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Vie des entreprises

Le lean, régime maigre qui fait débat

Vie des entreprises | Décryptage | publié le : 01.02.2012 | Peggy Corlin

Outil roi du management ces dernières années, le lean fait de plus en plus de sceptiques. Méthode dévoyée ou nocive ? Face au stress et aux TMS qu’elle génère, certaines entreprises en reviennent.

À la Caisse d’épargne, pour booster les performances, la direction a fait appel à la mythologie. Pegasus… Expérimenté depuis fin 2010 dans les agences du nord de la France, le programme doit « fluidifier et accélérer » le travail afin d’optimiser la satisfaction client. Première étape, « la percée » : « Les acteurs de la chaîne se réunissent pendant trois jours pour décortiquer leurs tâches et les améliorer », indique July Brozek, directrice du projet. Numérisées, les opérations de crédit obtiennent plus vite l’aval du directeur : « Le client gagne une semaine. Ça permet au salarié de dégager du temps pour des opérations plus complexes. »

Imaginé avec des consultants extérieurs, Pegasus se fonde sur la méthode lean (autrement dit « maigre »), développée par Toyota au Japon dans les années 70. Mouvements inutiles, zéro stock…, le lean déclare la guerre à tout ce qui ne génère pas de valeur dans l’entreprise. Répandue dans l’industrie française depuis quinze ans, cette chasse au gaspi gagne aujourd’hui les services dans une lutte permanente contre les délais, et même l’État qui applique ses préceptes depuis deux ans. « Il s’agit de décider d’une norme de production et de faire en sorte que les salariés soient contraints par cette norme, déplore Jean-Christophe Duthois, délégué CGT, sauf que nous ne sommes pas des robots ! »

Stress en hausse. La méthode a mauvaise presse auprès des syndicats des Caisses d’épargne : « Les crises de larmes se multiplient, le stress a augmenté. Les salariés ont l’impression de ne plus pouvoir bien faire leur travail », s’inquiète Jean-François Largillière, secrétaire général de SUD. Les agences du nord de la France auraient enregistré huit tentatives de suicide cet été. En flux tendu, les salariés doivent composer avec des équipes réduites. Car, dans le même temps, le groupe a supprimé quelque 200 emplois dans le Nord. « La direction savait à l’avance que c’était pour baisser les coûts », dénonce le représentant SUD.

Même inquiétude du côté du CHSCT d’Atos Origin, une entreprise d’ingénierie informatique. Selon un rapport commandé au cabinet d’expertise Secafi, depuis le lancement de TOP – total operational performance – fin 2008, l’absentéisme atteint les 30 %, les troubles du sommeil augmentent et 300 employés parmi les 850 concernés par le TOP prenaient des substances psycho­actives lors de l’enquête. Au sein des services, les métiers ont été scindés entre expertise – les projets – et production – le traitement des incidents de base. « Je suis ingénieur. Ne faire que de la production enlève tout intérêt à mon travail », se plaint Fabrice Fischer, de Solidaires. Dans son service, les salariés se réunissent tous les jours pour faire le point sur les objectifs et les moyens d’améliorer le travail : « On ne sait jamais ce qui ressort des réunions. Je suis persuadé que la direction craint les risques psychosociaux et s’en sert de soupape. » Les salariés d’Atos disent que le management est devenu trop directif. Des consultants seraient venus calculer le temps qu’ils passaient aux toilettes…

La justice commence à s’en mêler. Le 6 janvier, une ordonnance de référé du TGI de Nanterre a débouté Capgemini. La SSII, qui entend convertir ses 8 500 salariés au lean, refusait l’expertise réclamée par le CHSCT. Mais les juges ont considéré que la méthode lean, « dans la mesure où elle s’inscrit dans une approche nouvelle d’amélioration des performances, peut impacter des transformations importantes des postes de travail découlant de l’organisation du travail, des modifications des cadences et normes de productivité, voire des aménagements modifiant conditions de santé et sécurité […] ». Les adeptes assurent que la méthode est dévoyée. Gilbert Liégeois, directeur général de l’Institut Lean France, estime que, « dans beaucoup de cas, les managers imposent du cost killing en guise de lean. Ils ont découvert la méthode au moment de la crise et font avancer leurs salariés à marche forcée. Or la pensée lean s’applique en collaboration étroite avec les salariés ».

La méthode est un savant équilibre, difficile à atteindre ; elle échouerait dans 90 % des cas

Détérioration des conditions de travail. Néanmoins, selon un rapport de la Dares de 2006, la mise en œuvre du lean détériore les conditions de travail : en imposant des délais irréalistes, il génère du stress, des troubles musculo-squelettiques et des risques psychosociaux. Alors qu’au plus fort de la crise, fin 2009-début 2010, les états généraux de l’industrie ont préconisé le lean dans toute l’industrie, chez l’équipementier automobile ACS (spécialiste des stores, pare-soleil, galeries, systèmes de toit), en Poitou-Charentes, on est revenu sur les contraintes imposées par l’ancienne maison mère, le britannique Wagon Automotive. En 2005, la direction avait lancé les chantiers hoshin. Une des méthodes, avec le kaizen, le TPM ou le 5S, visant peu ou prou le même objectif : accroître la productivité. « Nous avions rapproché les postes de travail et supprimé les stocks intermédiaires. Cela conduisait à faire de chaque travailleur un client direct de l’autre », explique l’infirmière Isabelle Burvingt.

Chez ACS, deux tiers des postes sont dédiés au montage des stores. Avec le hoshin, la table sur laquelle le salarié pose la pièce sur laquelle il travaille, avant qu’un autre la récupère, disparaissait. Les opérateurs se passaient le produit sans intermédiaire. Les objectifs étaient de réduire de moitié le gaspillage, de 40 % les stocks et d’augmenter de 12 % la productivité. Seul le deuxième sera atteint. « Les salariés n’arrivaient plus à tenir les objectifs horaires. Les premiers arrêts maladie nous ont mis la puce à l’oreille car nous en avions peu auparavant. Les salariés n’osaient plus revenir, se souvient l’infirmière. Nous avons expliqué à la direction qu’au lieu de faire des gains ils allaient en perdre en arrêts maladie. »

Aidés des ergonomes de l’Aract, l’infirmière et le responsable lean d’ACS, Aurélien Dransard, ont travaillé à rétablir des stocks pour permettre aux salariés de souffler. « On a essayé de redonner du sens et pas seulement d’imposer une méthode », raconte ce dernier. Au montage des stores, les tables disparues ont été réinstallées. Aujourd’hui, chacun réfléchit à améliorer ses conditions de travail. « Les opérateurs peuvent écrire des suggestions et sont récompensés financièrement lorsque celles-ci sont mises en œuvre », se félicite Isabelle Burvingt. L’organisation reste lean mais supportable, selon le management. Il n’y a pas eu de suppressions de postes, mais les travailleurs d’ACS ont appris à être mobiles. « Nous avons désormais des stocks maîtrisés, et non bêtement supprimés. Quand la demande se réduit pour certains postes, elle augmente à l’îlot de production d’à côté. En ce moment, nous avons deux travailleurs sans activité. Alors ils font des aménagements, des suggestions pour améliorer le travail, ils sont ravis ! » raconte Aurélien Dransard.

La méthode japonaise est un savant équilibre, difficile à atteindre. Selon les experts, elle échoue dans 90 % des cas. En revanche, « lorsqu’elle est bien appliquée, elle permet de dégager une marge de manœuvre pour développer de nouveaux produits et refaire du commercial, indique Noëlla Messier, à la chambre de commerce et d’industrie des Deux-Sèvres. En 2008-2009, cela a permis à certaines entreprises de passer la crise et sauver des emplois ». La chambre consulaire a mis en place un programme « compétitivité industrielle » qui finance, avec l’aide de l’État et des fonds européens régionaux, l’intervention de consultants lean dans les PME.

À l’agence de communication Projet Atlantique, le P-DG, Thierry Mathieu, est ravi : « Au départ, c’était tabou. Le lean et la création sont a priori antagonistes. Nous avons fait de la pédagogie. Résultat, les salariés sont dans l’entraide et les dossiers avancent. » Dans cette entreprise de 40 salariés, les consultants avaient pour mission de réduire de 25 % le temps de parcours des dossiers sur son site de Niort. Entre le marketing, le design et le Web, certains projets se trouvaient en déshérence. La solution ? Un panneau de planification de 4 mètres de long avec des codes couleur par chef de projet. Une sorte de carrefour où l’on procède aux arbitrages. « C’est fou, notre capacité à prendre des décisions en face de ce panneau ! » se félicite le P-DG.

Des problèmes de santé. Mais, appliquée à grande échelle, la méthode est souvent synonyme de pression pour les salariés. À l’Aract Poitou-Charentes, l’ergonome Fabrice Raspotnik est de plus en plus sollicité : « Le terme de lean n’est jamais évoqué directement, les entreprises viennent me voir pour des problèmes de santé. Nous avons fait le lien avec la méthode lean il y a trois ans. » Intervenu chez ACS, il prodigue ses conseils aux PME prisonnières d’objectifs intenables. « Chez certains, il s’agit de redonner de la temporalité ; on déplace les machines, réorganise les flux de production. Après notre intervention, certains projets lean ne le sont plus. »

Face à la mise en cause de la méthode, dans l’industrie comme dans les services, à l’Institut Lean France, Gilbert Liégeois pointe des spécificités culturelles : « En Europe du Sud, il est très difficile de faire accepter des standards, à la différence des pays nordiques ; par contre il y a beaucoup de créativité. Il faut donc accepter de faire régulièrement évoluer les processus. » Problème, à flux tendu, les salariés n’ont plus le temps de se réunir régulièrement pour repenser leurs méthodes de travail.

Philippe Rouzaud Consultant chez Secafi, auteur de Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure… (éditions L’Harmattan, 2011)
“L’objectif premier n’est pas l’amélioration des conditions de travail”

Les défenseurs du lean invoquent la participation des salariés. Le lean est-il tourné vers les travailleurs ?

C’est une fausse idée. À l’origine, Toyota a voulu améliorer les méthodes de travail et de management de ses salariés par une approche au plus près de la production. L’objectif premier n’était donc pas l’amélioration des conditions de travail stricto sensu, même si, aujourd’hui, cela est clairement mis en avant. Les Occidentaux ont transformé le lean dans un souci de marketing. L’approche du lean en a été d’autant détournée, aboutissant parfois à une détérioration des conditions de travail et à une altération de la santé des salariés.

Comment expliquer que les représentants du personnel se sentent tenus à l’écart ?

Au travers d’une telle méthode, les directions ont eu tendance à s’adresser directement aux salariés en leur présentant un projet dans lequel elles leur laissaient, a priori, une place pour réagir et agir. Ce type d’approche directe direction/salariés a sans doute mis à mal des habitudes de dialogue et de concertation dans l’entreprise. En outre, cela a conduit certaines directions plus indélicates à aller plus loin dans cette démarche et à mettre de côté les représentants du personnel.

Le lean est-il adapté au secteur des services ?

Selon moi, le lean est particulièrement problématique pour ce type d’activité. Initialement, il est orienté vers des activités de production, telles que l’automobile. Pour l’adapter à des activités de services, il a fallu réinventer des flux. Chez un assureur mutualiste, par exemple, dont l’activité consiste à gérer des accidents de toutes sortes, mettre du lean peut conduire à résumer le travail du salarié au nombre de dossiers traités dans une journée. Dans les hôpitaux, dans les centres d’appels, les salariés ont le sentiment que la notion de service rendu est dénaturée. Pour l’entreprise qui veut améliorer sa productivité, il conviendrait de faire le constat des points d’amélioration et de bâtir un plan d’action de manière concertée avec l’ensemble des acteurs.

Auteur

  • Peggy Corlin