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Vie des entreprises

Forfait jours, pas forfait nuits et week-ends

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.09.2011 | Jean-Emmanuel Ray

La rentrée est le temps des bonnes résolutions. Alors, à la suite de l’arrêt du 29 juin 2011 légitimant tout en encadrant sévèrement le forfait jours, pour éviter de devoir payer dans quelques années 47 semaines × 10 heures × 5 ans = 2 350 heures supplémentaires à chacun des 764 cadres de l’entreprise, il vaut mieux dès maintenant suivre le mode d’emploi donné par la Cour.

Avec ses 35 heures hebdomadaires, la loi Aubry du 19 janvier 2000 sentait bon les années 1900 : F. Taylor et H. Ford, la manufacture et l’organisation militaro-industrielle avec son tout collectif : temps, lieu, action. Mais, avec la création du forfait jours à l’éclatant succès (26 % des salariés dans la communication, les activités financières ou l’assurance), elle nous a aussi fait passer au troisième millénaire grâce à cet aveu officiel : l’impossibilité de calculer à la minute près le temps de travail de nombre de cadres autonomes, pas mécontents de maintenir ainsi une certaine opacité sur leur « emploi du temps ». Et, en janvier 2000, le Web 2 n’existait pas, le très haut débit restait de l’ordre du fantasme : on ramait plus qu’on surfait.

L’ambivalent arrêt du 29 juin 2011 ne l’a pas globalement censuré au nom de normes supranationales, la chambre sociale de la Cour de cassation se montrant nettement plus réaliste que le Comité eu­ropéen des droits sociaux (CEDS) ayant eu, en juin 2010, une analyse théorique confondant durée réelle du travail et amplitudes maximales ; c’est d’abord la santé du collaborateur qui est en question, a répété l’arrêt du 29 juin.

DEUX AVERTISSEMENTS

– Premier avertissement en forme de dernier rappel : l’accès au forfait jours n’est pas de droit, pour n’importe quel collaborateur. Il faut un accord collectif détaillant les cadres concernés ; mais aussi que ceux-ci soient vraiment autonomes. Sinon, le juge n’hésitera pas, comme par le passé, à repasser aux 35 heures ce chef de magasin ou ce moniteur de golf aux horaires pas vraiment libres mais dont on se doute qu’ils travaillent plus de 35 heures (44 heures en moyenne). En raison du chapeau en forme de sombrero visant les « dérogations » à la directive de 1993, inclure des salariés non cadres devient d’ailleurs risqué, même si la loi de 2005 l’autorise s’ils sont autonomes. S’agissant, enfin, de règles d’ordre public, passer « cadres autonomes » le maximum de collaborateurs, même si un accord collectif y a prêté la main…

– Second et dissuasif avertissement : le revirement opéré le 29 juin 2011 par rapport à l’arrêt du 13 janvier 2010 s’étant contenté de dommages et intérêts lorsque l’employeur n’a pas respecté le nécessaire encadrement fixé par l’accord collectif. Les forfaits jours en cause seront désormais « privés d’effet », avec des effets très dissuasifs en amont : action en paiement de l’ensemble des heures supplémentaires, avec un régime de preuve légal et jurisprudentiel très favorable au salarié mais complexe à mettre en œuvre puisque justement, ici, le salarié n’avait « pas compté ses heures » (voir Flash). On peut d’ailleurs s’attendre à de tels contentieux par des collaborateurs au forfait jours licenciés tentant leur chance aux prud’hommes. Du moins dans les nombreuses branches ou entreprises s’étant montré peu regardantes sur le suivi conventionnel et pingres sur les jours de RTT, car lors­que ce sont 18 ou 23 jours qui ont été acquis…

SANTE MENTALE ET CHARGE DE TRAVAIL

Cet arrêt est un symbole du passage de la révolution industrielle à la révolution numérique, du travailleur manuel à celui du savoir. La charge de travail de F. Taylor et de H. Ford était la charge pondérale supportée par les deux bras d’un ouvrier posant 223 fois par jour une portière gauche de 16,9 kilos. La charge des neurones du cadre autonome est un peu plus complexe à calculer, le repos des bras étant également plus aisé à assurer que la déconnexion des neurones.

Dans toute entreprise existent des turbo et des Diesel, dont le ressenti de la même charge est fort différent, sans que parfois l’employeur le sache, ou ne veuille le savoir. Ainsi, dans l’affaire du suicide jugée par la cour de Versailles le 19 mai 2011 et qui a manifestement inspiré la Cour de cassation, l’on apprend que ce cadre passait une partie de ses nuits à traduire des notes rédigées en anglais et que, certains week-ends, il révisait des examens pour obtenir une promotion. Et la cour de stigmatiser « l’incapacité des supérieurs hiérarchiques de M. X à pouvoir préciser quel était le volume précis de son travail, l’absence de tout dispositif pour évaluer la charge de travail, et de visibilité des managers sur celle de leurs collaborateurs ». Car, désormais, la santé mentale surplombe tout le droit du travail (avec une impossible obligation de sécurité de résultat), débordant sur celui de la Sécurité sociale (faute inexcusable): d’où la très médiatique montée en puissance des CHSCT, qui doivent se réjouir de ces arrêts.

QUE FAIRE ?

En résumé : ne plus penser que le forfait jours permet de s’affranchir des durées minimales de repos et d’une durée mensuelle raisonnable de travail : c’est d’ailleurs l’équilibre entre ces deux notions qui sera examiné par le juge, soit pour un rattrapage d’heures supplémentaires, soit pour qualifier une éventuelle prise d’acte en forme de droit de retrait définitif.

Comme le résumait la doyenne de la chambre, Marie-France Mazars : « Ce n’est que dans le respect des principes généraux de protection de la sécurité et de la santé des salariés que la directive de 1993 permet de déroger aux durées maximales de travail. Cela implique que les accords collectifs encadrent la mise en œuvre des forfaits jours pour garantir l’effectivité du droit à la santé et au repos du salarié. »

1. Garantir des temps de repos effectif

– Est-ce la peine d’indiquer que dépasser l’amplitude maximale de 13 heures quotidiennes de travail est une bien mauvaise idée ? Et donc qu’envoyer des courriels comminatoires un peu tard ou très tôt… Idem pour le repos hebdomadaire communautaire d’au minimum 35 heures ; aucun travail, « directement ou indirectement commandé », énonce la chambre sociale, ne peut y porter atteinte.

– Il faut donc commencer par écarter tout reproche façon CEDS sur les prétendues 78 heures hebdomadaires de travail (13 heures × 6 jours). Pour un forfait jours (de travail mais aussi de repos), les syndicats ne devraient pas voir d’inconvénients à ce que le futur accord collectif neutralise le samedi, jour ouvrable mais rarement ouvré. Deux jours de repos consécutifs, ce n’est plus Cosette contre les Thénardier, l’amplitude hebdomadaire maximale tombant à 65 heures ; ce qui reste beaucoup, même si la chambre sociale n’a pas cité les 48 heures hebdomadaires de la directive de 1993, qui ne figurent pas non plus dans l’exemplaire convention de la métallurgie ; le CEDS n’avait d’ailleurs critiqué que la répétition de semaines trop lourdes. Bref, une semaine « charrette » à 53 heures, bon ; six semaines de suite, non.

– L’accord collectif doit également encadrer la monétisation ou le transfert des jours de repos ou de RTT sur un compte épargne temps : le repos relevant de la santé, il n’est pas à vendre, et il faut désormais s’attendre à des juges du fond fort sourcilleux.

– Les entreprises doivent enfin se méfier de la loi du 20 août 2008 : rachat de gré à gré des jours de RTT, passage à 235 jours, voire au-delà, de travail…

2. Assurer un suivi collectif et individuel de la charge de travail

– Suivi collectif. Vu l’importance donnée par l’arrêt au texte conventionnel, il paraît indispensable de revisiter l’existant en le comparant par exemple à celui de la métallurgie ayant brillamment passé son examen (côté entreprise, lister le nombre et les dates exactes des jours travaillés car beaucoup de collaborateurs vont y penser, au cas où). Et d’y prévoir une commission paritaire de suivi qui fera par exemple tous les trimestres le point sur la charge de travail des salariés concernés. Mais ensuite, il faudra la faire vivre, car un bel accord bien ronflant mais non appliqué = forfait jours privé d’effet.

– Suivi individuel. « Un entretien annuel individuel est or­ganisé par l’employeur avec chaque salarié ayant conclu une convention de forfait en jours sur l’année. Il porte sur la charge de travail du salarié, l’organisation du travail dans l’entreprise, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale, ainsi que sur la rémuné­ration. » (L.  3121-4 après le 20 août 2008.) Après le coup de semonce du 29 juin 2011, ce rythme annuel devient un minimum : car, si le salarié commence à perdre pied le mois suivant son entretien, au pays de l’obligation de sécurité de résultat en matière de santé mentale, cette surcharge ne pourra attendre 11 mois. Dans la pratique, il vaut mieux qu’il n’intervienne pas en même temps que l’entretien d’évaluation, le collaborateur prouvant ensuite que la question du forfait jours a occupé 2 minutes TTC, mais l’engueulade sur les objectifs 39 minutes.

Problème, fin 2011 : si, depuis 1936, les entreprises maîtrisent le suivi du temps de présence à l’usine et au bureau, avec nos ordinateurs portables et Internet, le bureau d’un travailleur du savoir a acquis le don d’ubiquité : il peut le suivre partout, à son domicile et dans le monde entier. Pour certains, cette connexion permanente fait qu’ils ne quittent jamais véritablement leur double bureau : le réel et le virtuel.

COYOTE CONTINUANT A COURIR AU-DELA DE LA FALAISE ?

Tout ce raisonnement ne date-t-il pas du millénaire dernier ? Franchement… contrôler les durées de repos et de travail quand certains cadres font 35 heures dans ce qui leur reste de bureau et 35 heures à la maison grâce au portable qu’ils emportent effectivement partout, mais aussi à leur doudou d’adulte, ce BlackBerry ne les quittant jamais mais que ne supportent plus de jeunes parties prenantes parfois abonnées des pédopsychiatres car voyant papa et maman présents mais complètement absents, « carrément à l’ouest » pour reprendre leur langage fleuri. C’est pour cette raison que la chambre sociale n’a pas centré son raisonnement sur les durées maximales de travail mais sur la charge de travail. Une nouveauté exigeant, sur un terrain aujourd’hui aussi médiatisé, une charte TIC limitant la servitude volontaire ; mais aussi l’embauche de jeunes RRH de proximité excellemment formés au droit du travail et aux questions de santé mentale.

FLASH
Quid si le forfait jours est « privé d’effet »?

Le régime légal de la preuve des heures supplémentaires est très favorable au salarié, a rappelé la chambre sociale le 23 mars 2011 : alors que la cour d’appel avait rejeté la demande de Mme X « ne produisant que des tableaux qu’elle a élaborés, lesquels sont notoirement insuffisants à étayer sa demande à défaut de tout autre élément venant en conforter le contenu », la chambre sociale casse : « En cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accompli, il appartient au salarié d’étayer sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments. » En l’espèce, « la salariée avait produit un décompte des heures qu’elle prétendait avoir réalisées, auquel l’employeur pouvait répondre ».

Le salarié pourrait aussi le cas échéant demander l’octroi de dommages et intérêts spécifiques pour non-respect de son droit au repos : « La privation du repos hebdomadaire a généré pour ces salariés un trouble dans leur vie personnelle, et engendré des risques pour leur santé et leur sécurité » (préjudice spécifique, CS, 8 juin 2011).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray