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“Les partis politiques n’ont plus de discours sur l’injustice sociale”

Actu | Entretien | publié le : 01.01.2012 | Anne-Cécile Geoffroy

Pour l’anthropologue, la notion du bien commun s’est perdue en Occident. La vie sociale, fondamentale dans la construction des personnes, en pâtit.

Comment définissez-vous le bien commun, sujet de votre dernier ouvrage ?

Le bien commun, c’est la toile de fond de la société, l’ensemble de ce qui soutient la coexistence des citoyens et, par conséquent, l’être même. Les deux volets du bien commun sont la justice sociale et les biens communs, au pluriel. C’est-à-dire ce qui ne s’achète pas, comme l’éducation transmise par des parents à leur enfant, l’air que chacun respire, le tout-à-l’égout, les espaces publics…, tout ce à quoi plus personne ne fait attention aujourd’hui. Or les biens communs dans leur diversité concourent au bien commun général.

Qu’est-ce qui en a éloigné les sociétés ?

Dans l’Occident moderne, la théologie a laissé croire pendant des siècles que chacun a une existence individuelle propre, la vie sociale venant dans un deuxième temps. Au Moyen Âge, les décisions politiques s’appuyaient sur les sciences théologiques. Aujourd’hui, elles s’appuient sur les sciences économiques. L’économie a pris le relais de la théologie.

Quelles en sont les conséquences ?

Ce discours économique nous apparaît en prise avec la réalité. Mais il a un angle mort, la qualité de la vie sociale. Or cette vie sociale n’est pas à envisager uniquement sous la forme d’une organisation économique. Toutes les connaissances nouvelles, comme l’anthropologie ou la psychologie, montrent à quel point la vie sociale a un rôle fondateur pour que chacun devienne une personne. On n’est pas un être humain par soi-même. On l’est soutenu par d’autres. Cette notion est encore très présente dans de nombreuses sociétés traditionnelles. L’Occident a perdu cela de vue et la notion de bien commun s’est évaporée.

Les entreprises ont-elles également perdu cette notion ?

Dans toutes les sociétés, l’être humain a besoin de se sentir bien avec les autres. L’individu cherche ce bien-être dans sa famille, mais aussi au travail. Quand une personne évoque son travail, trois choses reviennent systématiquement : son salaire, la pénibilité du travail et l’ambiance avec ses collègues. Personne ne travaille uniquement pour le salaire. Quand on arrive au boulot, on ne peut pas faire abstraction de son existence. En individualisant les salaires, les temps de travail, les tâches, les entreprises ont aussi contribué à la détérioration de la qualité de vie au travail. Les employeurs considèrent trop souvent l’ambiance collective comme une externalité économique, impossible à chiffrer. Toute leur communication sur la responsabilité sociale de l’entreprise, c’est de la confiture sur une tartine de pain rassis. Pour les salariés, l’ambiance au travail, c’est leur quotidien. L’ensemble des citoyens gagnent-ils plus à consommer davantage que leurs parents si, dans le même temps, leur journée de travail est plus pénible ?

Comment la sphère politique peut-elle se réapproprier un discours sur le bien commun ?

La question de la justice sociale a complètement disparu des discours politiques. Or une des dimensions du bien commun est liée à la disparité des revenus. Le fossé entre les très riches et les pauvres s’est considérablement accru. Les partis politiques n’ont plus aucun discours sur la justice ou l’injustice sociale. En dehors du Parti de gauche et de Marine Le Pen. À droite, comme à gauche, la pensée économique est fondamentalement la même. Tous ont adopté une conception individualiste et utilitariste de la société. Ils ont souvent la même formation, une origine sociale proche. Ils ne savent plus s’adresser aux ouvriers, aux employés, à tous ces salariés précaires qui représentent la moitié de la population active. Le discours politique se focalise beaucoup sur le pouvoir d’achat. Comme si les biens marchands étaient fondamentaux. Or l’économie n’est pas l’alpha et l’oméga des sociétés humaines.

Si les politiques ne réinvestissent pas ce discours, quelles sont les autres pistes ?

Il faut parvenir à modifier le rapport de force entre la minorité de riches et tous les autres. Le mouvement des Indignés de Wall Street va dans ce sens. Mais ils ne sont pas bien nombreux. Tout espoir n’est pas perdu. Quand on étudie la lutte contre l’esclavage, les abolitionnistes étaient un petit groupe d’hommes qui se sont battus face à des intérêts économiques puissants. Pour retrouver le bien commun, il est nécessaire que chacun d’entre nous s’interroge sur sa représentation en tant qu’être humain. Sommes-nous des consommateurs et rien d’autre ? Quelle est la finalité des sociétés humaines au-delà de leur utilité pratique ?

FRANÇOIS FLAHAULT

PARCOURS

François Flahault est directeur de recherche émérite au CNRS. Il anime un séminaire d’anthropologie philosophique à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Il a publié en 2011 Où est passé le bien commun ? (éd. Mille et Une Nuits). Il est également l’auteur du Paradoxe de Robinson : capitalisme et société, et du Crépuscule de Prométhée aux mêmes éditions.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy