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« Nous sommes tous responsables de la destruction du lien social »

Actu | Entretien | publié le : 01.02.2012 | Sandrine Foulon, Anne-Cécile Geoffroy

Avec De bon matin, le réalisateur signe non pas un film social, mais le portrait d’un employé de banque très investi dans son travail et qui perd pied.

Vous explorez à nouveau dans votre dernier film, De bon matin, un monde de l’entreprise très noir. Le sujet vous fascine ?

Je ne pensais pas y revenir après Violence des échanges en milieu tempéré. Mais, en 2004, j’ai entendu cette info à la radio : un homme de 50 ans arrive un matin dans la banque où il travaille, tue ses deux supérieurs hiérarchiques, plus jeunes que lui, et se suicide. Cette histoire m’a hanté. Je comprends, mais je n’admets pas que l’on puisse arriver à cette extrémité pour un conflit de travail. J’ai tout de suite eu l’idée d’en faire une fiction, de m’arrêter sur l’introspection de cet homme, sur le temps suspendu entre son crime et sa mort. Ma volonté était de réaliser le portrait de ce père de famille sans histoire, Paul Wertret, plutôt que de me lancer dans une critique du harcèlement moral ou d’un certain mode de management.

Comment avez-vous préparé ce film ?

J’ai rencontré de nombreux chargés d’affaires de différentes banques. Ils étaient à la fois heureux et malheureux au boulot. À l’époque, la crise des subprimes avait éclaté. Certains prenaient un peu leur revanche sur la finance pure et se montraient très fiers de leur travail. Mais tous racontaient aussi la pression qu’ils vivaient pour faire du chiffre, vendre des crédits.

Les observateurs redoutent que des salariés ne retournent la violence contre leurs chefs. Partagez-vous ce sentiment ?

Je ne suis pas expert du travail. Je serais bien incapable de dire quelle sera la prochaine étape. Mais les spécialistes de la souffrance au travail que j’ai pu rencontrer, comme Christophe Dejours, dont je suis devenu proche, m’expliquent que certains salariés vont au bureau avec une carabine dans le coffre. L’acte de Paul Wertret reste isolé. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer comment les gens se construisent. Je ne crois pas qu’on soit différent dans le travail et en dehors. Ce qu’on est dans le champ public, on l’est dans le travail, on le transmet à ses enfants… Je ne crois pas aux bourreaux sanguinaires. Le personnage de Xavier Beauvois, le supérieur de Paul Wertret (Jean-Pierre Darroussin), est un salaud ordinaire. Paul Wertret n’est pas non plus un saint homme. Mais il a toujours essayé de se regarder dans la glace. Il s’est beaucoup investi dans son travail. Beaucoup trop. Ce sont ceux-là qui perdent pied.

Vous montrez néanmoins qu’il existe d’au­tres portes de sortie…

Oui, il y en avait plein. Paul Wertret passe notamment un entretien d’embauche. Mais il ne veut pas lâcher, laisser ses supérieurs gagner. D’où le drame. Il entretient un rapport aigu à la vengeance, ou si vous voulez un rapport complexe à la justice. Il n’est pas que dans la dépression. Il poursuit une quête, qui l’amène au sacrifice.

Quel regard portez-vous sur les cinéastes dits « sociaux » ?

Robert Guédiguian ou Ken Loach sont des cinéastes d’une autre génération. Ils revendiquent une utopie, parlent au nom d’un groupe, d’une histoire. Leurs films montrent les valeurs qu’ils défendent. Mes films n’ont au contraire pas grand-chose à glorifier. Mes personnages ne sont pas valeureux. C’est une façon de traduire notre époque. Lorsque je regarde mes trois longs-métrages, j’y vois une trilogie. L’histoire de personnages de 25, 35 et 50 ans issus de la classe moyenne supérieure. Je parle des gens qui me sont proches. On n’y échappe pas. Je les regarde avec compassion mais sans indulgence. Ce sont encore les privilégiés du système. J’essaie de comprendre à quel prix ils se protègent pour réussir. Nous sommes tellement dépendants de cette condition sociale que nous sommes prêts à beaucoup de compromissions pour conserver notre statut. Et les transformations des conditions et des mentalités de travail sont exemplaires pour montrer ces comportements. Nous sommes tous responsables de la destruction du lien social.

Le cinéma est-il touché par cette perte de sens qui concerne le travail ?

Alors que la qualité du travail se dégrade, que la société de la connaissance n’est plus valorisée, que l’appétence technique se dilue, le sentiment du travail bien fait existe encore dans le cinéma. Une fois la contrainte économique fixée avec la production, le respect de l’exigence d’un auteur est réel. J’ai toujours eu une grande liberté de choix des comédiens. Pour De bon matin, j’ai pu refuser quinze fois les parvis de banque que la production me proposait parce qu’ils ne me convenaient pas. Cela se complique au stade de la distribution. Comme n’importe quel produit sur un marché inflationniste, le film affronte la concurrence. Il en sort quinze par semaine. Et c’est la loi du chiffre.

JEAN-MARCMOUTOUT

Réalisateur.

PARCOURS

Titulaire d’une licence en mathématiques appliquées, formé à l’Institut des arts de diffusion (IAD, en Belgique), Jean-Marc Moutout, 45 ans, a réalisé courts-métrages et documentaires avant de signer trois longs-métrages : Violence des échanges en milieu tempéré (2003), la Fabrique des sentiments (2008) et De bon matin (2011) qui sort ce mois-ci en DVD (Les Films du losange).

Auteur

  • Sandrine Foulon, Anne-Cécile Geoffroy