Juger le professionnalisme ne suffit plus. Les employeurs veulent évaluer des comportements. Ce que contestent syndicats et CHSCT. En attendant que la Cour de cassation se prononce, le flou règne.
« Créativité », « intégrité », « courage », ou même « résilience »: de nouveaux items apparaissent dans les systèmes d’évaluation déployés par les entreprises. Ils s’intéressent autant au comportement des salariés qu’à leurs compétences ou à leurs performances et soulèvent de nombreuses interrogations. Du côté des managers, qui ne savent par quel bout les prendre, a fortiori quand ils n’ont pas été formés à la conduite de l’entretien. Du côté des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui contestent de plus en plus souvent le bien-fondé de tels critères d’appréciation (voir encadré page 52). Du côté, enfin, des experts en risques psychosociaux, qui y voient une véritable menace pour la santé des salariés : « Ces méthodes d’évaluation individuelle créent de la compétition et de la peur », estime Christophe Dejours, psychiatre et professeur titulaire de la chaire de psychanalyse, santé et travail au Conservatoire national des arts et métiers. « L’aspect purement individuel de l’évaluation évacue la notion de collectif de travail, ajoute Corinne Droux, experte santé et travail à l’Isast, cabinet d’expertise auprès des CHSCT. Or la performance repose aussi sur la coopération. »
Système porteur de risques. C’est tout l’intérêt de l’accord Talk négocié l’an passé par Thales au niveau mondial. Après la refonte contestée de son système d’évaluation, en 2009, le groupe a affirmé sa volonté de valoriser la réussite collective : « La notion de performance individuelle, trop orientée vers le court terme et l’exploit personnel, ne reflète pas les vrais fondements d’une réussite professionnelle sur la durée », explique Yves Barou, senior vice-président et directeur des ressources humaines. Pour montrer son engagement en faveur « de résultats durables et du développement professionnel de chacun », le groupe a ratifié avec la Fédération européenne de la métallurgie un accord garantissant aux 57 000 salariés des 11 pays dans lesquels Thales est implanté « un entretien annuel d’activité transparent pour assurer l’écoute mutuelle et le développement des savoir-faire professionnels ». Il offre, de surcroît, une voie de recours aux salariés qui souhaitent contester leur évaluation.
L’accord Talk doit encore être décliné pays par pays. Pour l’heure, il se heurte à une réalité concrète : malgré son assouplissement en 2010, le système d’évaluation People First, déployé en 2009, vient d’être décrit par le cabinet d’expertise Arete comme porteur de risques pour les salariés : « Deux facteurs conjugués (le fonctionnement par quotas et l’évaluation des comportements) ne sont pas remis en question dans la mise à jour corrective de 2010. »
Face aux contradictions de Thales, Airbus assume pleinement la dimension comportementale de son nouveau système d’évaluation. « La prise en compte des valeurs portées par l’entreprise et l’importance donnée au comportement de ses cadres sont des critères, parmi d’autres, parfaitement naturels pour apprécier le management », note Olga Renda-Blanche, directrice des relations sociales d’Airbus France. Saisie par la CGT, la justice n’a pas pu se prononcer sur ce point : « Le syndicat, qui réclamait l’interdiction de la prise en compte de critères comportementaux dans l’octroi de primes aux cadres d’Airbus, a été débouté par le tribunal correctionnel de Toulouse le 3 février, rappelle Pierre Bouaziz, avocat spécialiste du droit social. Mais pour une simple question de procédure : le mandat donné par la CGT à ses dirigeants n’a pas été jugé régulier. » Du reste, les juges ont regretté, dans leurs attendus, que cette « légèreté procédurale » les empêche d’examiner « la question méritant débat […], à savoir la possibilité d’intégrer la notion de courage dans une grille d’évaluation ».
Le système informatisé baptisé « performance et développement », appliqué dès 2008 aux cadres dirigeants puis étendu, en janvier 2010, aux 10 000 cadres d’Airbus Opérations et d’Airbus SAS, repose « en grande partie sur des critères comportementaux qui reflètent l’adhésion aux valeurs de l’entreprise et ne sont ni objectifs ni mesurables », explique Xavier Petrachi, délégué syndical central CGT. Il conteste notamment deux critères : « agir avec courage » et « promouvoir l’innovation ».
De tels critères sont-ils réellement objectivables et mesurables ? Pour répondre à cette question, le tribunal de grande instance de Versailles a fait référence à la grille Smart quand il a statué sur le système d’évaluation d’Alstom, en 2009. Selon celle-ci, les critères d’évaluation doivent être spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et traçables. Conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, Hervé Gosselin considère que « la pertinence des critères d’évaluation doit être jugée au regard de la finalité poursuivie ». Les critères comportementaux ne doivent donc pas être exclus par principe. Mais ils doivent être adaptés au contexte professionnel : attendre d’un ouvrier du bâtiment de faire preuve d’empathie n’a pas vraiment de sens alors que pour un personnel soignant, c’est essentiel. « Qu’on demande à un pompier d’être courageux, pourquoi pas, admet un cadre d’Airbus. Mais qu’est-ce que cela signifie pour un ingénieur en aéronautique ? Tirer la sonnette d’alarme quand un programme prend du retard ? À ma connaissance, ceux qui ont dénoncé les choix techniques retardant la production de l’A380 n’ont pas été promus. »
Limiter le nombre de critères. Tout comme Airbus, et malgré les oppositions syndicales, la Société générale persiste à considérer qu’une « performance durable s’appuie sur des résultats mais aussi sur les comportements qui ont conduit à atteindre ces résultats ». Son système d’évaluation en ligne, expérimenté l’an passé auprès des services centraux (11000 salariés), va être déployé cette année dans le monde entier (160000 collaborateurs). Il évalue cadres et non-cadres selon sept critères : l’orientation résultats, l’orientation clients, la contribution à la stratégie, le développement du capital humain, la conduite du changement, la coopération et le management d’équipe. SUD Banques, FO, la CFDT et les CHSCT de deux établissements ont assigné la banque en justice après avoir obtenu en référé une expertise du cabinet Technologia. Frédéric Oudéa est monté au créneau : le P-DG a promis de rectifier les bugs du système informatique et de ne pas imposer plus de deux critères comportementaux.
Les éliminer totalement paraît aujourd’hui non négociable : tant que la justice n’aura pas établi clairement quels critères peuvent être retenus, les entreprises continueront à recourir à ceux de leur choix. Les décisions rendues en première instance et en appel étant contradictoires, DRH et CHSCT sont curieux de connaître la première décision de la Cour de cassation. « Ce n’est pas encore à l’ordre du jour », prévient Hervé Gosselin. Et les experts du sujet ne s’attendent pas à une décision des sages de la haute juridiction avant un an.
La loi de modernisation sociale du 31 décembre 1992 pose un principe : les méthodes et techniques d’évaluation doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie. L’arrêt Afpa-Assedic du 10 juillet 2002 (chambre sociale de la Cour de cassation) réaffirme le droit des employeurs à évaluer le travail de leurs salariés, droit qui relève « de son pouvoir de direction ». L’arrêt Mornay du 28 novembre 2007 (chambre sociale de la Cour de cassation) rend la consultation du CHSCT quasi indispensable avant le déploiement d’un système d’évaluation pouvant avoir « une incidence sur le comportement des salariés, leur évolution de carrière et leur rémunération ». Deux juridictions de première instance se sont penchées sur les critères comportementaux. Avec des résultats contradictoires : le 5 septembre 2008, le tribunal de grande instance de Nanterre sanctionne le système d’évaluation mis en place par le groupe Wolters Kluwer France (NDLR : éditeur de Liaisons sociales magazine) au motif que les notions de « focus client », « création de valeur », « travail en équipe » ou « responsabilité » sont trop subjectives. Le 20 novembre 2009, le même TGI rend une décision radicalement contraire en validant le système d’évaluation mis en place par Alstom : « La grille Smart, commune à de nombreuses entreprises […], tend à rendre l’évaluation aussi objective que possible. » Ajoutant que « demander à un cadre de mieux communiquer avec son équipe est bien un critère comportemental, mais qui a trait à l’exercice de sa fonction ». Enfin, le 28 octobre 2010, le TGI de Versailles valide le système d’évaluation mis en place par GE Medical Systems : les juges considèrent alors que les critères proposés « ne portent pas sur la personnalité et les traits de caractère mais sur les comportements au regard du travail à accomplir ». Ces deux dernières décisions sont frappées d’appel.