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“La lutte contre la pauvreté n’est pas prioritaire”

Actu | Entretien | publié le : 01.03.2011 | Anne Fairise, Sandrine Foulon

Le sociologue plaide pour une mesure hybride de la pauvreté et pour un système permettant aux plus démunis de faire valoir leur droit à la protection sociale.

La France sort-elle plus pauvre de la crise ?

Je défie quiconque de répondre, faute de données récentes ! La dernière statistique de l’Insee date de 2008 et confirmait une stabilisation de la pauvreté dans les années 2000, après deux décennies de baisse. Cette situation incongrue pose la question des indicateurs. Contrairement aux États-Unis ou à l’Europe, la France a choisi l’exhaustivité dans son enquête, en se basant sur le taux de pauvreté monétaire relative. Du coup, elle est moins réactive. Pour calculer la proportion de nos concitoyens vivant avec moins de 60 % du revenu médian (950 euros mensuels pour une personne seule), elle doit attendre la publication des études sur les revenus fiscaux… J’en déduis que la lutte contre la pauvreté n’est pas prioritaire, hormis dans les déclarations politiques ou les textes de loi à portée normative faible.

Vous ne croyez pas à l’objectif de passer de 8 à 5 millions de pauvres, d’ici à 2012, que s’est fixé Nicolas Sarkozy ?

Je suis un fan absolu du pilotage politique par objectifs chiffrés. C’est un tournant de l’action publique et l’assurance de progresser. Le problème est l’absence de consensus sur l’indicateur. Le gouvernement se réfère au « taux de pauvreté relative ancrée dans le temps ». C’est une « première » qui s’apparente à du bidouillage. Comme ce calcul n’intègre pas l’évolution des revenus, il fait mécaniquement chuter la pauvreté dans les pays qui s’enrichissent comme la France. À titre de comparaison, pour baisser d’un tiers le taux de pauvreté monétaire relative, il faudrait une révolution sociofiscale, impossible à produire et discutable : rapprocher les minima sociaux du smic ! D’où cette situation un rien absurde, fin décembre, lors de la remise du deuxième rapport de « suivi de l’objectif de baisse de la pauvreté ». Le gouvernement a conclu à des « signes d’amélioration encourageants », en livrant les chiffres 2008, alors que les Français vivaient la deuxième année de la crise…

Nous sommes dans le slogan politique ?

Nous y sommes depuis vingt ans ! Mais, longtemps, le slogan s’est fait l’expression du volontarisme politique à lutter contre les exclusions. Il a d’ailleurs alimenté directement au moins trois lois. Aujourd’hui, les Français sont pris en étau entre un indicateur déconnecté de la réalité et un discours catastrophiste sur l’explosion de la pauvreté porté par les associations de terrain, qu’aucune statistique indiscutable ne vient étayer. Même si tous les opérateurs, publics et privés, constatent une hausse des difficultés sociales, du fait de la progression du chômage et des transformations familiales.

Quel serait l’indicateur approprié ?

Aucun indicateur unique, si synthétique et consensuel soit-il, ne peut renseigner simplement la pauvreté, qui est multiple. Il faut distinguer la pauvreté dans les chiffres, les poches, les esprits… Prenez la statistique habituelle (un seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian). Elle révèle une stabilité des chiffres, mais elle cache de profondes transformations : rajeunissement de la population pauvre, urbanisation, concentration dans les familles monoparentales, installation au cœur du salariat avec les travailleurs pauvres. Cette stabilité des chiffres ne correspond pas, non plus, à la situation des 20 % les moins riches. En 2000, ils disposaient de 50 % de leurs ressources, une fois payés le loyer, l’électricité, etc. En 2006, ils disposaient de 25 % de leurs ressources, les dépenses contraintes n’ayant cessé d’augmenter.

Vous privilégiez plusieurs critères ?

Je choisirais une approche hybride : une mesure de la pauvreté totalement relative (les 10 % les moins riches) qui rende impossible toute éradication du phénomène mais permette d’observer l’amélioration ou la dégradation des conditions de vie, et une mesure de la pauvreté absolue fixant un seuil de ressources ne variant pas en fonction des inégalités. À mon sens, les meilleures définitions de la pauvreté seront celles comprises par les Français.

Comment faire évoluer la situation ?

La priorité est de simplifier le système de protection sociale pour que les Français en difficulté fassent valoir pleinement leurs droits. À quoi sert-il sinon d’être le pays au monde ayant le niveau de protection sociale le plus élevé par rapport à son PIB ? La proposition de Martin Hirsch, l’ex-haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, de fonder un « super RSA » en fusionnant ce dispositif avec la prime pour l’emploi va dans ce sens.

Vous semblez pessimiste…

Depuis la présidentielle de 1995 centrée sur la fracture sociale, les Français ont beaucoup entendu parler de pauvreté, sans en voir les effets concrets. Ils sont fatigués, et leur soutien à l’action publique s’effrite. Je crains que les moyens ne suivent plus.

JULIEN DAMON

Sociologue, spécialiste de l’exclusion sociale et de la pauvreté.

PARCOURS

Professeur associé à Sciences po Paris, où il enseigne les politiques urbaines, il a été sous-directeur de la Cnaf, responsable du département recherche et prospective, puis chef du service questions sociales au Centre d’analyse stratégique (de 2006 à 2008). Il a écrit une quinzaine de livres, dont Questions sociales : analyses anglo-saxonnes (PUF, 2009) et Éliminer la pauvreté (PUF, 2010).

Auteur

  • Anne Fairise, Sandrine Foulon