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Enquête

LES STARS DU TRAVAIL DEBOUSSOLENT L'ENTREPRISE

Enquête | publié le : 01.06.2000 | Frédéric Rey

Aux perles rares, jugées vitales pour le développement de l'entreprise, rien n'est refusé. Ni les salaires mirifiques avec bonus, ni les stock-options et autres avantages exorbitants. Mais, en coulisses, le gros des troupes renâcle. La présence d'une minorité de privilégiés suscite les rancœurs et attise les revendications.

Ils ont 30 ans tous les deux, mais c'est bien là leur seul point commun. Dans la grande tour de la Société générale, à la Défense, Bertrand et Alexandre travaillent pourtant dans le même service, presque côte à côte, depuis six ans. Sauf que le premier est l'un de ces fameux golden boys, dont le job est de générer un maximum de profits pour la banque française. L'autre occupe un emploi de type administratif, ne nécessitant aucune expertise particulière. Sa mission : fournir, à la demande, toutes les informations utiles au trader. Employé par une société prestataire pour le compte de la Société générale, Alexandre gagne très exactement 11 300 francs net par mois. Pas de treizième mois ni de prime, pas de participation ni d'intéressement non plus, même s'il travaille pour une grande institution financière. Bertrand joue dans une tout autre catégorie. Au fixe de 500 000 francs brut viennent s'ajouter les bonus, ces primes d'objectifs dont le montant représente plusieurs fois le salaire annuel. Les deux hommes ne se sont vraiment rencontrés que lorsque plusieurs employés de la régie extérieure ont réclamé, il y a quelques mois, leur intégration dans les effectifs de la Société générale afin de bénéficier du même statut. « C'est seulement à ce moment-là, raconte Bertrand, que j'ai découvert qu'un fort pourcentage des salariés du back-office étaient en réalité des sous-traitants. Nous avons besoin, quotidiennement, de beaucoup de concentration. Il nous faut être en permanence attentifs aux positions du marché dans des conditions de fort stress. Ça ne laisse pas beaucoup le loisir de parler d'autre chose. »

Dans le jargon des ressources humaines, on les appelle des « salariés à valeur de marché ». À l'instar des traders, ce sont des professionnels qui ont un très grand impact sur la performance de l'entreprise ou des salariés possédant une compétence technique sur un marché déséquilibré par une demande largement supérieure à l'offre. Sous l'effet des changements technologiques, de la mondialisation et de l'accentuation de la concurrence, les entreprises sont devenues totalement dépendantes de cette catégorie de salariés. Clément est l'un de ces hot skills, littéralement « compétences chaudes ». Après des études d'ingénieur en informatique, ce jeune homme s'est perfectionné dans un domaine hyperpointu de la gestion électronique de documents. À 29 ans, il a su parfaitement tirer profit de la rareté de son profil auprès d'une entreprise d'origine américaine spécialisée dans l'édition de logiciels : « Si vous connaissez l'importance que vous avez aux yeux de votre hiérarchie, tout est possible. » Oubliés les embouteillages, Clément n'a eu aucune difficulté à obtenir de son supérieur de travailler chez lui grâce à Internet. Sans horaires à justifier mais soumis à une obligation de disponibilité permanente, Clément y trouve largement son compte. Financièrement, cet expert s'est mitonné un joli package d'avantages venant en sus du salaire : une commission sur les ventes, une prime fixe et, bientôt, les incontournables stock-options. Addition finale : une rémunération annuelle brute de 500 000 francs. « À mon âge, je me débrouille plutôt bien », estime ce garçon issu d'un milieu modeste. Clément a de beaux jours devant lui. Sur la place de Paris, on ne compte en tout et pour tout que deux autres spécialistes de son calibre.

Un marché du travail planétaire

Pour ces perles rares, le marché du travail est loin de se limiter aux frontières de l'Hexagone. C'est désormais à l'échelle de la planète que s'effectue le recrutement et que s'organise la mobilité de ces salariés hors norme. En ce qui concerne la banque, plus rien, ni même dans le statut, la carrière ou le salaire, ne distingue un trader de Paris d'un autre de Francfort, de la City ou de Wall Street. Dans l'automobile, un constructeur comme Renault procède aujourd'hui à un savant mélange de nationalités pour l'élite de ses cadres. Des quotas ont même fait leur apparition dans les politiques de recrutement. Désormais, 20 % des cadres recrutés doivent avoir travaillé ou fait leurs études ailleurs que dans leur pays de naissance. Le Toeic (test of english for international communication) est devenu un sésame indispensable pour passer les portes du constructeur.

Le statut standard n'est plus de mise

Exemple le plus réussi de ce brassage multiculturel : le service de design industriel, abrité dans le technocentre de Guyancourt, dans les Yvelines, où travaillent au total près de 7 500 ingénieurs, chercheurs et techniciens. Mais le joyau de ce temple de la matière grise, c'est cette tour de Babel forte de 310 designers et maquettistes où cohabitent 15 nationalités différentes. Moyenne d'âge : 31 ans. Salaires : tenus aussi secrets que les prototypes des véhicules de demain. « Dans le contexte d'internationalisation croissante du marché, souligne Annie Ledœuf, la conseillère des ressources humaines attachée à ce service, la recherche de produits innovants, audacieux, chaleureux est devenue stratégique. Nos clients se trouvent dans le monde, il faut donc aller chercher les talents partout sur le globe. Avec un objectif qui est de parvenir à 50 % de designers d'origine étrangère. » Renault va puiser les meilleurs éléments dans les plus grandes écoles américaines, anglaises, espagnoles ou allemandes. Mais doit accepter, en retour, que ses concurrents viennent chasser sur ses terres : Anne Asensio, 38 ans, la créatrice de la Scénic, vient d'être débauchée par General Motors pour travailler à Detroit.

Un autre leader, Alcatel CIT, a pris la mesure de ce phénomène d'internationalisation obligée du recrutement. Le groupe de Serge Tchuruk vient de lancer à l'intention de ses jeunes ingénieurs en télécommunications ayant au maximum huit ans d'ancienneté un programme destiné à favoriser la mobilité interne vers les États-Unis. « Il s'agit de répondre aux besoins en compétences techniques des projets en cours outre-Atlantique, précise Foucault Lestienne, le DRH d'Alcatel CIT, et d'offrir des possibilités de carrière aux salariés. » Mais, pour encourager le plus grand nombre de candidats, la direction n'a pas proposé de recourir à un régime classique d'expatriation. L'ingénieur disposera d'un contrat « Go USA local » aux conditions américaines. En clair, une rémunération plus élevée et la promesse d'un paquet de stock-options. Plus de 450 personnes se sont déjà portées candidates, par l'intermédiaire de l'intranet du groupe, aux quelque 250 postes proposés. Des job fairs sont régulièrement organisées pour présenter les principaux sites d'Alcatel aux États-Unis. Avec l'aide de leur mobility manager, les candidats remplissent un dossier de candidature qu'ils adressent à la Go USA coordination team.

Avec ces salariés hyperconvoités, le travail des DRH se résume en deux mots : attirer les talents et, surtout, les fidéliser à l'entreprise. Quitte à employer les grands moyens. « C'est comme dans le monde du football, affirme Robert Le Roux, directeur adjoint des ressources humaines de la Société générale. On ne gère pas l'équipe du Real de Madrid comme un club de deuxième division… » Aux oubliettes le statut réservé aux salariés « standards ». Place à une relation totalement individualisée qui commence en règle générale par une tractation commerciale en bonne et due forme. Christian Sanchez, DRH du groupe de communication Havas, s'est habitué à voir défiler des avocats chargés de négocier des contrats de travail sur mesure : « Le contrat n'est plus une simple coquille juridique. On voit émerger la demande de statuts particuliers. » Ce responsable de ressources humaines jongle avec toutes sortes de sollicitations : son groupe a recruté dernièrement une directrice de marketing qui voulait travailler depuis une petite île au large de l'Amérique du Sud !

Alten chouchoute ses 2 000 ingénieurs

Sauf à s'exposer à une pénurie de candidatures ou à une fuite des cerveaux, les entreprises n'ont pas d'autre choix que de se plier à ces exigences. Clément, l'expert en gestion électronique des documents, est déterminé à en profiter au maximum. Il ne se fait d'ailleurs aucune illusion sur la pérennité de ses privilèges : « Tant que les résultats sont là, tout va bien, le jour où ce ne sera plus le cas, je serai remercié comme les autres. » En outre, il a commencé sa carrière comme prestataire au service d'un grand groupe sidérurgique et a été confronté à un statut rigide, une convention collective et des avantages figés dans le marbre. Rien à voir avec la culture de l'entreprise américaine qui paie chèrement les talents uniquement en fonction de critères de performance. Choyées, cocoonées, chouchoutées, les stars du salariat sont régulièrement auscultées par des directions soucieuses d'éviter des départs prématurés. Alten, la célèbre société de conseil en technologies avancées, soigne l'écoute de ses ingénieurs, qui représentent 90 % de ses 2 300 salariés. Un dispositif de veille interne particulièrement sophistiqué a été conçu pour détecter les moindres signes d'insatisfaction. Une fois par mois, chaque ingénieur fait l'objet d'un entretien avec son manager personnel. Enfin, deux fois par an, l'entreprise mène une enquête qualité auprès de ses troupes.

Vivant dans l'obsession des chasseurs de têtes qui ne cessent de tourner autour de ses designers, Renault se plie en quatre pour offrir à ses créatifs des conditions de travail optimales. Ceux qui arrivent de l'étranger sont traités comme des chefs d'État. « Nous les accueillons à leur arrivée à l'aéroport, nous mettons une voiture à leur disposition », raconte Annie Ledœuf, conseillère en ressources humaines. À Barcelone, en plein cœur de la ville, le constructeur a ouvert un centre de ressourcement où les designers peuvent venir reconstituer leur créativité. Mais impossible d'en savoir plus sur les avantages divers et variés, monétaires ou non, dont bénéficient les hommes du design. « Ce sont, au même titre que la rémunération, des éléments concurrentiels », estime Annie Ledœuf. Même dans la cathédrale de verre de Guyancourt, construite entre deux lotissements de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, véritable cité repliée sur elle-même avec son marchand de journaux et son coiffeur, les designers font bande à part. « Ils ne sont qu'une goutte d'eau dans ce vaste ensemble, souligne Pierre Nicolas, ingénieur et délégué CGT de Guyancourt. De plus, ce ne sont pas des salariés comme nous. Ils sont en concurrence les uns avec les autres et ne portent pas le losange dans leur cœur. »

Pour les syndicats, ce service très mal connu ne constitue pas un enjeu social particulier. À Guyancourt, leur action se porte davantage sur le bon millier d'ingénieurs et de techniciens qui travaillent en permanence pour le groupe mais qui n'en possèdent pas le statut. « Reconnaissables à leur badge barré de rouge, ils sont salariés de sociétés prestataires et interviennent sur des projets s'étalant sur quatre à cinq années, explique Pierre Nicolas. Leur situation de précarité est à l'origine de relations de travail très compliquées. Ils n'ont pas droit aux avantages de Renault. Les différences apparaissent aussi au quotidien : ils ne disposent pas de téléphone, par exemple. » La fragilité sociale de ce personnel contribue surtout à amplifier un malaise diffus parmi les ingénieurs et les techniciens, qui se sentent plus proches des prestataires que des designers. Dans un tract intitulé « L'épuration technique », la CGT dénonce dix ans de tout-management et d'externalisation : « Les plus anciens attendent de partir en préretraite. Les tensions montent à l'égard de la hiérarchie et entre catégories de salariés. Chacun vit dans l'incertitude de l'avenir et finit presque par s'y habituer. » Pas de quoi susciter un conflit collectif. Seulement, une grande partie des salariés ne se sentent plus aimés par leur direction. « Le métier technique, jadis la noblesse de la Régie, est passé au second plan, regrette Pierre Nicolas. Les fonctions valorisées depuis dix ans concernent le produit plutôt que les processus. »

À Guyancourt, une histoire, ou plutôt une devinette, attribuée à un chef de projet a fait le tour des services : quels sont les trois moyens les plus sûrs de faire faillite ? Réponse : le jeu, qui est le plus grisant ; les femmes, le plus agréable ; et les ingénieurs, le plus sûr… Les anciens de Billancourt, usine emblématique de la Régie, ne se retrouveraient certainement pas dans ce groupe international.

Au traditionnel clivage entre salariés et hiérarchie se sont substituées d'autres lignes de fracture favorisées par l'éclatement juridique des sociétés en filiales ou par la dispersion géographique des établissements et des activités. Dans la banque, par exemple, le personnel des agences n'a rien de commun avec celui des salles de marché. « Ce sont deux mondes qui s'ignorent », résume Michel Marchet, délégué CGT à la Société générale. « Jamais il ne viendrait à l'esprit de passer du réseau aux salles de marché et l'inverse est encore plus impensable. »

Des signes de tension évidents apparaissent quand il est question des rémunérations. « La rétribution des salariés experts, qu'on appelle les professionnels, ressemble désormais à une palette de différents outils où la partie variable a pris le pas sur le salaire », explique Éric Wuithier, associé du cabinet de conseil Towers Perrin. Les stock-options font naturellement partie du lot, mais les primes à la signature, souvent comprises entre 100 000 et 200 000 francs, ou les primes à l'embauche, de 5 000 à 10 000 francs, destinées à récompenser les cooptations de nouveaux recrutés, se généralisent lorsqu'il s'agit du gratin des salariés. La DRH d'un établissement financier avoue avoir été prise un peu de court par ces évolutions. Cette filiale d'un groupe français emploie des opérateurs de marché, véritable caste de 250 personnes, et autant de juristes, d'informaticiens et de spécialistes de l'analyse des risques qui interviennent en support. C'est cette dernière catégorie qui, depuis deux ans, revendique des augmentations salariales de l'ordre de 25 à 30 %. « Désormais, ils sont sortis de leur complexe par rapport aux traders et réclament un bonus sur chaque opération et non plus uniquement une prime annuelle d'objectifs », explique la DRH, qui voit de plus en plus de salariés franchir la porte de son bureau pour exiger des compléments de rémunération.

Un bonus totalement discrétionnaire

Les susceptibilités s'exacerbent chaque année, dans les salles de marché des banques, lorsque les opérateurs touchent leur bonus. Pour parer au mécontentement, la Société générale a instauré un bonus de coopération partagé avec le personnel du middle et du back-office intervenant en support auprès des traders. Mais cette pratique ne semble pas être étendue à l'ensemble des services des salles de marché, et évidemment pas au personnel prestataire. « Depuis six ans, je n'ai pas touché un seul franc, rapporte Alexandre, salarié d'une société prestataire employé à la Société générale. Ce versement intervient de façon totalement discrétionnaire. » Toute velléité de règle collective est vite étouffée. Jérémie, 32 ans, trader au Crédit lyonnais, empoche en moyenne un jackpot de 3 à 6 millions de francs par an. Avec quelques collègues, il a décidé de partager un peu de son bonus avec les employés. Un plus qui représente, pour certains, entre trois et six mois de salaire annuel. « Nous ne pouvons faire mieux, précise Jérémie ; nous ne pouvons pas leur verser plus que ce que gagne leur supérieur hiérarchique. » Ces pratiques salariales brouillent complètement les repères traditionnels et bouleversent les systèmes de valeurs en vigueur dans le monde salarial. Au sein des grandes banques, on ne trouve que des traders parmi les dix rémunérations les plus élevées. Quant aux dirigeants, ils se rattrapent sur les stock-options.

« Qui s'offusque du cachet que touche Johnny Hallyday ? » se défend le responsable des ressources humaines d'une autre grande banque. Les traders ont beaucoup d'arguments à faire valoir. Leur carrière est courte, le stress important et le risque omniprésent. Après la crise des marchés financiers de 1998, Michel Marchet, délégué CGT de la Société générale, a vu un jour débarquer dans son bureau une poignée de golden boys venus lui demander son aide. « Une quarantaine de postes étaient supprimés, souligne un trader, sans propositions réellement sérieuses de reclassement. » Michel Marchet a découvert une autre réalité. « À côté de quelques traders, souvent polytechniciens très bien rémunérés, il en existe d'autres qui ont de cinq à dix ans d'ancienneté, des salaires entre 15 000 et 20 000 francs avec des bonus largement inférieurs. » Des salariés, finalement, comme les autres.

Auteur

  • Frédéric Rey