La sociologue, qui a ausculté les hautes sphères des entreprises, observe que le P-DG reste central et implique peu ses collaborateurs dans la prise de décisions.
Pourquoi avez-vous consacré une thèse au travail des P-DG et des directions ?
Le fonctionnement des groupes de direction est souvent décrit comme très collectif. On vit avec l’image idéalisée du dirigeant collaborateur. Je voulais aller voir de plus près cette réalité, mieux comprendre comment les dirigeants exercent leur métier et surtout quel rôle joue le P-DG dans les organisations. J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ces hautes sphères de direction. C’est en parvenant à décrocher un premier entretien et en garantissant l’anonymat que les portes se sont finalement ouvertes dans d’autres entreprises. J’ai ausculté 33 directions d’entreprises canadiennes. La plus petite emploie une soixantaine de personnes ; la plus grande, plusieurs milliers. Toutes m’ont fait signer un contrat de confidentialité. J’ai ainsi pu récolter une parole honnête, loin des clichés et des discours de communication.
Vous décrivez un fonctionnement très peu démocratique. Le P-DG décide, les directions exécutent.
Le P-DG a un rôle central dans l’organisation du travail au sein du groupe de direction. Qu’il s’agisse d’une grosse association, d’une PME ou d’un groupe mondialisé, le mode collaboratif est loin d’être inné chez ces patrons. Les réunions servent avant tout à informer les directeurs de division, dans certains cas à les consulter et rarement à les impliquer dans la prise de décisions. À partir de ces différentes réalités, j’ai distingué quatre grands types de fonctionnement des groupes de direction allant de très fragmenté à très intégré. La qualité et le type de coordination du groupe de direction sont très liés à la personnalité du P-DG.
Quels profils avez-vous rencontrés ?
Ces personnes ne sont pas arrivées au sommet par hasard. Elles sont ambitieuses, très politiques, très directives aussi. Elles aiment la compétition et recherchent le pouvoir. Elles ne ressentent pas forcément le besoin de consulter le groupe de direction pour décider. Dans la moitié des entreprises, le P-DG s’entoure d’un petit noyau dur, qui peut prendre la forme d’un comité de gestion informel mais est la plus part du temps constitué par une personne de confiance. Celle-ci a souvent une influence importante dans la prise de décisions et n’apparaît pas forcément dans l’organigramme officiel de l’entreprise. Le mythe du dirigeant collaborateur est remis en cause, c’est en fait plutôt une exception.
Les femmes dirigent-elles différemment ?
Toutes celles que j’ai rencontrées ont adopté un mode collégial ou, mieux, participatif. Elles disent très clairement qu’elles n’ont pas le choix de travailler autrement si elles veulent que leurs décisions soient partagées, acceptées et mises en œuvre. Cela ne signifie pas qu’elles ne savent pas décider seules. Elles ont plus souvent le souci de l’impact de l’organisation du travail sur la motivation du comité de direction. Elles sont, aussi, attentives à préserver la paix sociale. Dans les entreprises où la prise de décisions est directive, les relations au sein du groupe de direction sont généralement plus conflictuelles.
Est-ce que la performance économique des entreprises diffère selon le style du P-DG ?
Le mode de fonctionnement de l’entreprise ne semble pas avoir d’impact sur sa performance. En revanche, il a un coût en termes de motivation des dirigeants. Dans les entreprises où la prise de décisions est peu partagée, les équipes éprouvent moins de satisfaction dans leur travail. Les directeurs de division se vivent comme des exécutants et se retrouvent souvent en compétition les uns avec les autres. Ils avouent une forme de souffrance. Surtout, cela les oblige à beaucoup de politicaillerie pour se faire entendre du P-DG. Le choix du CEO est donc loin d’être anodin.
Vos conclusions sont-elles transposables aux entreprises françaises ?
Culturellement, les Canadiens ont la réputation d’avoir un mode de management collaboratif. En France, j’aurais sans doute trouvé des chefs d’entreprise plus dirigistes. Les structures françaises très élitistes n’y sont pas étrangères. Elles forment des jeunes qui se sentent très tôt capables de prendre des décisions. Ils ont la tête bien faite, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont les compétences suffisantes pour travailler en équipe. À Audencia, nos étudiants français arrivent avec une conception du travail collectif bien particulière. Ils ont tendance à se partager le travail et à mettre bout à bout les résultats sans travail en commun. Tout l’enjeu est de les amener à comprendre les ressorts du travail collectif pour favoriser des modes de management plus collaboratif.
40 ans.
PARCOURS
Enseignante-chercheuse en management des ressources humaines à Audencia Nantes, elle a obtenu un doctorat en management (PhD) à HEC Montréal. Sa thèse porte sur la structure et le fonctionnement des groupes de direction et le rôle du P-DG. Céline Legrand a par ailleurs enseigné à l’université McGill, à Montréal, à l’ESCP-EAP, à Grenoble École de management. Elle s’intéresse plus particulièrement au comportement humain dans les organisations.