexe s'est effectivement élaboré autour du plan social parce que l'ensemble du droit de la participation des salariés est au fond une usine à gaz qui ne leur donne aucune prérogative réelle. Si l'on veut changer le droit du licenciement, je ne vois pas comment on pourrait le faire de façon équilibrée sans donner plus de pouvoir aux salariés sur la gestion économique de l'entreprise. Pour ce qui est de la stabilisation des précaires, des pistes de solution peuvent être recherchées du côté des techniques de coordination entre contrats de travail. Celles-ci permettraient de naviguer d'un contrat de travail à un autre par exemple. Ainsi, dans le cas des emplois jeunes, il est possible de suspendre le contrat pour effectuer une période d'essai dans une entreprise. En revanche, il est plus compliqué de réfléchir au contrôle social de cette précarité par les acteurs syndicaux du fait de leur très grande faiblesse dans le secteur privé. La négociation au niveau local interprofessionnel me paraît être une solution intéressante pour les petites entreprises. Nous l'avons vue se développer dans certains pays d'Europe où se mettent en place des formes de négociation collective sur l'articulation entre les rythmes de travail des entreprises et le fonctionnement des services publics. À cet égard, l'Italie du Nord montre la voie depuis plusieurs années.

M. Le B. : La question des précaires renvoie à un arbitrage entre flexibilité interne et flexibilité externe. Est-il utopique de penser que les entreprises pourraient redéployer leurs compétences ? Qui sait qu'une grande banque française, le Crédit agricole, a opté en faveur de la garantie de l'emploi et du statut contre une forte exigence de mobilité géographique et fonctionnelle sur le mode d'un compromis de type « mobilité contre employabilité » ? Dans les entreprises en réseau, en particulier dans l'automobile et l'aéronautique, nous observons des évolutions qui se rapprochent des formes de régulation sociale japonaises avec un recours à la flexibilité interne à l'intérieur d'un marché de l'emploi constitué par l'entreprise et ses partenaires sous-traitants de premier rang. Plusieurs expériences peuvent ainsi servir de réflexion à un mode de fonctionnement qui n'inclut pas nécessairement de précarité d'emploi.

P. C. : Chez Thomson, dès 1992, nous avons proscrit toute embauche avant d'avoir expérimenté la flexibilité interne. Cela nous a apporté une accélération de la mobilité. Mais également un effet pervers : pour un certain nombre de technologies évolutives, nous constatons des phénomènes de pénurie interne ou d'endogamie avec un vieillissement généralisé de la pyramide des âges. Du coup, l'entreprise cherche aujourd'hui à faire entrer un peu de sang neuf.

(1) Notes de la fondation Saint-Simon, juin 1999, par Jean-Louis Beffa, Robert Boyer et Jean-Philippe Touffut.

Auteur

  • Denis Boissard, Frédéric Rey, Jacques Trentesaux

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