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Politique sociale

Les cadres, une espèce en voie de disparition

Politique sociale | publié le : 01.06.2011 | Emmanuelle Souffi

Ses attributs identitaires se banalisent au nom de l’égalité de traitement et son régime de retraite est en péril. Cette caste à part semble vivre ses dernières heures.

Cadres de toute la France, unissez-vous ! L’essence même de ce qui vous définit est en train de s’évaporer ! Ce statut, qui a si longtemps segmenté les salariés et codifié la vie dans les entreprises, fait les frais de la quête d’uniformité. Le vocable perdure mais, sur le terrain, la frontière entre un col bleu, exécutant, et un col blanc, commandant, est de plus en plus poreuse. Les appels à l’égalitarisme se multiplient. Les coups de boutoir viennent de toute part. D’abord, des pratiques mêmes des entreprises. Les cadres deviennent des salariés comme les autres, affectés par le chômage et le déclassement. Ensuite, des partenaires sociaux. La dernière négociation sur les retraites complémentaires l’a bien montré. Pourquoi continuer à financer un régime de retraite spécifique qui va droit dans le mur ? Enfin, troisième attaque, celle de la Cour de cassation. Depuis deux ans, elle met en garde entreprises et syndicats contre les tentatives de favoritisme. « À travail égal, salaire égal », tout le monde doit être mis sur un pied d’égalité. Pas question d’offrir à l’un, sous prétexte qu’il est plus gradé, une prime de licenciement plus généreuse que celle accordée au « petit » du rang inférieur. Le patronat y voit un raisonnement à la Saint-Just. Mais n’a pas d’autre choix que de remettre à plat ses us et coutumes. L’abolition des privilèges est déclarée.

Des salariés comme les autres

Qu’est-ce qu’un cadre aujourd’hui ? Il existe bel et bien une identité de cadre. Mais pas de statut juridique comme en Italie. Dans l’Hexagone, on est cadre grâce à son niveau de diplôme, à ses responsabilités ou à son métier (consultant, journaliste…). « Un capitaine est un soldat comme les autres, mais c’est lui qui oriente la manœuvre et prend les risques », nuance Bernard Van Craeynest, président de la CFE-CGC. Un galon qui donnait droit autrefois à tout un tas d’avantages, sortes d’attributs identitaires. Un cadre se définissait par la taille de son bureau et de ses notes de frais. Bernard Van Craeynest, ancien de la Snecma, se souvient du restaurant qui leur était réservé. Ou encore de l’ascenseur rien que pour eux. Jacky Chatelain, directeur général de l’Apec, des primes de déjeuner pour s’offrir un bon gueuleton. « La vision des cadres est marquée par l’armée et les grandes écoles », interprète-t-il. Mais cette image a du plomb dans l’aile. Car la plupart de ces « passe-droits » ont disparu avec les années chômage. « Ces éléments se sont banalisés au profit d’une nouvelle caste : les cadres dirigeants, qui ont des niveaux de rémunération cinq à dix fois supérieurs, des retraites chapeaux, des bonus… », égrène Bernard Van Craeynest.

Être simple cadre n’est plus l’apanage d’une élite. Entre 1990 et 2008, leur nombre a presque doublé, passant de 2 millions à 3,5 millions, selon une étude de l’Apec de novembre 2010. La France compte 21 % de cadres, contre 15 % dans les années 90. Les jeunes font de plus en plus d’études supérieures. Les femmes aussi. Or toute profession qui se féminise se précarise. En 1993, ils n’étaient que 7 % à avoir occupé un CDD… mais 40 % en 2010.

La massification de l’encadrement a contribué à tirer les carrières vers le bas et à brouiller les pistes. Un tiers des cadres gagne moins que le plafond de la Sécurité sociale (NDLR : 2 946 euros par mois en 2011). Un col blanc, normalement, est un chef qui encadre, coache, donne un cap. Or 43 % d’entre eux, selon la Dares, ne gèrent pas d’équipe. Beaucoup sont des experts dans leur métier qui, sur le terrain, peuvent avoir le même rôle qu’un technicien ou un agent de maîtrise. De quoi y perdre son latin… « À l’étranger, la notion d’encadrement est un critère distinctif. Dans des groupes internationaux comme le mien, on préfère parler de managing ou non managing, car la distinction à la française ne colle pas », souligne Jean-Christophe Sciberras, DRH et directeur des relations sociales de Rhodia. Les lois Aubry ont un peu plus enfoncé le clou. « En faisant bénéficier du forfait jours des non-cadres, les entreprises sont en partie responsables de cette perte d’identité », déplore Stéphane Béal, directeur adjoint du département droit social chez Fidal. Dans d’autres cas, on a fait pointer les cols blancs comme les autres. Sacrilège, quand on sait combien ils sont attachés à leur autonomie. Petit à petit, leur autorité, leur influence a été contestée. Atténuant du coup dans l’esprit des jeunes générations le désir de devenir un jour cadre « comme papa ».

Un régime de retraite en sursis

Je suis cadre parce que je cotise à l’Agirc. » C’est en gros la réponse toute faite de ceux qui ne savent pas comment justifier autrement leur appartenance à cette caste. Créée en 1947, la caisse de retraite des cadres est aujourd’hui bien mal-en-point. En 2009, son déficit a atteint 587 millions d’euros. En clair, elle sert plus de pensions qu’elle ne fait rentrer de cotisations. En cause ? L’augmentation du nombre de bénéficiaires de la garantie minimale de points (GMP), ces « cotisants fantômes » qui ont un salaire inférieur au plafond de la Sécurité sociale mais qui sont cadres de par leur classification. Ils étaient 14 % en 1988 au moment de sa création… et 36 % aujourd’hui. Moyennant une cotisation annuelle forfaitaire de 750 euros, ils récupèrent 120 points par an. De quoi les pénaliser fortement, dans la mesure où cette retraite complémentaire représente environ 50 % du montant de la pension… « L’Agirc va mourir, prédit le numéro un de la CFE-CGC, par ailleurs président de l’institution, parce que le plafond de la Sécurité sociale progresse plus rapidement que le salaire moyen des cadres. » Selon ses calculs, en moyenne, un cadre qui a fait toute sa carrière « en GMP » aura acquis 4 800 points en quarante ans au lieu de 40 000 s’il avait perçu un salaire supérieur à 2 946 euros. Pension plus faible… et comptes en péril. Aujourd’hui, il faut douze cotisants en GMP pour financer un cadre retraité. Avec l’éclatement des carrières et des salaires en berne, nul doute qu’ils seront à l’avenir de plus en plus nombreux, menaçant l’avenir du régime.

Plus d’un tiers des cadres ont aujourd’hui un salaire inférieur au plafond de la Sécurité sociale !

Pour sauver le soldat Agirc, les partenaires sociaux – sauf la CFE-CGC et la CGT – ont signé le 19 mars un accord qui loge cadres et non-cadres à la même enseigne. Le rendement Agirc – rapport entre cotisations et pensions –, jusque-là supérieur, sera aligné sur celui de l’Arrco. Tout comme les bonus des parents de trois enfants ou plus. Historiquement, les cadres avaient droit à une majoration de 10 à 30 %, deux fois plus que les autres. Le taux est ramené à 10 % pour tout le monde, avec un plafond à 1 000 euros par an ; 20 % des familles nombreuses à hauts revenus vont perdre au change.

Des différences de traitement injustifiées

Dans leur guerre contre les injustices, les magistrats n’y sont pas allés de main morte. Voilà tout juste deux ans, le 1er juillet, la Cour de cassation a estimé que les avantages – en l’occurrence, cinq jours de congé supplémentaires – consentis à une catégorie professionnelle devaient reposer sur des critères objectifs et pertinents au nom de l’égalité de traitement. Bref, pas le droit de donner plus à l’un qu’à l’autre, à moins de le justifier. La cour d’appel de Montpellier renchérit quatre mois plus tard, le 4 novembre. Impossible d’avoir des modes de calcul d’indemnité de licenciement et de durée de préavis différents entre cadres et non-cadres. Depuis, dans la région, les recours sont quasi systématiques en cas de rupture conflictuelle. Partout, les DRH tremblent, car la plupart des accords collectifs et interprofessionnels contiennent des dispositions plus ou moins favorables en fonction du statut (primes de nuit, astreintes, arrêts maladie…). « Ils sont complètement largués, observe l’avocat Stéphane Béal. Comment justifier un avantage qu’on n’a soi-même pas forcément négocié et qui est le résultat d’une économie globale ? »

Au rayon explications, pas question de s’appuyer sur le niveau de diplôme, de responsabilités, d’ancienneté, d’autonomie pour se défendre. Bref, sur tout ce qui fait un cadre aujourd’hui. « Un critère peut être pertinent pour l’octroi de titres-restaurants, mais pas pour une prime de licenciement, commente le responsable du cabinet Fidal. Les juges l’apprécient au regard de l’avantage concerné. » Une vraie partie de plaisir ! « Une négociation collective, c’est un équilibre : vous lâchez du lest d’un côté et vous serrez de l’autre, relève le DRH de Rhodia, par ailleurs président de l’ANDRH, et on ne se demande pas à chaque fois si c’est pertinent ou pas. » Fait rarissime, la chambre sociale a rencontré en février patronat et syndicats pour calmer les esprits. Un revirement est improbable, estiment les observateurs, mais une modération et, surtout, des précisions sur le champ d’application sont envisageables. Le 4 mai, les juges du Quai de l’Horloge ont longtemps débattu de l’égalité de traitement lors d’une audience âprement disputée.

En attendant deux arrêts décisifs, prévus en théorie pour ce mois-ci, la plupart des entreprises renégocient toutefois leur contrat de prévoyance et de santé (Dassault Aviation, EADS, Safran, Total…) dans une optique égalitariste. Au risque de vider la notion de cadre de toute attractivité. Or « avoir en interne des parcours permettant de devenir cadre, c’est offrir une seconde chance aux techniciens », pense Jean-Christophe Sciberras. Finalement, c’est là tout l’intérêt de la survie de cette « bande à part »: laisser croire à ceux qui n’en font pas partie qu’ils pourront un jour en être, à condition de se dépasser. Quitte, ensuite, à n’offrir qu’une coquille vide…

21 % C’est le nombre de cadres, en 2010, en France.

Source : Apec.

43 % d’entre eux n’encadrent pas d’équipes.

Source : Dares.

L’Apec se cherche un second souffle

La dernière convention date de… 1966 ! Autant dire que les négociations ouvertes en début d’année étaient attendues. Officiellement, tout va bien. Avec 10 millions d’euros de recettes, les comptes sont à flot. Ces dernières années, 2 à 3 millions d’euros, faute d’avoir été utilisés, sont même venus gonfler les réserves. La cagnotte est tellement grosse que les partenaires sociaux ont récupéré 20 millions d’euros pour financer des mesures en faveur de l’emploi des jeunes, dans le cadre de l’accord signé en avril. De quoi alimenter la rumeur quant à l’avenir de cette vénérable institution. Beaucoup se demandent à quoi sert l’Apec. Pôle emploi s’occupe des cols blancs licenciés. L’Apec plutôt de ceux qui sont en poste, des jeunes diplômés… Une partie de ces activités est facturée. Et c’est là que le bât blesse. Car Bruxelles considère qu’elles ne doivent pas être financées par une cotisation obligatoire. Or l’Apec engrange près de 80 millions d’euros de cotisations par an. Le Medef voudrait filialiser ces services, au grand dam des syndicats. « Cette négociation doit servir à sécuriser l’avenir de l’organisme et à consolider son mandat de service public, commente Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres. Mais la position du Medef n’est pas très claire, ils ne sont pas d’accord en interne. » Catherine Martin, nommée présidente après la démission surprise d’Éric Verhaeghe, cédera en juin son fauteuil à un représentant syndical. Un jeu de chaises qui ne contribue pas à faire avancer les discussions…

Auteur

  • Emmanuelle Souffi