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Vie des entreprises

Courriel, charte et RPS

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.06.2011 | Jean-Emmanuel Ray

2 octobre 2001-2 février 2011 : il aura fallu presque dix ans pour connaître le régime juridique exact de l’ouverture des courriels privés en entreprise. Mais ce contrôle patronal est aujourd’hui moins d’actualité que la déprime de nombreux cadres littéralement submergés par une avalanche de mails professionnels qui, grâce aux ordiphones, les suivent partout.

Même aux temps et lieu de travail, le salarié a droit au respect de l’intimité de sa vie privée ; celle-ci implique le secret des correspondances.L’employeur ne peut, sans violation de cette liberté fondamentale, prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail. »

L’un des premiers arrêts rendus en Europe, l’arrêt Nikon, remontant au 2 octobre 2001, avait voulu fixer les grands principes : droit à la vie personnelle sur le lieu de travail, pas d’ouverture des courriels privés, même si le règlement intérieur a interdit l’utilisation de la messagerie à des fins personnelles. Mais il avait fait l’objet d’une interprétation très extensive dans l’opinion : tous les courriels émis par le collaborateur de son PC (personal computer) de bureau semblaient bénéficier de cette protection. Le visa de cassation des arrêts du 2 février 2011 confirme un raisonnement a contrario : « Vu l’article 9 du Code civil et le principe du secret des correspondances privées », la vie et les correspondances privées sont protégées… car elles sont privées. Or, aux temps et lieu de travail…

PRÉSOMPTION DE CARACTÈRE PROFESSIONNEL

« Les courriers adressés par le salarié à l’aide de l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel ; l’employeur est en droit de les ouvrir hors la présence de l’intéressé, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels. » Depuis l’arrêt du 15 décembre 2010, la summa divisio jurisprudentielle résulte d’abord du titrage, la Cour reprenant logiquement le système des lettres missives : dans l’entreprise, elles sont a priori professionnelles, à moins que ne figure sur l’enveloppe la mention Personnel.

1. Aux temps et lieu de travail, tous les courriels – c’est le terme légitimement employé par les deux arrêts du 2 février 2011 – créés par le collaborateur « à l’aide de l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel » : son manager peut donc en prendre connaissance sans qu’il soit présent ni même appelé (Cass. soc., 16 mai 2007). Ainsi, dans l’un des arrêts du 2 février 2011, le courriel intitulé Info avait été envoyé par un collaborateur à sa concubine, salariée dans la même entreprise : courriel professionnel, quels que soient les rapports notoires existant entre eux.

2. L’identification comme élément personnel, par l’intitulé et non le contenu, doit résulter d’un acte du salarié qui détruit cette présomption en affichant clairement sa nature ; il vaut d’ailleurs mieux titrer Privé que Personnel pour éviter toute équivoque avec les services du même nom. Rappelons qu’un « dossiel » intitulé J.-M. appartienne au dénommé Jean-Mariene change rien à l’affaire (Cass. soc., 21 octobre 2009). Mais il ne faut pas être plus royaliste que le roi : un courriel titré Famille ou Boudchoux bénéficiera de la protection.

3. Le classement automatique dans la rubrique Mes documents pour les dossiels n’est pas plus valable. Idem si le salarié s’est abstenu de tout titrage (la plaie des Re et des Sans objet) : comme lorsqu’il y a doute, il sera réputé professionnel.

4. Cette obligation de devoir titrer Privé, qui doit figurer dans le règlement intérieur (voir Flash), constitue un bon équilibre : si l’employeur ne peut en prendre connaissance, il pourra néanmoins, et sans porter atteinte à la vie privée du collaborateur, s’étonner du nombre d’envois de cette nature, de leur volume ou de celui des pièces jointes. S’il est fort optimiste, il pourra aussi chercher à éviter une éventuelle mise en cause de sa responsabilité civile en ajoutant automatiquement en fin de mail qu’il s’agit d’un envoi non professionnel, et que donc…

OUVERTURE DE COURRIELS « PRIVÉS » : RIPOSTE GRADUÉE

L’employeur soupçonne un salarié de transmettre par courriel personnel des informations confidentielles à la concurrence, ce qui démontre de la part du collaborateur un QI numérique déficient. Peut-il prendre connaissance de courriels titrés Privé ?

Écartons d’abord le cas de collaborateurs demandant eux-mêmes au DSI de faire un grand ménage,ou encore leserreursd’adressageen forme d’actes manqués, comme le montre l’arrêt du 2 février 2011 : « Le courriel litigieux ayant été malencontreusement transmis par le salarié en copie à une salariée de l’entreprise, l’employeur en avait eu connaissance par le fait même de l’intéressé. »

Après l’interdiction édictée par l’arrêt Nikon, et afin d’éviter que loyauté probatoire ne rime avec impunité du fautif, la voie du recours au juge des requêtes a été inaugurée par l’arrêt Datacep du 23 mai 2007, rendu au visa des articles 145 du Code de procédure civile, 9 du Code civil et L . 120-2 du Code du travail : « Le respect de la vie personnelle du salarié ne constitue pas, en lui-même, un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du Nouveau Code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures qu’il ordonne procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées. » Communiqué de la Cour : « Le principe posé par la jurisprudence Nikon doit se concilier avec les moyens procéduraux légitimes offerts à l’employeur par l’article 145 » ; opération menée sous le contrôle du juge, avec les recours inhérents à une procédure juridictionnelle, « tous éléments différenciant fondamentalement la mesure prise d’une investigation à laquelle aurait unilatéralement et personnellement procédé l’employeur, et qui reste interdite ». Mais l’on imagine que l’employeur voyant partir par mail de lourds secrets de l’entreprise n’accueille pas avec enthousiasme un débat sur la place publique…

« Sauf risque ou événement particulier, l’employeur ne peut ouvrir les messages identifiés par le salarié comme personnels contenus sur le disque dur de l’ordinateur mis à sa disposition qu’en présence de ce dernier ou celui-ci dûment appelé. » Alignant le régime d’ouverture des courriels sur celui des dossiels, l’arrêt dit « du Corbeau » du 17 juin 2009 avait attiré l’attention. Des lettres anonymes avaient été adressées à l’entreprise, comportant des renseignements montrant que leur auteur avait eu accès à des informations confidentielles cryptées. La direction avait donc contrôlé les postes informatiques des salariés ayant eu accès à ces informations : identifié puis licencié, l’auteur des courriers avait plaidé la simple application de l’arrêt Nikon pour ses courriels personnels ; la Cour a donc créé une très étroite exception.

Si la confusion des régimes dossiel et courriel semble se confirmer, un employeur pouvant démontrer des circonstances exceptionnelles pourrait, sans passer par le juge, procéder à l’ouverture de courriels privés. Mais rappelons que dans l’affaire du Corbeau la fuite de documents confidentiels n’avait pas été jugée comme telle et qu’il faut remonter à l’arrêt M6, avec sa menace d’attentat terroriste, pour en trouver l’unique exemple.

Reste à espérer que la chambre criminelle, saisie d’une violation de correspondance privée, adoptera la même analyse en estimant que ces « circonstances exceptionnelles » écartent la « mauvaise foi » exigée par l’article 226-15 du Code pénal. Mais, en 2011, la question des courriels est-elle celle de leur ouverture ?

LE COURRIEL, SOURCE DE « MALENTENDUS »

Certes, les courriels sont un exceptionnel outil d’information en principe asynchrone, donc a priori moins dérangeant que le téléphone. Mais ils engendrent aussi beaucoup d’injonctions paradoxales (autonomie/réponse immédiate) et de « malentendus » : ce ping-pong écrit et sans visage, donc sans adaptation possible du discours, reste le Moyen Âge de la communication (cf. les remarquables travaux de l’Orse : www.orse.org). Il est vrai aussi que notre messagerie est devenue un second bureau (souvent plus ordonné que le premier), adossé à une vaste bibliothèque en forme de mémoire externe, bien utile pour se remémorer les derniers desiderata des clients.

Mais, entre leur ordinateur de bureau, leur iPad blanc et leur BlackBerry apportant au bureau puis à domicile leurs 85 courriels quotidiens tous urgentissimes, nombre de managers ne déconnectent jamais : au grand dam de petites « parties prenantes » de grande section de maternelle et de l’ado-naissante de CM2 ne supportant plus de voir papa rivé à son portable et maman compulsivement pendue à son doudou BBerry, bref des parents en forfait jours-nuits-et-week-ends. Cette connexion permanente est aux premières places dans les réponses des cadres interrogés sur le stress en entreprise.

La montée en puissance médiatique et judiciaire de l’obligation de sécurité de résultat en matière de santé mentale devrait faire réfléchir les entreprises à partir d’un constat simple : que feront les services RH lorsque l’AFP diffusera « Suicide à la Défense par BlackBerry professionnel », avec une interminable liste et les heures nocturnes de connexion ?

1. Restreindre la quantité : lutter contre l’infobésité, et donc la surcharge communicationnelle allant avec, exige d’instaurer une frugalité informationnelle : système des 100 points hebdomadaires de courriels dans des entreprises danoises, Répondre à tous a priori interdit, limitation drastique des pièces jointes…

2. Tout en veillant à la qualité : titrage explicite, Urgent seulement si cela ne peut pas attendre demain. En évitant bien sûr de provoquer le juge avec l’envoi de mails le week-end ou la nuit : le travail directement, mais aussi indirectement, commandé est du temps de travail effectif.

« Effet mille-feuille »: le recours à un Web 2.0 interne, dont beaucoup d’entreprises attendent un allégement des courriels,n’apasencore prouvé son efficacité : peu de substitutions et beaucoup de superpositions. Seule certitude : entre la croissance des risques pschosociaux et la revendication d’un meilleur équilibre vie professionnelle et vie personnelle, le stress technologique ne peut plus être ignoré. En dépassant le « vendredi sans mails », avec + 35 % de courriels le jeudi soir et + 65 % le lundi matin.

FLASH
Rédiger la charte TIC

« L’utilisation de sa messagerie par M. X pour la réception et l’envoi de documents à caractère pornographique constituait un manquement délibéré et répété du salarié à l’interdiction posée par la charte informatique mise en place dans l’entreprise et intégrée au règlement intérieur. »

L’arrêt Coca-Cola du 15 décembre 2010 a résolu une vieille question : s’agissant de mesures disciplinaires, l’opposabilité d’une charte est donc liée à son « intégration » au règlement intérieur. Rédigée conjointement par les services juridique, RH et le DSI, elle reprend les grandes fonctions des TIC (correspondance, interactivité collective…), en fixant des règles générales et non « techno-captives » afin d’éviter les avenants permanents. Nombre de collaborateurs ignorant tout des lois informatique et libertés, du téléchargement illégal et du régime de la diffamation, ce guide du savoir-vivre au pays des TIC commence par rappeler les règles du droit pénal qui s’imposent partout et à tous.

Mais une charte n’est pas non plus le Code pénal, avec son principe de légalité des délits et des peines : l’absence d’interdiction expresse n’assure pas l’impunité du fautif.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray