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Le manager de terrain, ce héros

Dossier | publié le : 01.03.2011 | Grégory Danel, Emmanuelle Souffi

Tour à tour expert et animateur, bureau des pleurs et courroie de transmission, le manager de terrain est l’objet de toutes les attentions. Mais, englué dans les impératifs de reporting et de performance, il manque de temps pour ses troupes. Or les directions comptent sur lui pour lutter contre le désengagement.

En l’espace de quelques années, l’obscur manager de proximité est devenu la pierre angulaire des politiques RH. Le pilier, le maillon indispensable, l’alpha et l’oméga. Le désir des directions de se rapprocher du terrain n’est pas nouveau. Mais, face au désengagement qui gagne les salariés, il s’exprime aujourd’hui avec plus d’intensité. Les sacrifices consentis pendant la crise économique en termes d’emplois et l’absence de reconnaissance pécuniaire alors que les salaires des patrons ont continué de s’envoler ont nourri la rancœur et contribué à creuser le fossé déjà profond entre les directions et leurs cadres intermédiaires. Pas étonnant qu’elles cherchent aujourd’hui encore plus qu’hier à recoller les morceaux. Ce n’est évidemment pas par bonté d’âme qu’elles flattent l’encadrement de premier niveau. Mais bien pour qu’il soit plus performant. Ainsi que le rappelle Michel Tremblay, professeur à HEC Montréal et auteur de nombreuses études sur le sujet, « 37 % des facteurs de réussite proviennent d’un management de proximité efficace ». Dans l’idéal, comme le résume David Grieu, ancien manager de proximité et aujourd’hui DRH de Quevilly Habitat, « les directeurs tiennent le volant, les salariés s’occupent des roues et le manager de proximité, de la colonne de direction ».

Le problème, c’est que le moteur connaît des ratés. Les bons petits soldats en ont assez d’être au garde-à-vous. « Ils doivent gérer des injonctions paradoxales, sans le soutien de leur hiérarchie, observe Aine O’Donnell, directrice de projet à Entreprise & Personnel. Ils estiment avoir un rôle de liant, mais sans avoir les moyens de le tenir, car ils ne sont pas suffisamment associés à la stratégie et passent plus de temps à gérer des petits problèmes. » C’est le coup du briefing hebdomadaire où l’équipe, informée par les bruits de couloir et les confidences syndicales, en sait plus que le chef…

Par voie de conséquence, le manager de proximité se sent profondément isolé. Seul à prendre les coups, et seul à devoir délivrer des messages qu’il ne comprend plus. À peine 21 % des salariés pensent que leurs intérêts et ceux de leur direction convergent, d’après une récente étude de Sociovision pour Entreprise & Personnel. « Le leader exige de la performance quand son collaborateur réclame de la reconnaissance et du respect », observe Michel Tremblay. 46 % estiment ne pas être consultés sur des décisions qui les concernent directement. À trop vouloir éloigner les centres de décision, à laisser le champ libre au terrain sans vraiment lui donner les coudées franches, les entreprises ont, incidemment, créé une distance avec ceux qui étaient pourtant chargés de jouer les courroies de transmission.

Au cœur de ce malaise, le diktat du reporting, des indicateurs de performance, des rétroplannings… « Alors qu’il essayait de protéger ses troupes, le manager de proximité a le plus souffert de ce délire bureaucratique », déplore François Dupuy, sociologue des organisations, auteur de Lost in management (éd. Seuil, 2011). À son corps défendant, c’est aujourd’hui plus à sa capacité à remplir toutes les procédures demandées que se mesure son degré d’efficacité qu’au temps passé à phosphorer avec les autres salariés. « L’organisation matricielle crée de la distance et rend diffus le sentiment d’appartenance », constate Thierry Guérin, DRH de Renault Trucks.

Vingt minutes hebdomadaires par collaborateur. Chapeautant en moyenne neuf collaborateurs, le manager ne leur consacrerait que 10 % de son temps, selon les calculs du cabinet Hommes & Performances, qui a interrogé 200 entreprises début 2010. Soit à peine vingt minutes par semaine ! Et que dire quand ils sont une trentaine, voire une cinquantaine à se partager le même chef ? « Au-delà de 10 personnes, c’est de l’abattage ! » juge Jean-Louis Fel, directeur du cabinet de conseil RH Vakom et auteur de Bien dans sa peau sans vouloir celle des autres (éd. Dunod, 2010). Pourtant autonome, le cadre de terrain n’a plus la maîtrise de son temps. « Bloqué dans son bureau à entretenir les machines de gestion, puis en réunion, il n’est plus sur la scène du pilotage de son équipe, analyse Mathieu Detchessahar, professeur de management à l’université de Nantes. Les agendas sont cadenassés par l’extérieur. »

Mis sous pression, obligé d’être au four et au moulin, innovant et stimulant, réactif et adaptable, d’être un meneur d’hommes tout en étant un expert, le manager ne sait plus où donner de la tête. « Il y a une espèce de canonisation de la fonction qui est culpabilisante », déplore Bernard Masingue, directeur des formations entreprise chez Veolia Environnement, qui s’interroge sur la création d’un « droit à ne pas être à la hauteur ». Les plus investis se mettent en quatre pour tout concilier. Au risque d’y laisser leur santé. « C’est honorifique de participer à certaines réunions, reconnaît cette cadre à La Poste. Difficile de les sécher, même si pendant ce temps-là le reste s’accumule. » Pis, avec les agendas partagés, où tout le monde accède en un clic à votre plan de charge, on vous colle de nouvelles contraintes sans vous avoir consulté avant. « C’est le mythe terroriste de la transparence ! » fustige François Dupuy.

Ces outils de contrôle plutôt intrusifs ont, paradoxalement, contribué à rendre le management aveugle et sourd. Les séries de suicides chez France Télécom, mais auparavant au Technocentre de Renault et chez EDF, ont révélé l’importance d’avoir un management présent et à l’écoute. « Il est le détecteur du malaise interne, note David Grieu, de Quevilly Habitat. Lui seul est à même de repérer quelqu’un qui s’enferme dans le mutisme, qui décroche du travail… » À France Télécom, 187 responsables de ressources humaines, fonction qui avait disparu des organigrammes, ont ainsi été recrutés l’année dernière dans le cadre du nouveau pacte social. À eux de veiller sur la carrière des membres de l’équipe, de gérer les demandes de formation et de congé. Déchargé de ces tâches chronophages et secondaires à son métier, le manager libère du temps pour se consacrer au cœur de sa mission : motiver et donner un cap.

Conscientes des dérives organisationnelles, les directions tentent de remettre du lien là où il avait disparu. Petits déjeuners, journées dédiées, comme au PMU [voir encadré page 66]… Elles favorisent l’émergence de communautés d’intérêts et de préoccupations. C’est très net aux États-Unis, où des sociétés comme H-P, Cisco, IBM reviennent à plus de simplicité. En France, l’Association nationale des DRH a fait du soutien aux managers de terrain une priorité pour 2011. Elle y consacre même la première étape de son tour de France, le 17 mars, à Reims. L’influent Syntec Conseil en management prêche aussi pour leur réhabilitation. PSA, Valeo, les laboratoires Merck, La Poste cherchent également à leur redonner une influence. Leur ambition ? Restaurer la confiance en « décomplexifiant » leurs modes de fonctionnement.

Bref, revenir au b.a.-ba du management. « On a perdu de vue que les managers sont avant tout des hommes, qui ne donneront envie de faire qu’à condition qu’ils y trouvent un épanouissement personnel », rappelle Jean-Louis Fel, de Vakom. Cela passe par la reconnaissance et des formations à l’art de bien manager. Trop souvent, les managers sont nommés au mérite, à l’ancienneté ou pour leur expertise. « Cela reste une promotion plus qu’un métier, regrette Jean-Louis Fel. Or manager n’est pas qu’une question de très bons résultats. » Le degré d’empathie, la capacité à déléguer et à faire confiance sont aussi de précieux atouts. Chez Quevilly Habitat, tous les chefs d’agence sont formés à leur prise de fonction avec un suivi assuré durant six mois par le cabinet Vakom.

Trouver la bonne distance. Car cultiver la proximité n’a rien d’évident. À chacun de trouver la bonne distance, celle qui laisse une certaine liberté à ses ouailles tout en leur montrant la direction à suivre. Comme en amour, il n’y a rien de pire qu’un couple fusionnel. À trop vouloir partager, raconter, confesser, un jour ou l’autre, on ne se supporte plus. « Discutez avec votre équipe tous les jours et il ne vous revient que des embêtements ! » plaisante Mathieu Detchessahar. L’échange constructif est parfois un mythe qui résiste mal à la vie de bureau… Enfin, le rôle des managers restera une coquille vide si les directions ne leur donnent pas de véritable latitude pour mettre en musique la stratégie impulsée par le haut de la pyramide. Reconstituer le pouvoir d’agir reste le meilleur rempart au mal-être et aux risques de désengagement. Être bien armé et protégé : c’est à ces seules conditions que ce winner aura envie de remonter sur le ring.

E. S.

Maurice Thévenet, professeur au Cnam et à l’Essec, auteur d’Éthique de la proximité (éditions Eska) et du Management est-il toxique ? (Éditions d’Organisation).
“Le manager de proximité est un punching-ball”

Qu’est-ce qu’un manager de proximité ?

Pour moi, c’est une expression presque redondante. Traditionnellement, on considère que c’est un manager de terrain qui coordonne des collectifs de travail pour produire des résultats. Estimer qu’il y a, d’un côté, ceux qui sont dans la proximité et, de l’autre, ceux qui sont dans la direction, c’est déjà le début de la fin ! Le P-DG a l’obligation d’être proche de ses équipes, comme le simple manager. C’est proximité à tous les étages !

Pourquoi est-ce un enjeu si fort de se rapprocher du terrain ?

Simplement parce que la réalité locale est beaucoup plus complexe que ce qu’on peut imaginer au niveau central. Regardez sur le terrain politique : on décentralise, on reconstitue une police de proximité… Les préoccupations ne sont pas les mêmes. Les directions ont besoin de s’adapter, de s’ajuster pour ne pas perdre pied. Et puis la machine organisation ne peut pas tout faire ! Les outils sont de plus en plus complexes, artificiels. Avec les nouvelles technologies de l’information, subrepticement, la distance s’est insinuée.

Les outils informatiques n’ont-ils pas tué la proximité ?

Oui, mais parce qu’on le voulait bien ! C’est tellement plus facile d’envoyer un mail plutôt que de se déplacer, de décharger son agressivité de façon virtuelle plutôt que de se confronter en vrai à la personne. Mais laissons aux salariés le temps de s’approprier ces nouveaux outils. Avec la visioconférence se développent de nouvelles technologies totalement bluffantes. Les SMS sont aussi un moyen plus personnel de communiquer sans déranger.

La proximité paraît être une sorte d’Eden perdu difficile à atteindre…

Être manager de proximité, c’est recevoir des claques, jouer les punching-balls. C’est sur vous qu’on tape quand rien ne va. Une sorte de mur des lamentations. Ça demande du temps et de l’énergie pour être proche de ses équipes. Or un manager de proximité dépense un temps fou à faire du reporting. Et il n’a pas forcément envie d’être dans l’empathie, de passer chaque matin dix minutes pour discuter. Sur Facebook, vous pouvez rayer un ami qui vous enquiquine. Pas au bureau. Surtout, la proximité n’est pas valorisée. Elle ne se voit pas, alors que les modes d’évaluation sont concrets et poussent à produire de l’objectif en réduisant les marges de manœuvre.

Comment recréer du lien ?

En misant sur l’exemplarité, y compris des services de ressources humaines. Un patron qui fait la tournée des usines, qui passe régulièrement dans les bureaux, c’est un symbole fort. Certes, il ne connaît pas tout le monde. Mais les salariés l’ont vu, il leur a adressé un petit mot, avec un minimum d’authenticité, et c’est une marque certaine d’intérêt. La proximité ne se décrète pas. Elle pose aussi la question de l’investissement personnel et de la maturité professionnelle.

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi

David Grieu, DRH et manager d’une entité opérationnelle chez Quevilly Habitat, en Seine-Maritime. C’est un ancien manager de proximité.

“La société change très vite et les stratégies se dessinent sur deux à trois ans. Qui accompagne le changement et ajuste l’organisation ? Qui a les mains dans le cambouis et montre l’exemple ? Le manager de proximité. S’il traîne les pieds, qu’il n’est pas valorisé et pas assez formé, l’image de l’entreprise en pâtira car les salariés deviendront aigris.”

Auteur

  • Grégory Danel, Emmanuelle Souffi