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Vie des entreprises

Il faut sauver le forfait jours !

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.05.2011 | Jean-Emmanuel Ray

Quelle est la population la plus satisfaite des 35 heures ? Les cadres autonomes qui, justement, n’en bénéficient pas. S’ils travaillent autant qu’avant, ces salariés au forfait jours de travail profitent en effet d’un forfait jours de RTT allant parfois jusqu’à trois semaines par an, qui leur a permis de trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

Signée en 1961 et révisée en 1996, la Charte sociale européenne (CSE) est considérée comme le pendant social de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme. Mais elle n’a jamais atteint la renommée de son immense sœur, interprétée de façon toujours créative par la Cour de Strasbourg. Le Conseil de l’Europe à 47 membres ayant quelques difficultés à exister à côté du juridiquement si puissant droit de l’Union européenne affichant depuis 2010 une très complète Charte des droits fondamentaux, il est tentant pour lui de jouer l’opposition Europe des gentils et des libertés/Union des méchants et des marchands. Alors, quand deux décisions négatives de son Comité européen des droits sociaux (CEDS) n’ont été suivies d’aucun effet car le Comité des ministres du Conseil de l’Europe n’a émis aucune recommandation obligeant la France à s’y conformer, il adopte une troisième décision, fracassante : y compris pour le forfait jours.

Le 23 juin 2010, le CEDS a décidé que « la situation de la France n’est pas conforme à l’article 2, paragraphe 1, de la Charte sociale européenne révisée (“les Parties contractantes s’engagent à fixer une durée raisonnable au travail journalier et hebdomadaire”) pour les motifs suivants : la durée hebdomadaire de travail autorisée pour les cadres soumis au régime de forfait annuel en jours est excessive, et les garanties juridiques offertes par le système de conventions collectives sont insuffisantes ».

Et Bernard Thibault d’embrayer le 17 janvier 2011 : « Les employeurs doivent savoir que certains des accords conclus sur le temps de travail sont considérés comme contraires à la CSE et, à ce titre, condamnables, comme ce fut le cas pour le contrat nouvelles embauches. La CGT se réserve la possibilité d’ouvrir des contentieux devant les tribunaux pour obtenir la suppression de dispositions d’accords collectifs contraires à la Charte. » Frissons garantis et regards immédiats côté Cour de cassation, qui a renvoyé, le 30 mars 2011, devant sa formation spécialisée sur le temps de travail une affaire concernant le forfait jours : arrêt publié début juillet.

LE FORFAIT JOURS EST-IL EN LUI-MÊME CONDAMNÉ PAR LE CEDS ?

1. Le principe même du forfait jours n’est pas remis en cause par le CEDS, malgré son décompte pas du tout horaire et annuel ; le Comité précise que « l’exclusion des cadres dirigeants est justifiée compte tenu de la nature de ces postes »: Cosette respire.

2.Les 218 jours, voire les 235 jours annuels depuis la modification du 20 août 2008, ne sont pas non plus en cause.

3. Problème : les durées maximales du travail. Pas la durée quotidienne, obtenue ici par soustraction (24 heures – 11 heures de repos = 13 heures maximum): elle ne lui paraît pas déraisonnable. Mais la durée hebdomadaire des prétendues 78 heures, aussi maximale que purement théorique : six jours ouvrables (mais combien d’ouvrés, le repos hebdomadaire incompressible restant par ailleurs de 35 heures minimum, et l’on raisonne ici en jours…) x 13 heures (amplitude maximale quotidienne, plutôt que durée maximale de travail : même autonome, un cadre déjeune, consulte Facebook, va prendre un café): dans la vraie vie, un cadre travaille en moyenne 45 heures par semaine. Et, à supposer que l’on sache encore calculer la durée du travail de cette population, son caractère raisonnable est chose relative : quel est ce fameux seuil, avec les effets qui iront avec 60 heures, vu les pratiques étrangères ? Ce sera un progrès ?

4. Les partenaires sociaux sont-ils habilités à encadrer eux-mêmes le dispositif pour qu’il soit raisonnable ? Oui, mais… Si la loi du 20 août 2008 n’a pas modifié la définition des salariés pouvant bénéficier d’un forfait jours, elle a hélas supprimé l’obligation d’un « suivi de la charge de travail des salariés concernés »: ni l’entretien annuel sur la charge de travail (L. 3121-46) ni la consultation annuelle du comité d’entreprise « sur le recours aux conventions de forfait ainsi que sur les modalités de suivi de la charge de travail des salariés concernés » (L. 2323-29) ne sont insuffisants pour le CEDS.

Très flexible droit ici, mais dura lex, sed lex là ? Il n’est pas interdit au juge du droit de prêter attention aux conséquences de fait de ses arrêts.

LES EFFETS D’UNE ÉVENTUELLE CENSURE JURISPRUDENTIELLE

Champagne dans les cabinets d’avocats des deux bords, brassard noir pour les juges prud’homaux et les cours d’appel où ce type de contentieux constitue une véritable terreur. Une censure globale du forfait jours façon CNE ou, plus discrètement, un sévère encadrement (ex.: maximum 48 heures décomptées par semaine…) aboutissant à un résultat équivalent aurait des effets tout simplement désastreux, et pour tout le monde.

1. Certes, pour les salariés ayant dépassé les 35 heures hebdomadaires, paiement des heures supplémentaires effectuées, avec le régime probatoire favorable au demandeur en ce domaine ; sans oublier les éventuels repos allant avec : le tout depuis soixante mois… en théorie.

2. Car petit inconvénient, bassement pratique il est vrai : comment connaître les horaires hebdomadaires exacts effectués depuis cinq ans par ces collaborateurs ne devant justement plus pointer ou déclarer leurs horaires ? Ce défaut prévisible de traçabilité enchantera les juges du fond pendant au moins… cinq ans.

3. Si le forfait jours est déclaré illicite, les contreparties obtenues disparaissent : comment ces débiteurs un peu ébahis, les centaines de milliers de cadres au forfait jours, vont-ils faire pour rendre par exemple les 5 x 10 = 50 jours de RTT obtenus à ce seul titre ?

4. Visites impromptues de quelques inspecteurs du travail, peu intéressés par la sécurité sur les chantiers ou la discrimination syndicale, mais venant dès le 15 juillet prochain vérifier le respect des maxima journaliers et hebdomadaires, P-V à l’appui (dépassement, mais aussi, le cas échéant, travail dissimulé).

5. Arrêt de mort de ce honteux forfait jours nécessairement conventionnel et contractuel ? Que faire si un salarié refuse de revenir aux 35 heures et exige le respect de la parole donnée, s’accrochant à ses RTT ?

QU’EST-IL PERMIS D’ESPÉRER ?

1. Que la chambre sociale ne sera pas plus royaliste que le roi : que, dans une vision panoramique de la portée de la CSE, elle n’en profitera pas pour jeter aux oubliettes de l’Histoire le système du forfait jours, jugé par ailleurs constitutionnel par deux décisions du Conseil (voir Flash).

2. Car on épargnera au lecteur de Liaisons sociales magazine les très techniques débats sur l’effet direct de la CSE en droit interne, et plus précisément l’effet direct de chacun de ses articles : ainsi, « l’article 4, par lequel les États contractants s’engagent à reconnaître le droit des travailleurs à un taux de rémunération majoré pour les heures de travail supplémentaires “en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à une rémunération équitable”, ne produit pas d’effet direct à l’égard des nationaux de ces États », a pour sa part indiqué le 19 mars 2010 le Conseil d’État, respectueux de l’effet non self executing d’une stipulation aussi générale adressée aux États contractants, à l’instar de l’article 2 ici en cause (« les Parties contractantes s’engagent à… »).

3. Car, en droit, quid des suites, prévues par la Charte, données au rapport du CEDS ? Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a décidé le 2 février 2011 de ne pas adresser de recommandation à la France. Et, le 31 mars, le Sénat français a rejeté une résolution fondée sur le même rapport « relative à la mise en conformité du droit français concernant le système de forfait jours »…

4. Peu de chances, enfin, que la chambre sociale limite la rétroactivité de cet éventuel arrêt de mort : il ne s’agirait pas d’un revirement, même si ce brutal réveil jurisprudentiel au bout de plus de onze ans d’application et une vingtaine d’arrêts (preuve que cet atroce système antisocial fonctionne bien) paraîtrait singulier.

TOUT ÇA POUR QUOI ?

Alors un forfait jours… en heures travaillées ? Calculer le temps de présence de tous, avec retour de la pointeuse ? Quel magnifique progrès social pour ces salariés souvent montés par le rang et fiers de ne plus pointer !

Retour au millénaire dernier, quand, à l’automne 1999, Martine Aubry cherchait justement à sortir de cette logique horaire conçue pour le mineur et le métallo mais aboutissant nécessairement, pour des cadres autonomes pouvant travailler n’importe où, à la construction d’immenses usines à gaz à double tubulure inversée : mettre des puces électroniques partout ? Décompter à la minute près dès que l’ordinateur professionnel est allumé ? Déjeuners d’affaires, trajetsenTGV,longues connections sur Facebook au bureau mais travail au domicile le dimanche matin…, sans parler des télétravailleurs : peut-on raisonnablement calculer à la minute près le temps de travail du consultant ou de l’avocat salarié ?

Et celui de chaque magistrat à la Cour de cassation ?

Le fort astucieux et très équilibré forfait jours (de travail, mais aussi de repos, car les neurones ne se reposent pas comme les bras : il leur faut d’abord se déconnecter) est non seulement le système de demain (le temps de travail à la minute près d’un travailleur du savoir…), mais il reste plébiscité par ses bénéficiaires : 70 % des cadres en cause (65 % des hommes et 73 % des femmes) ont « le sentiment d’une amélioration dans le travail et en dehors », contre 40 % pour les salariés non qualifiés.

Il n’a d’ailleurs fait que légaliser la réalité, tout en permettant au droit français de la durée du travail d’épouser son temps…, et aux cadres de maintenir une opacité recherchée sur leur « emploi du temps ».

Alors il ne faut pas tout mélanger : dans ce monde qui marche sur la tête et de la guerre de tous contre tous, la vraie question est celle de la charge réelle de travail. Ce n’est pas la faute du forfait jours, ni des partenaires sociaux qui l’ont créé et ne sont décidément pas à la fête Quai de l’Horloge.

FLASH
Match conventionnalité/constitutionnalité

Le Conseil constitutionnel s’est prononcé deux fois sur les questions évoquées par le CEDS : le 13 janvier 2000 ; mais aussi le 29 juillet 2005, s’agissant de la loi PME ouvrant cette possibilité aux salariés non cadres : « Considérant que des conventions de forfait en jours ne pourront être conclues avec des salariés non cadres que s’ils disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur travail et si la durée de leur temps de travail ne peut être prédéterminée ; que la conclusion de ces conventions de forfait doit être prévue par un accord collectif, qui détermine notamment les catégories de salariés concernés ; que les intéressés doivent donner individuellement leur accord par écrit ; qu’ils bénéficient du repos quotidien de 11 heures prévu par l’article L. 220-1 du Code du travail et du repos hebdomadaire de 35 heures prévu par l’article L. 221-4 du même Code ; que le nombre de jours travaillés ne peut dépasser le plafond de deux cent dix-huit jours par an ; qu’en posant l’ensemble de ces conditions le législateur n’a pas privé de garanties légales les exigences constitutionnelles au droit à la santé et au droit au repos de ces salariés résultant du onzième alinéa du préambule de 1946 ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray