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Religion : l’entreprise ne sait plus à quel saint se vouer

Dossier | publié le : 01.02.2012 | Sabine Germain, Rozenn Le Saint

La question des pratiques et des signes religieux en entreprise pourrait être réglée tout simplement en se référant au Code du travail. Mais elle semble trop passionnelle pour cela… Et la jurisprudence manque de lisibilité.

L’affaire Baby Loup est venue remettre le feu au voile : le 27 octobre dernier, la cour d’appeldeVersaillesa confirmé le licenciement de la directrice adjointe de cette crèche de Chanteloup-les-Vignes qui refusait d’enlever son voile malgré la clause du règlement intérieur imposant à l’ensemble du personnel une stricte obligation de neutralité. Deux jours plus tôt, la sénatrice RDSE Françoise Laborde avait déposé une proposition de loi « visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité ». Cette proposition a été enterrée discrètement le 7 décembre, officiellement pour cause de calendrier parlementaire surchargé.

Le précédent de la commission Stasi. « Ce n’est pas la première fois que cela se produit, observe Patrice Adam, maître de conférences en droit privé à l’université Nancy 2. Entre la commission Stasi, en 2003, le rapport Glavany (2008), le Pacte républicain de l’UMP (2011) et le rapport du Haut Conseil à l’intégration sur la laïcité à l’école et dans la fonction publique, également en 2011, il est régulièrement question de légiférer sur les pratiques et les signes religieux dans le monde du travail. » Ces propositions de réforme butent sur une réalité : « L’état actuel du droit permet de résoudre le problème », poursuit Patrice Adam. Et cela ne date pas d’hier : la loi Auroux du 4 août 1982, qui encadre l’élaboration du règlement intérieur des entreprises, prévoit que les clauses « non conformes aux droits des personnes et aux libertés individuelles ou collectives », en principe interdites, peuvent être « admises si elles sont justifiées par la nature de la tâche et proportionnées au but recherché ». « En 1992, ce texte a été transposé dans le Code du travail (article L. 122-35), commente Philippe Waquet, doyen honoraire de la Cour de cas­sation. Ces deux critères – la justification et la proportionnalité – servent de trame à la plupart des décisions. »

De fait, la cour d’appel de Versailles a fondé sa décision de confirmer le licenciement de la salariée de la crèche Baby Loup sur l’article L. 1221-1 du Code du travail. « Bien qu’elle confirme la décision prise en première instance, la cour d’appel la motive de façon radicalement différente », commente Patrice Adam. Le conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie avait fait référence au principe de laïcité énoncé dans l’article 1 de la Constitution de 1958 (« la France est une république laïque »). Étant donné que la crèche exerce une mission de service public, ce principe de laïcité devait, aux yeux des juges prud’homaux, s’appliquer à l’ensemble des salariés. Argumentation rejetée par la cour d’appel, qui a préféré réaffirmer le principe de liberté d’expression religieuse au sein de l’entreprise, cette liberté pouvant toutefois subir des restrictions dès lors que ces dernières sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Justifiées et proportionnées.

À ces deux critères énoncés dans le Code du travail sont venus s’ajouter, au fil des jurisprudences, six autres éléments pouvant justifier des restrictions à la liberté d’expression religieuse (les illustrations concrètes ci-dessous sont tirées du livre de Dounia Bouzar Laïcité, mode d’emploi, voir interview ci-contre). Le respect des consignes de sécurité : le turban sikh peut empêcher un ouvrier de porter le casque de sécurité obligatoire sur les chantiers; le respect des règles d’hygiène : une barbe trop longue pose des problèmes d’hygiène dans les métiers de bouche ; la capacité du salarié à exercer sa mission : un médiateur des transports ne peut plus assurer sa mission s’il refuse de parler aux femmes ; la bonne organisation de l’équipe : un salarié qui manque systématiquement une partie des réunions pour faire ses prières quotidiennes désorganise le travail de son équipe ; l’atteinte aux intérêts commerciaux de l’entreprise : le port d’un signe religieux peut être mal perçu par la clientèle. Enfin, critère religieux ou antireligieux : un salarié militant activement contre le port du foulard peut aussi bien être sanctionné qu’un témoin de Jéhovah tentant de convertir ses collègues.

Ces six critères ont été validés par la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité des chances (Halde) en avril 2009. Ils permettent de fonder d’éventuelles sanctions sur des données objectives : le port du voile ne peut ainsi être interdit que s’il nuit aux consignes de sécurité (en cas de manipulation de produits chimiques, par exemple) ou s’il porte atteinte aux intérêts commerciaux de l’entreprise. Une assistante de direction ou une conseillère clientèle sur une plate-forme téléphonique – sans contact direct avec la clientèle – ne doivent donc pas être sanctionnées si elles décident de porter le voile. Y compris si elles ont été embauchées tête nue.

L’objectivité, c’est précisément ce qui manque dans le climat actuel, alors que les débats sur l’identité nationale et la laïcité font monter les enchères. « La diversité se prend en bloc, estime Dominique Turcq, fondateur de l’institut Boostzone. Le débat tel qu’il s’exprime en France a un peu trop tendance à se focaliser sur les seuls musulmans. » « L’atteinte aux objectifs commerciaux est un argument de plus en plus systématiquement invoqué, ajoute Patrice Adam. Comme par hasard, c’est toujours le voile qui pose problème. Jamais la croix, la kippa ou le turban. »

Un manque de lisibilité. Bien que la réglementation soit claire, la jurisprudence manque de lisibilité. « Les quelques décisions rendues en appel sont contrastées et difficilement déchiffrables », observe Patrice Adam. « On ne peut pas dire qu’un arrêt de principe, reprenant la totalité des critères limitant la liberté religieuse, ait réellement fixé une ligne de conduite, explique Philippe Waquet. Compte tenu de la diversité de ces critères, je doute qu’on parvienne un jour à un arrêt de principe. » À défaut, les entreprises vont devoir s’approprier les règles d’encadrement du fait religieux et les diffuser à l’ensemble de leurs managers pour désamorcer les situations conflictuelles. « Elles pourraient aussi s’en inspirer, lance Dominique Turcq. Les entreprises manquent clairement d’éthique et de morale. Au lieu d’exclure les religions, elles pourraient aussi y puiser les valeurs qui leur font défaut. » Un vœu pieux ?

Ce que dit la jurisprudence

La jurisprudence repose entièrement sur l’article L.122-35 du Code du travail (sur le règlement intérieur) :

« Le règlement intérieur ne peut contenir de clause contraire aux lois et règlements, ainsi qu’aux dispositions des conventions et accords collectifs de travail applicables dans l’entreprise ou l’établissement. Il ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.

Il ne peut comporter de dispositions lésant les salariés dans leur emploi ou leur travail, en raison de leur sexe, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur situation de famille, de leurs origines, de leurs opinions ou confessions, de leur apparence physique, de leur patronyme, ou de leur handicap, à capacité professionnelle égale. »

Auteur

  • Sabine Germain, Rozenn Le Saint