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Politique sociale

La précarité, revers de la croissance allemande

Politique sociale | publié le : 01.06.2011 | Thomas Schnee

L’industrie germanique a retrouvé des couleurs. Mais pour les travailleurs la vie est moins rose. Intérim, emploi précaire et accords dérogatoires fleurissent. Et mettent à mal le modèle social.

L’Allemagne, un modèle pour l’Europe ? C’est amusant. Il faudrait que les gens viennent voir de plus près », ironise la Berlinoise Helga Ugbomor. Âgée de 54 ans, cette maîtresse femme est intérimaire l’hiver et chômeuse l’été. D’octobre à mars, elle gagne 1 100 euros net par mois à traiter les dossiers de chômeurs qui ne peuvent plus assumer leur couverture santé. D’avril à septembre, elle touche 902 euros au titre de l’allocation Hartz IV. Cette dernière a été créée par le gouvernement du social-démocrate Gerhard Schröder pour toute personne au chômage depuis plus d’un an ou dans l’incapacité d’assurer tout ou partie de sa subsistance. Helga lit rarement les pages économiques des journaux qui encensent les records d’exportation de l’industrie allemande. Ce dont elle est certaine, c’est qu’elle n’a jamais vu la couleur des retombées de la reprise économique enviée par tous les pays voisins.

Globalement, l’Allemagne, que l’on surnommait encore « le malade de l’Europe » il y a dix ans, va bien. La modération salariale pratiquée pendant une décennie a rendu aux entreprises leur compétitivité. Le chômage baisse avec régularité. La tradition de dialogue entre les partenaires sociaux a facilité la mutation de l’appareil de production. Enfin, les choix industriels effectués il y a des décennies se révèlent aujourd’hui payants. Mais ce succès a un prix que l’on oublie un peu quand on admire les résultats de ces grosses PME prospères et exportatrices sur les parkings desquelles s’aligne une flotte de cylindrées rutilantes, allemandes bien sûr. Car cela va en effet de pair avec une précarisation massive ; près d’un quart de la population active est concerné. Helga Ugbomor en est un parfait exemple. « À l’origine, j’ai une formation de masseuse-kinésithérapeute, mais j’ai eu une polynévrite qui m’a empêchée d’exercer mon métier », explique-t-elle.

Une flexibilisation orchestrée par les lois Hartz. Après trois années à naviguer entre chômage et petits boulots, elle a fini par décrocher une formation d’employée spécialisée dans les assurances sociales. Elle l’achève à la fin des années 90, alors que les coupes dans les budgets sociaux se renforcent : « J’avais la quarantaine, un enfant en bas âge et pas d’expérience. Personne ne m’a recrutée. J’ai donc alterné les périodes de chômage et les emplois imposés par l’Agence pour l’emploi, comme la distribution de livres d’occasion dans les soupes populaires ou les enquêtes d’opinion dans un centre d’appels », raconte-t-elle. À partir de 2005, la fusion de l’allocation chômage et de l’aide sociale, la flexibilisation du marché de l’emploi et la libéralisation de l’intérim, organisées par les fameuses lois Hartz, compliquent la donne : « Ma situation personnelle s’est complètement dégradée. L’allocation Hartz IV n’est plus calculée en fonction de la situation du bénéficiaire mais de celle de sa famille. Le salaire du mari est pris en compte, ce qui réduit d’autant ce que l’on touche », détaille Helga, qui se trouve sous le coup d’une procédure de surendettement. Depuis 2006, elle travaille dans sa branche, l’assurance maladie, mais pour des missions d’intérim. Contrairement à ce que promettent certains théoriciens de l’emploi, ses chances de réinsertion sont nulles : « Là où je travaille, les intérimaires ont été installés dans une pièce à part, à l’écart des salariés permanents, qui gagnent de 40 à 70 % de plus que nous. Une fois par jour, quelqu’un vient faire le point avec nous. Et nous faisons toujours la même chose : traiter les dossiers des chômeurs. » Quand sa mission s’achève, Helga reçoit une lettre de licenciement de l’agence d’intérim… et reprend sa vie de chômeuse jusqu’à l’automne suivant. Elle ne se fait guère d’illusions : « À mon âge, je sais que je ne reprendrai plus jamais pied dans l’emploi », conclut-elle.

Outre-Rhin, on recense près de 7 millions de minijobbers, rémunérés 400 euros pour soixante heures par mois, 1 million d’intérimaires et 3,2 millions de chômeurs : « L’intérim et l’emploi précaire détruisent toujours plus le marché allemand de l’emploi. Le travail est en train de devenir une marchandise d’occasion », s’alarme Berthold Huber, président d’IG Metall, le plus grand syndicat allemand. Cette tendance inquiète d’autant plus le premier syndicaliste du pays qu’elle gagne progressivement le cœur de l’économie, l’industrie automobile : « Aujourd’hui, la porte gauche d’une voiture est installée par un monteur en CDI payé 15 euros l’heure, pendant que la porte droite est montée par un intérimaire à 8,50 euros », explique-t-il. Durant la crise,l’industrie­allemande a perdu 300 000 emplois réguliers, selon l’Institut allemand pour la recherche économique (DIW).

Cette réalité, Andreas Kossack, mécanicien dans une usine de montage d’injecteurs électroniques, la vit depuis quinze ans au sein d’une entreprise qui s’est appelée Mannesmann, Siemens VDO Automotive et enfin Continental Automotive : « Avant le démantèlement de Mannesmann, en 2000, la production a été rationalisée. Puis Siemens a tenté de délocaliser la production de capteurs, mais nous avons pu l’en empêcher. C’est finalement Continental qui l’a fait en 2008. Deux cents emplois sont partis en Hongrie, en Chine et en République tchèque », explique ce militant d’IG Metall qui a dû, en 2008, aller devant les prud’hommes pour conserver son emploi et faire reconnaître le caractère politique et abusif de son licenciement.

Dortmund, le site qui employait 2000 salariés il y a vingt ans, n’en comptera bientôt plus que 650, au moins jusqu’en 2012 : « Un accord dérogatoire aux accords de branche vient d’être signé. En échange de la suppression de 350 emplois fixes et de 180 emplois intérimaires, un centre de compétences sera maintenu jusqu’en 2018 et nous avons la garantie de l’emploi jusqu’en 2012. Le reste de l’activité partira en Hongrie. Ce que nous avons obtenu, c’est le minimum », soupire Andreas Kossack en regrettant que son syndicat n’ait pas organisé de réaction collective dans les usines du groupe qui, elles aussi, sont soumises à des accords dérogatoires, négociés ou en cours de négociation. Depuis 2004, et la signature de l’accord-cadre de branche dit Pforzheimer Abkommen, IG Metall a en effet trouvé un compromis avec le patronat du secteur, qui milite activement pour transférer la négociation collective au niveau de l’entreprise. Cet accord permet aux employeurs, en cas de circonstances exceptionnelles, de négocier des accords dérogatoires locaux nettement moins avantageux que l’accord de branche. Pour certains, le Pforzheimer Abkommen permet de maintenir des emplois en Allemagne. Pour d’autres, il symbolise la fin du modèle social allemand.

Outre-Rhin, les enfants de diplômés du supérieur ont 2,2 fois plus de chances de l’être à leur tour

Alors que la croissance économique allemande devrait atteindre au moins 2,6 % en 2011 (3,6 % en 2010) et que la Fédération allemande des chambres de commerce et d’industrie table sur la création de 80 000 emplois industriels en 2011, sans toutefois préciser sous quelle forme, les Cassandre se font rares. Aujourd’hui, la crainte majeure des entreprises est le manque de personnel qualifié pour faire tourner leurs centres de recherche et leurs usines. Mais, là aussi, la fracture sociale grandissante se fait sentir : « Le système éducatif et de formation professionnelle ne fournit plus suffisamment de main-d’œuvre qualifiée. Il va falloir recourir plus massivement aux travailleurs étrangers qualifiés », estime Wolfram Linke, porte-parole du Groupement des entreprises de l’intérim (IGZ), l’une des deux grandes fédérations patronales de l’intérim. Ce phénomène s’explique par le vieillissement démographique et la baisse des effectifs, mais aussi par la baisse du niveau des candidats, dont une partie n’est même plus à la hauteur pour trouver une place d’apprentissage dès la sortie de l’école. Au plus fort de la crise, en 2009, 50 000 places d’apprentissage sont ainsi restées inoccupées.

De leur côté, les entreprises se plaignent des apprentis qui ne savent plus utiliser les fractions, éprouvent d’importantes difficultés à s’exprimer tant à l’oral qu’à l’écrit et sont à peine capables d’honorer un rendez-vous. Le « choc éducatif » déclenché par la publication en 2001 des résultats médiocres de l’Allemagne tirés de la première étude Pisa, l’enquête comparative de l’OCDE sur le niveau des écoliers de 15 ans dans 65 pays, a, entre autres, conduit les parents allemands à pousser leurs enfants vers le lycée au détriment des filières dédiées à l’apprentissage. À ce titre, l’OCDE n’épargne pas ses critiques envers ce pays où les enfants de diplômés du supérieur ont 2,2 fois plus de chances que les autres de l’être à leur tour. Cette inégalité des chances n’a pas son pareil en Europe.

Salaire minimum contre plombier polonais

Le gouvernement conservateur libéral et le patronat ont longtemps refusé l’idée d’un salaire minimum à 8,50 euros l’heure tel que les syndicats le proposent. Ils considèrent que c’est « une atteinte à la liberté de négociation des partenaires sociaux ». Un salaire minimum universel, disaient-ils, conduirait à ralentir l’embauche et à faire augmenter le chômage. Avec la progression constante des emplois à bas salaires, ces derniers ont commencé à assouplir leur position. Depuis 2007, des minima ont été négociés dans quelques branches d’activité, comme le BTP, le nettoyage industriel, le secteur postal ou, récemment, l’intérim. L’évolution est somme toute modeste. Seuls 2,3 millions de salariés, sur une population active de 40 millions de personnes, travaillent dans un secteur qui s’est doté d’un salaire minimum. À l’avenir, les choses pourraient cependant changer. L’ouverture du marché du travail allemand aux ressortissants des nouveaux États membres de l’Union européenne, le 1er mai, a modifié les mentalités.

La crainte du « plombier polonais » a gagné les patrons qui redoutent l’arrivée de dizaines de milliers de travailleurs de l’Est bon marché. Courant 2010, Dieter Hundt, le patron des patrons allemands, suivi de Martin Kannegiesser, le président de la Fédération des entreprises des secteurs de la métallurgie, des machines-outils et de l’électrotechnique, ont changé leur fusil d’épaule pour militer en faveur d’un salaire minimum dans l’intérim. Et, aujourd’hui, même certains membres du Parti libéral-démocrate évoquent l’idée d’un salaire minimum. Au moins dans l’attente de savoir si l’ouverture du marché de l’emploi renforcera le dumping social ou pas. L’Agence fédérale pour l’emploi table sur la venue de 150 000 migrants dans les quatre années à venir. La démographe polonaise Krystyna Iglicka, s’exprimant face à des syndicalistes allemands, n’exclut pas l’arrivée en Allemagne de 1 million de travailleurs polonais dans les deux ans à venir !

Auteur

  • Thomas Schnee