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Enquête

LES NOUVELLES FRACTURES DU SALARIAT

Enquête | publié le : 01.06.2000 | Jacques Trentesaux

Le CDI à temps plein pour tous des Trente Glorieuses, avec un salaire et une évolution de carrière définis par une grille conventionnelle, c'est fini. Avec la crise sont apparus les précaires. Et, aujourd'hui, émerge un salariat à trois vitesses. En haut de l'affiche, des mercenaires de talent, convoités et surpayés. Au centre, les qualifiés. Et, en bas, les cohortes de flexibles.

Quel point commun y a-t-il entre Jay-Jay Okocha, star nigériane du ballon rond, Hervé, comptable zélé d'un grand club de football, et Delphine, hôtesse d'accueil au Parc des Princes et sportive dans l'âme ? Ils sont tous les trois salariés du Paris Saint-Germain. Mais la comparaison s'arrête là. Car le club le plus riche du Championnat, avec ses 300 millions de budget, ne les traite vraiment pas sur un pied d'égalité. En vertu d'un contrat en béton négocié par ses agents, Jay-Jay Okocha touche un salaire de plusieurs centaines de milliers de francs par mois pour vingt-cinq heures officielles de travail hebdomadaire, sans compter beaucoup d'autres avantages. Dans son petit bureau encombré de papiers, Hervé effectue des journées de près de dix heures pour 20 000 francs mensuels. Tandis que Delphine accumule les CDD d'un jour, chaque soir de match, pour une rémunération de 60 à 70 francs l'heure.

Rien à voir entre l'univers du football business et le monde de l'entreprise, pense-t-on. Erreur ! Car l'ensemble du monde du travail connaît la même diversification des relations salariales. À l'image des joueurs professionnels de football, de véritables stars du travail, ingénieurs en nouvelles technologies, consultants haut de gamme, créatifs de l'audiovisuel ou de la publicité, golden boys, cohabitent aujourd'hui avec des petites mains anonymes. Les régulations sociales traditionnelles, reposant sur les bonnes vieilles classifications, les grilles de salaires, les postes de travail, ont pris un sacré coup de vieux, laissant la place à une individualisation croissante des rapports de travail. Désormais, ceux qui le peuvent cherchent à négocier au mieux de leurs propres intérêts. Mais, à ce petit jeu, tout le monde ne sort pas gagnant. « C'est le règne de l'entreprise à plusieurs vitesses. On est loin de la règle à travail égal, salaire égal », assène Jacques Jochem, vice-président du cabinet de conseil Gemini Consulting. Fini le rêve d'homogénéité un temps caressé avec le fordisme. L'inventeur de la célèbre Ford T a décidé un jour de payer ses ouvriers le double des salaires du marché. Son but ? Partager le profit pour stabiliser son personnel. Né de cette équation, le modèle fordiste prône un véritable contrat de mariage entre l'entreprise et le salarié. Dans la corbeille, l'employeur apporte stabilité et sécurité, l'employé fidélité et loyauté. Par un subtil jeu d'équilibre – surveillé de près par des syndicats puissants –, chacun y trouve son intérêt.

Les héritiers du fordisme

Au siège du PSG, Hervé est un peu l'héritier du fordisme. Fidèle à son employeur – avec vingt-six années d'ancienneté –, il a un contrat à durée indéterminée qui pourrait aisément s'assimiler à un contrat à vie. Hormis l'hypothèse peu probable d'une faute professionnelle grave, s'il le veut, Hervé finira sa carrière dans le club parisien. Il bénéficie de treize mois de salaire, d'un plan d'épargne d'entreprise (abondé à hauteur de 200 % par l'employeur), d'une mutuelle… Son employeur y attache de l'importance, le forme, le fait participer à des séminaires de réflexion stratégique. Le contrat s'inscrit sur le long terme et chacun y trouve son compte.

Mais cette relation harmonieuse a complètement été remise en cause par la crise économique qui a suivi les deux chocs pétroliers des années 70. L'apparition d'un chômage massif a accouché d'une économie duale. Avec, d'un côté, un salariat protégé, présent dans les grandes entreprises ressemblant à des îlots de prospérité ; et, de l'autre, le monde de la précarité, caractérisé par un foisonnement de contrats (CDD, intérim, CDI à temps partiel subis, contrats aidés, etc.), qui concerne près du tiers (31,9 %) de la population active.

L'impératif de flexibilité a peu à peu envahi des secteurs entiers de l'économie tels que la distribution, la restauration rapide, l'hôtellerie ou certains services à faible valeur ajoutée. Le « monde McDo » s'est imposé. Josiane en fait partie. En cette veille de Noël, elle parcourt inlassablement les allées d'un grand magasin de jouets de la région parisienne. Son métier ? Animatrice de rayon. « À 50 ans, je suis trop vieille pour trouver du travail, alors je bricole », explique-t-elle.

Engagée au smic par une société prestataire, elle a obtenu un CDI qui lui assure « un minimum de quinze heures par semaine », généralement le vendredi et le samedi. En réalité, les horaires et le lieu de travail peuvent varier. Les changements lui sont signalés oralement du jour au lendemain, sans modification de contrat. « Tout dépend du manager, poursuit Josiane. Si vous êtes une bonne animatrice, si vous ne refusez pas le travail, il vous donnera plus facilement du bon boulot et sera accommodant sur les remboursements kilométriques. » Josiane ne représente aucun intérêt stratégique pour son employeur. Elle ne bénéficie d'aucune formation particulière, d'aucune perspective de carrière. Anonyme, maléable, Josiane est aussi facilement interchangeable. Des dizaines de candidats convoitent son job. Pourtant, les conditions de travail se dégradent dans ce métier. Il y a quinze ans, pour le même travail, Josiane gagnait entre 350 et 400 francs brut par jour… contre 307,50 francs aujourd'hui.

Des traders bichonnés à coups de bonus

Comme toute la grande famille des flexibles, Josiane est mal protégée par le droit du travail et peu défendue par les syndicats. En clair, elle ne doit compter que sur elle-même. Car la tornade du marché a sévi, répartissant les salariés par catégories aux logiques distinctes. Longtemps louée pour son rôle de cohésion sociale, l'entreprise communauté de travail fait eau de toutes parts. « Nous assistons à une baisse du sens collectif du travail. Les salariés sont passés de la logique du “on va gagner tous ensemble” à celle du “je vais gagner beaucoup d'argent tout seul” », analyse Bernard Gazier, professeur d'économie à Paris I. Illustration au 56, rue de Lille, à Paris, siège de la Caisse des dépôts et consignations. Au rez-de-chaussée de cet immeuble cossu, l'hôtesse qui vous accueille avec le sourire dépend d'une société prestataire. À deux pas, un vigile somnole dans sa guérite de verre. Lui non plus n'a rien à voir avec le vénérable établissement financier. Dans les étages, les fonctionnaires – désormais largement minoritaires – côtoient les salariés de droit privé. Chacune des deux populations est gérée de façon distincte, avec sa propre DRH et ses syndicats. Mais la cohabitation est souvent délicate. D'autant qu'au troisième étage les traders de la filiale CDC Marchés, bichonnés à coups de bonus dépassant parfois le million de francs, ne suscitent que jalousie et rancœur.

Dans une grande banque parisienne, un agent de courrier s'est vu proposer de passer à la comptabilité. Avec, à la clef, 20 % de salaire en plus. Réponse de l'intéressé : « Ce n'est pas suffisant. Ici les gens gagnent beaucoup d'argent. Pourquoi pas moi ? » « Le grand changement, c'est que les entreprises sont prêtes à payer pour les bons salariés mais plus pour les mauvais, poursuit Bernard Gazier. La tendance à la précarisation se poursuit. Mais l'énorme masse des salariés précarisés le sera en interne, au sein même des entreprises. »

Les bons, et même les très bons, viennent sérieusement perturber le lien salarial. Cette nouvelle catégorie réunit les virtuoses des nouvelles technologies, les spécialistes de haut vol, les esthètes de la finance, les créateurs de génie en tout genre que toutes les entreprises s'arrachent. « Dans une société industrielle fordiste, la valeur vient de la production de masse […]. Dans une société postfordiste et cognitive, c'est l'innovation qui devient le facteur principal de valorisation », insiste Bernard Paulré, professeur d'économie à Paris I. Résultat : les innovateurs sont les nouveaux maîtres du jeu. Et ils en profitent pour imposer leurs propres règles.

Dans une note de l'ex-fondation Saint-Simon (1), le président de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, et deux économistes, Robert Boyer et Jean-Philippe Touffut, estiment que ces experts, qu'ils nomment les « professionnels » et qui représentent selon eux 10 % de la population salariée, forment un troisième modèle salarial, aux côtés des héritiers du fordisme, les « stables-polyvalents » (qui englobent 40 % des salariés), et des laissés-pour-compte du marché du travail (« les flexibles-précaires »), soit les 50 % restants. Les relations que les premiers entretiennent avec leur employeur n'ont pas grand-chose de commun avec les deux autres catégories.

Très convoités, ils n'hésitent pas à jouer de la démission. Peu syndiqués, ils défendent seuls leurs intérêts. Placés dans un rapport de force favorable, puisque leur valeur découle directement de leur savoir-faire, ils posent sans cesse de nouvelles exigences en brandissant la menace de la défection. Leur contrat de travail, taillé sur mesure, s'apparente de plus en plus à un contrat commercial. Et la croissance aidant, leurs prétentions augmentent… « Certains disjonctent totalement », estime Laurent Schwarz, directeur général d'Alten. Voici quelques semaines, il a reçu par lettre recommandée avec accusé de réception une demande d'entretien d'un des 2 000 ingénieurs de cette société de conseil en technologies avancées. Surprenant, puisque sa porte est toujours ouverte. L'ingénieur, spécialiste de la sécurité des réseaux, exigeait une augmentation annuelle de 100 000 francs, alors que les appréciations de son manager et de ses clients étaient mauvaises.

La chasse aux talents est devenue vitale

Certains secteurs, comme celui de la publicité, ont toujours fonctionné avec des salariés exigeants, les créatifs, qui ont imprimé leur marque au fonctionnement de l'entreprise. Chez Publicis, par exemple, on pratique depuis longtemps à cause d'eux le salaire au mérite à 100 %. Même constat dans les sociétés informatiques, qui gèrent des populations composées à 90 % d'ingénieurs. « Au cours des décennies 70 et 80, nous étions déjà confrontés aux problématiques de fidélisation et d'attractivité. Nous devions séduire nos futurs salariés », explique Pierre Deschamps, membre du directoire d'Unilog, chargé des ressources humaines. Mais, aujourd'hui, la tendance est à son paroxysme. Avec la pénurie de candidats, la chasse aux talents est devenue vitale. « Les sociétés cèdent aux exigences de leurs hauts potentiels parce qu'il y va de leur survie. C'est la qualité de leurs professionnels qui fait la différence entre entreprises du même secteur », soutient Laurent Leguide, président fondateur de Cybersearch, une start-up spécialisée dans le recrutement sur Internet et la chasse de têtes.

Ces « professionnels », que Jacques Attali appelle la « surclasse », font référence. « Chez nous, lorsqu'on a moins de 30 ans, il faut avoir son projet de start-up avec les copains, sinon on est ringard », confirme Jacques Jochem, vice-président de Gemini Consulting. Surtout, ils influent sur les comportements et les pratiques des entreprises. Avec eux, la gestion des ressources humaines n'a plus grand-chose de collectif. L'heure est aux solutions sur mesure, aux négociations en tête à tête. Les classifications disparaissent peu à peu, tout comme les régulations informelles internes à l'entreprise. Tout se lézarde, et ceux qui ne l'auraient pas compris en pâtissent. « Je connais une entreprise qui a vu tous ses hauts dirigeants partir les uns après les autres parce que les pratiques des RH étaient restées identiques pour tous sous la pression des syndicats », raconte Alexandre Douénias, consultant chez Gemini Consulting.

Que les riches s'enrichissent !

Pour s'extirper des grilles de rémunérations fixées à l'échelle mondiale et retenir ses consultants, le cabinet PricewaterhouseCoopers a fini par créer des filiales où il pratique un management beaucoup plus individualisé. À Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa a décidé d'élargir le nombre de bénéficiaires de stock-options de 200 à 1 000 afin de lutter contre les démissions, notamment de jeunes cadres, beaucoup moins fidèles que leurs aînés. Rémunération variable et stock-options deviennent incontournables pour les stars du salariat. L'amplitude croissante des salaires ne choque pas Benoît Roger-Vasselin, le DRH du groupe Publicis : « Pour que les pauvres s'enrichissent, il faut que les riches s'enrichissent aussi. L'accroissement des inégalités est un moteur. » Le système de redistribution uniforme et solidaire du pouvoir d'achat dans l'entreprise, caractéristique du fordisme, est décidément bien loin.

Les grands perdants sont bien sûr les salariés flexibles. À l'instar de Martine Le Boulaire, d'Entreprise et Personnel, certains observateurs estiment toutefois qu'une trop forte différenciation entre les salariés n'est pas tenable à long terme. Car l'excès de flexibilité externe finit par nuire au bon fonctionnement de l'entreprise. La réactivité, comme la qualité du travail, suppose de la stabilité. « Les entreprises en prennent de plus en plus conscience, affirme Martine Le Boulaire. Elles recommencent à raisonner en termes de redéploiement et de mobilité interne plutôt que de flexibilité. »

Plus pessimistes, les auteurs de la note de l'ex-fondation Saint-Simon plaident pour que les précaires soient davantage sécurisés. Dans la foulée des rapports Boissonnat (au Plan) et Suppiot (pour la Commission européenne), ils en appellent à une réforme qui « corrige les inégalités liées à la formation initiale » et « redéploie le droit autour des salariés astreints à la flexibilité du marché ». Et ils préconisent de déconnecter les droits sociaux des contrats de travail pour les rattacher à la personne, afin que celle-ci garde ses droits entre deux emplois. Mais aucun correctif juridique ne pourra réparer les dégâts provoqués dans les relations salariales. Au PSG, l'inflation des rémunérations des stars du ballon rond aidant, l'esprit de club s'étiole.

Auteur

  • Jacques Trentesaux