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Politique sociale

Au grand marché des travailleurs détachés

Politique sociale | publié le : 01.05.2011 | Peggy Corlin

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Les Polonais talonnés par les Français (nombre de travailleurs détachés en France, 2010)

Crédit photo Peggy Corlin

Depuis la directive Bolkestein, la circulation des « détachés » dans l’UE explose. Une main-d’œuvre qu’affectionnent le bâtiment, la restauration, l’agriculture. Mais les abus sont légion. La gauche européenne prône une révision des textes.

Fin 2008, ils étaient une poignée à se mettre en grève à Ramonville-Saint-Agne, près de Toulouse. Recrutés au Portugal, ils réclamaient le paiement de leurs heures supplémentaires et leur indemnité de déplacement. Employés par Procme, un sous-traitant portugais de GDF Suez, ils entendaient bénéficier de la directive européenne sur le détachement des travailleurs. Celle-ci prévoit d’appliquer aux travailleurs détachés certains droits sociaux du pays d’accueil. En France, cela concerne rien de moins que le salaire minimum, le temps de travail ou encore les règles sur la santé et la sécurité. L’affaire Procme est toujours en cours aux prud’hommes. L’entreprise conteste la situation de détachement, expliquant que ces travailleurs étaient domiciliés au siège français de Procme. « C’est faux », estime Stéphane Rossi-Lefevre, l’avocat des salariés concernés. « À leur arrivée, ils étaient liés par un contrat qui, bien que rédigé en français, avait été signé au Portugal. » Difficile d’y voir clair. D’autant que certains de ses clients sont rentrés au Portugal, ou partis ailleurs, en Europe, sur d’autres chantiers.

Le bâtiment en tête. La justice peine à suivre le rythme de ces nomades du grand marché européen. La directive services, dite Bolkestein, vilipendée lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, a achevé de lever les obstacles à la libre circulation des services inscrite dans les traités européens. Les entreprises n’ont qu’à remplir un formulaire de détachement, purement déclaratif, où elles indiquent le nombre de salariés qu’elles détachent. Dans les secteurs à forte main-d’œuvre, tels que la construction, la restauration ou l’agriculture, ce volant d’itinérants a explosé. Portugais, Polonais, Roumains, ou ressortissants d’autres pays d’Europe de l’Est effectuent des missions de quelques mois, puis repartent. En 2006, la France enregistrait 38 000 détachements, tous secteurs confondus. Ils étaient 111 000 en 2010. Entre-temps, le marché du travail hexagonal s’est ouvert aux travailleurs de l’Est.

Secrétaire CGT du comité d’entreprise européen d’Eiffage, Gilles Letort rappelle les avantages pour les entreprises : « Dans la construction, elles sont exonérées du surplus de cotisations sociales lié aux risques sur les chantiers. C’est une économie de l’ordre de 20 à 25 % sur la masse salariale. » En 2010, la moitié des déclarations de détachement concernait la construction. Deux tiers étaient le fait d’entreprises d’intérim. En imposant aux pays d’accueil de respecter certains droits sociaux, la directive détachement de 1996 ne suffit pas à éviter le dumping social. « Dans les deuxième ou troisième niveaux de sous-traitance, les entreprises resserrent les coûts, refusant de payer les heures supplémentaires et les primes de déplacement », ajoute Gilles Letort. Soucieux de garder leur travail, rares sont les salariés à briser l’omerta.

Des sociétés s’installent en Europe de l’Est pour détacher de la main-d’œuvre low cost

Les montages opaques se multiplient. Autre phénomène inquiétant : l’émergence d’entreprises « boîtes aux lettres », installées dans les pays de l’Est sans y avoir d’activité réelle, pour détacher de la main-d’œuvre low cost. « Dans la sous-traitance, nous découvrons des travailleurs directement sous l’autorité du donneur d’ordres et non de celle de l’entreprise qui les envoie. Cela relève du prêt illicite de main-d’œuvre ou du travail dissimulé », raconte un inspecteur du travail. Les montages opaques se multiplient. En septembre 2010, les juges de Strasbourg ont condamné un exploitant pour ne pas avoir déclaré 44 Roumaines sous-payées pour la récolte des fraises et parquées dans des baraquements préfabriqués. L’employeur a fait appel. Il estime ne pas être lié directement à ces travailleuses envoyées par une entreprise d’intérim basée en Pologne. Entreprise dans laquelle il détient des parts…

Pour lutter contre les abus, la France a signé des conventions de coopération avec ses voisins. L’Inspection du travail croise les informations des formulaires de détachement avec celles de ses partenaires européens. En Pologne et en Roumanie, cela va jusqu’à vérifier auprès des banques si les salariés y sont effectivement payés. Mais beaucoup passent entre les mailles du filet.

Certains employeurs goûtent peu le dumping exercé sur les salaires. En janvier, le syndicat français des industriels de la viande, le Sniv-SNCP, a déposé auprès de la Commission européenne un recours en manquement contre l’Allemagne pour non-respect de la directive détachement. Selon lui, 80 % de la main-d’œuvre des leaders de la filière porcine sont de faux intérimaires, venus d’Europe de l’Est et payés moitié moins que les salariés allemands. « Outre-Rhin, la filière s’est développée en dix ans grâce au dumping salarial pratiqué par des entreprises comme Vion et Tönnies Fleisch », s’insurge Pierre Halliez, du Sniv-SNCP.

Des abus qui donnent à la gauche européenne des arguments pour réclamer une révision de la directive. D’autant qu’une jurisprudence récente de la Cour de justice des Communautés européennes pointe les failles du texte (Viking 2007, Laval 2007, Rüffert 2008). Les juges y rappellent que la directive de 1996 autorise les États à imposer aux entreprises qui détachent le respect de certaines règles sociales, à condition que celles-ci soient d’application générale. Dans ces affaires, un syndicat suédois ou un Land allemand ne pouvaient donc exiger des entreprises étrangères le respect de conventions collectives relatives au salaire minimal dans le secteur du bâtiment. Les syndicats européens ont dénoncé une jurisprudence faisant la part belle au principe de libre circulation, au détriment des droits sociaux fondamentaux.

Le plombier polonais remplacé par le maçon marocain. Relayée par les députés socialistes européens, la polémique revient sur le devant de la scène dans le cadre de la politique d’immigration choisie de l’UE. Une proposition de directive prône la délivrance d’un permis unique de séjour et de travail aux migrants extracommunautaires légalement arrivés en Europe. Elle pose le principe d’égalité de traitement dans les conditions de travail (salaire, temps de travail, etc.) entre ces travailleurs et les citoyens européens. Seul problème, le texte exclut de son champ d’application les travailleurs saisonniers et détachés. Les députés socialistes européens dénoncent une directive Bolkestein bis, qui conduira les entreprises à partir s’installer hors de l’UE pour détacher à bas coût. Demain, selon eux, c’est le maçon marocain qui remplacera le plombier polonais.

Pervenche Berès Présidente de la commission Emploi et Affaires sociales du Parlement européen
“Un marché du travail à deux vitesses”

Comment lutter efficacement contre les abus à la législation sur le détachement des travailleurs ?

Agir contre les sociétés « boîtes aux lettres » implique de faire des recherches à l’extérieur des frontières nationales ; or, aujourd’hui, la coopération administrative est lacunaire. Il faut étendre les pouvoirs de la Commission européenne en matière de contrôle, surtout pour l’accès à l’information, et réfléchir à activer l’article 83 du traité qui permet de définir des règles communes pour la sanction d’infractions pénales transfrontalières. La Commission est extrêmement vigilante pour les infractions au droit de la concurrence. Il n’y a pas de raison qu’elle soit plus bienveillante à l’égard d’infractions à la législation sociale.

Sur quels points voulez-vous réviser la directive de 1996 ?

Pour les socialistes du Parlement européen, il faut réviser ce texte en profondeur, en particulier depuis les arrêts de la CJCE. Cela implique de changer la base juridique de la directive [qui ne vise que la libre prestation de services et pas les droits sociaux, NDLR], la définition du détachement, la possibilité pour les États d’inclure la protection des travailleurs comme disposition d’« ordre public », ou encore le respect du rôle des syndicats pour négocier et appliquer les conventions collectives.

La Commission a annoncé une initiative pour fin 2011. Pourquoi cette réaction si tardive ?

La Commission prévoit d’améliorer l’application de la directive et de clarifier l’exercice des droits sociaux fondamentaux. Cela reste en deçà de nos revendications. Le repli national des États membres dans le contexte actuel de crise et le manque d’ambition du président de la Commission expliquent sans doute le peu d’appétence de celle-ci pour prendre l’initiative en matière sociale. Le traité lui confère pourtant une compétence. Le cas du détachement des travailleurs est loin d’être le seul exemple.

Le Conseil, qui réunit les 27, est colégislateur avec le Parlement européen. Certains États sont-ils favorables à une révision de la directive ?

Au Conseil, il y a actuellement un climat de défiance à l’égard de toute nouvelle initiative communautaire. Influencés par le nouveau gouvernement britannique, certains pays sont soucieux de défendre le principe de subsidiarité selon lequel la compétence des États prime sur celle de l’UE en matière sociale. Même les pays scandinaves, qui ont fait les frais de la jurisprudence de la CJCE, sont réticents à réviser la directive, craignant un nivellement des droits sociaux par le bas.

L’UE examine actuellement un projet de directive visant à octroyer un permis unique de travail et de séjour aux ressortissants extracommunautaires légalement arrivés dans l’UE. Pourquoi dénoncez-vous une directive Bolkestein bis ?

La proposition de directive exclut de son champ des groupes de travailleurs tels que les saisonniers ou encore les travailleurs détachés. Or elle prévoit l’égalité de traitement entre les travailleurs issus de pays tiers et les citoyens européens. Potentiellement, c’est la reconnaissance d’un marché du travail à deux vitesses selon l’origine des travailleurs, avec pour conséquence une pression à la baisse sur le niveau de protection des travailleurs européens.

Propos recueillis par Peggy Corlin

Les Polonais talonnés par les Français (nombre de travailleurs détachés en France, 2010)En 2010, 17,5 % des travailleurs détachés en France sont des Français employés par une société étrangère. En 2009, la France était en tête des pays qui détachent des travailleurs, et comptait avec l’Allemagne parmi ceux qui en reçoivent le plus.

Auteur

  • Peggy Corlin