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Vie des entreprises

Ingersoll, chronique d’une fermeture avortée

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 01.10.2011 | Emmanuelle Souffi

Du jamais-vu ! Fin 2010, juste avant la mise en œuvre de son PSE, la direction de l’usine de Sin-le-Noble décide de sauver le site. Un revirement qui montre qu’en matière de restructuration rien ne sert de courir. Mais qui laisse des traces.

Ce matin du 22 août, au volant de sa Yaris, il aurait normalement dû tourner à gauche. Direction Pôle emploi. Au lieu de ça, il a continué son chemin, le même que celui qu’il emprunte depuis quarante ans pour rejoindre l’usine, plantée dans le bourg de Sin-le-Noble(Nord). Comme les 70 salariés d’Ingersoll Rand, Jean-Michel Fitzner, chef d’atelier, devait rentrer de congé sans boulot. L’affaire était pliée depuis un an, la direction américaine de ce fabricant de matériels de levage désirant concentrer sa production à Seattle. Sauf qu’elle a fait machine arrière et décidé de ne plus se débarrasser du site français. Condamné le 16 juillet 2010, il a ressuscité le 29 mars 2011. Du jamais-vu, de mémoire de syndicalistes et de juristes ! Un revirement incroyable qui a pris tout le monde de court. Désormais, dans l’esprit des Ingersoll, il y a un avant… et un après.

Avant, c’était quand l’usine comptait plus de 100 salariés et crachait plusieurs millions d’euros par mois de palans et de treuils pour forer le pétrole. Après, c’est en 2009, quand la crise débarque. Les compagnies pétrolières ajournent leurs investissements et l’activité plonge. En un an, les bénéfices chutent de moitié. Les usines tournent pour rien. L’euro est au plus haut et sa parité avec le dollar plombe la production française. La maison mère décide de remettre à plat ses 90 sites et de transférer celui de Sin-le-Noble à Seattle, spécialisé dans les mêmes matériels, mais qui génère trois à quatre fois plus de volume. Panique du personnel . 30 % des effectifs disparaissent. Des machines sont transférées. À Seattle, les salariés déménagent et intègrent des locaux plus spacieux. Des intérimaires sont embauchés. Ça sent la fin. Elle est confirmée à l’aube des congés d’été. « On a pris un coup de massue sur la tête », se souvient Jean-Michel Fitzner, ancien secrétaire du comité d’entreprise. Colère des ouvriers car l’usine est rentable et que son carnet de commandes est plein. Sauf que les actionnaires, rémunérés à hauteur de 9 %, réclament 15 %… « Sin-le-Noble, c’est 0,01 % du chiffre d’affaires du groupe ! enrage le syndicaliste. Une miette… donc on l’écrase ! »

Grèves et manifestations. La direction, condamnée à exécuter un plan auquel elle ne croit pas forcément, entame des négociations dans la douleur. Alors que le dernier débrayage remonte à trente ans, grèves et manifestations se succèdent. « C’est très rare une fermeture qui ne débouche pas sur un conflit, surtout dans le Douaisis », rappelle Patrick Markey. Directeur départemental du travail à la Direccte du Nord-Pas-de-Calais, il va être l’homme providentiel dans cette histoire pas banale. Médiateur, il alerte les syndicats sur les dangers de focaliser les discussions sur l’argent. Et prévient la direction qu’elle va devoir lâcher du lest sur le PSE vu le caractère contestable du motif économique de la fermeture.

Comprenant que les Américains ne changeront pas d’avis, le « pas touche à mon usine » cède la place au « par ici le chèque ». « C’était nous les victimes ! L’usine n’a pas de dettes, est propriétaire des terrains et a plus de 9,5 millions d’euros de trésorerie, pointe Jean-Marc Skrzypek, délégué syndical CFDT. Nous aussi, on voulait notre part du gâteau. » Dix-sept jours de blocage sous la neige, des caisses de matériel planquées pour qu’elles ne soient pas envoyées aux États-Unis, le patron et le directeur financier du site retenus un soir… Les actions se durcissent. Les dirigeants perdent tout le crédit acquis au cours des années passées. Olivier Dentu, le P-DG, a commencé comme stagiaire, et Salvadore Para y travaille depuis vingt ans. « On était perçus comme des traîtres, se rappelle ce dernier, ex-directeur financier et actuel directeur du site. Pour eux, j’allais sauver ma peau. » L’argent aiguise les appétits et pourrit l’ambiance. « C’est une histoire de fous ! Certains voyaient les euros défiler comme à la machine à sous ! » déplore un ingénieur méthodes.

Pas avare – et surtout conscient de risquer une condamnation pour licenciements injustifiés -, le groupe passe à la caisse. « Ça n’était pas un canard boiteux qui fermait. L’entreprise ne pouvait pas faire abstraction des indemnités supralégales », juge Patrick Markey. 22 000 euros de prime plus 2 250 euros par année d’ancienneté… Les salariés toucheront en moyenne 57 000 euros. Certains se prennent déjà à rêver. Surtout les plus anciens, proches de la retraite et fatigués par une vie à usiner des pièces : 100 000 euros quand on a quarante ans de maison et un salaire mensuel qui plafonne à 1 800 euros, la carotte est trop belle pour ne pas en profiter. « On leur disait bien que ça n’était pas pour acheter une Mercedes, mais en attendant de retrouver un emploi », se souvient Jean-Michel Fitzner.

Alors, quand, à la surprise générale, la direction annonce en mars qu’elle annule tout et que l’activité repart à Sin-le-Noble, c’est loin d’être l’explosion de joie. Crainte de reculer pour mieux sauter et de « se faire avoir une deuxième fois », déception de ne pas empocher le pactole, incompréhension face à cette volte-face… Les salariés sont pris dans un tourbillon de sentiments contradictoires.

Condamnés à pointer à Pôle emploi dans un bassin où le taux de chômage atteint 14 %, les jeunes respirent. Les anciens pleurent. Certains réclament même une prime pour préjudice moral… « Ils ont joué au Loto, ils avaient le ticket gagnant et ils ont tout perdu », résume l’ex-secrétaire du CE. Ceux qui avaient négocié une avance ont dû la rembourser. Trois salariés sur les quatre partis ailleurs sont revenus.

Ce n’est pas le coût du PSE ni les risques de procès qui ont fait plier le groupe. C’est avant tout l’embellie économique. Le PSE est bouclé fin décembre. Et début janvier les commandes repartent. La direction se lance alors dans un délicat exercice de style : expliquer que ce qui était nécessaire hier est désormais suicidaire. « Cette fermeture n’avait plus de sens, reconnaît sans détour Olivier Dentu. Nous étions en train de détruire une expertise sur un business où on gagne de l’argent. Cela aurait été une erreur d’exécuter ce plan. » Pour les syndicats, les Américains sont surtout allés vite en besogne et ont négligé le savoir-faire français. Car, à Seattle, on se contente d’assembler des pièces importées, alors que les Sinois fabriquent tout de A à Z. Transférer les compétences aurait pris plus de temps que de déplacer les machines… « Ce sont des calculateurs qui n’ont pas pris en compte cette notion de main-d’œuvre », fustige Jean-Marc Skrzypek.

Des choix financiers. Le salut des Ingersoll est aussi dû à l’arrivée de nouveaux dirigeants à la tête de la division européenne. Plus à l’écoute des réalités du terrain, ils ont su faire leur mea-culpa. Preuve qu’il ne faut jamais dire « jamais ». « L’inévitable peut être évité, conclut Christian Entem, maire de Sin-le-Noble. C’est un signe fort pour toutes les sociétés qui licencient. » Le directeur du travail en tire un autre enseignement : « On a vite fait de faire une croix sur une usine, déplore-t-il. Les choix sont plus financiers qu’industriels. » Comme dans la fable du « Lièvre et de la Tortue », on gagne parfois plus à prendre son temps… Car la nouvelle équipe se retrouve confrontée à un « après » lourd de séquelles. Le conflit a fait émerger des divisions entre générations. Beaucoup se voyaient déjà partis, projetant même de se reconvertir.

Revenir à son poste est loin d’être simple, même si la direction compte sur son plan de relance pour remotiver les troupes (voir encadré ci-contre). Les Ch’tis vont devoir passer l’éponger et oublier leur rancœur. Pour prouver à la concurrence et aux Américains qu’il faut encore compter sur eux.

Huit mois de conflit

16 juillet 2010 La direction américaine d’Ingersoll Rand décide de fermer le site français.

27 juillet 2010 Premières manifestations.

23 novembre 2010 Blocage de l’usine. La direction est retenue plusieurs heures.

10 décembre 2010 Après dix-sept jours de blocage, la direction promet qu’il n’y aura pas de licenciement avant le 15 mai 2011.

29 mars 2011 Le nouveau vice-président Europe annonce l’arrêt du plan de fermeture.

Preuves de (sur)vie

Vu les aléas de la conjoncture, les Américains n’ont pas fait de promesses de Gascon. Rien ne dit que le site ne fermera pas dans cinq à dix ans. Mais son avenir est au moins assuré pour les années qui viennent. Le groupe s’est engagé à conserver durant trois ans les conditions de départ prévues par le PSE en cas de nouvelle restructuration. Deux nouveaux centres d’usinage vont être installés pour un coût de plus de 800 000 euros. Depuis le printemps, huit personnes ont été recrutées, l’usine tourne en trois-huit et les salariés multiplient les heures supplémentaires. Pour motiver les équipes après l’annulation du PSE, une prime de 1 000 euros a été versée quand le cap de 1,8 million d’euros de production a été franchi au deuxième trimestre. Durant le conflit, elles touchaient 500 euros par mois dès que les 500 000 étaient atteints. Des « carottes » qui marchent. La production a doublé par rapport au début de l’année. Comme quoi il faut toujours laisser sa chance au produit…

Auteur

  • Emmanuelle Souffi