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Vie des entreprises

Yves Gonnord, apôtre du social chez Fleury-Michon

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.05.2000 | Jacques Trentesaux

En Vendée, on entre de père en fils chez Fleury-Michon comme en religion. Il faut dire qu'Yves Gonnord, son P-DG, réussit à concilier performance économique et progrès social dans son groupe de salaisons. Au menu : actionnariat salarié, réduction du temps de travail, congé parental et respect des partenaires sociaux.

L'équation, digne du cours élémentaire, est facile à résoudre : sachant que Pouzauges, au cœur du bocage vendéen, compte 5 700 âmes et que 2 800 des 3 100 salariés du célèbre charcutier traiteur se répartissent sur cinq sites, situés dans un rayon de 25 kilomètres, on peut rebaptiser sans conteste ce chef-lieu de canton « Fleury-Michon Ville ». Dans ce bassin d'emploi, le leader français des plats cuisinés assure le gagne-pain de familles entières, parfois sur plusieurs générations. « Mon père était déjà dans l'entreprise. Mes cinq frères et sœurs et tous leurs conjoints y travaillent. Vous imaginez les repas de famille ! » s'amuse Bruno Billy, secrétaire CFDT du comité d'entreprise. Depuis des décennies les maires de Pouzauges viennent de Fleury-Michon. Quant à l'Association pouzaugeaise des retraités de Fleury-Michon, elle compte près de… 700 membres.

Autre particularité locale, la société Fleury-Michon s'est transmise, depuis sa création en 1926, de gendre en gendre. Patron du groupe pour quelque temps encore, Yves Gonnord, 64 ans, est le digne représentant de la troisième génération. Il a imposé un style de management délégué, en s'appuyant sur un carré d'hommes fidèles à l'entreprise qui partagent ses convictions humanistes. P-DG de l'entreprise depuis 1981, Yves Gonnord inscrit son action dans le long terme et nourrit beaucoup de respect pour ses collaborateurs, ce qui lui vaut l'estime d'une CGT pourtant virulente. L'unique ligne directrice de cette entreprise familiale qui, avec ses 2,4 milliards de francs de chiffre d'affaires, dame le pion aux géants Nestlé ou Danone ? Concilier performance économique et progrès social.

1 BÂTIR UNE COMMUNAUTÉ HUMAINE FORTE ET FIDÈLE

Il suffit de suivre Yves Gonnord dans son fief natal de Pouzauges pour comprendre sa philosophie d'entreprise. L'entrepreneur vendéen a toujours vécu au cœur de cette ville, « pour ne pas être coupé des réalités ». Le dimanche, sur le parvis de l'église Saint-Jacques, ce catholique pratiquant est régulièrement sollicité pour un stage, un conseil, une promotion. La porte de son bureau, une pièce sans aucun luxe apparent, situé au rez-de-chaussée du bâtiment historique de Pouzauges-Gare, est toujours ouverte aux salariés.

Car Fleury-Michon, c'est avant tout une communauté humaine. « Sa richesse, ce sont ses hommes », insiste Katia Onno, présidente du Groupement autonome des cadres (GAC). Dans les couloirs de l'entreprise, les salariés s'appellent par leur prénom et s'échangent des bonjours, quel que soit leur niveau hiérarchique. « Si on ne dit pas bonjour, on n'a rien à faire chez Fleury-Michon », coupe Bruno Billy. Le tutoiement est courant, même entre les représentants syndicaux et le DRH, Gérard Soulard. « Normal, nous avons été à l'école ensemble », explique-t-il. « Les relations de travail sont peu conventionnelles, il n'existe pas trop de prérogatives de chef », confirme Béatrice Bastide, responsable de l'emploi et de la formation.

Ce climat particulier, les salariés y sont sensibilisés dès leur arrivée dans l'entreprise, puisque tous sont censés suivre un parcours de découverte d'une durée d'une semaine. La priorité longtemps donnée à la promotion interne explique aussi la solidité de cette forte culture d'entreprise. « La moitié de nos responsables de vente ou de nos chefs d'équipe sont issus du terrain », indique Béatrice Bastide. Enfin, la cohésion sociale est renforcée par les innombrables réunions d'information internes. Les 350 membres de l'encadrement (cadres, employés, techniciens et agents de maîtrise) des cinq sites de Vendée, par exemple, se retrouvent une fois par mois par groupes d'une vingtaine pour de « libres échanges » avec la direction.

Revers de la médaille : une fois entrés dans la maison, les salariés de Fleury-Michon ont du mal à partir et leurs attentes envers l'entreprise sont grandes. L'ancienneté moyenne dans le groupe dépasse treize ans, l'âge moyen 38 ans. Des chiffres largement tirés à la baisse par la vague récente et massive de recrutements. La population de Fleury-Michon est en outre composée à plus de 75 % d'ouvriers qui, souvent, n'ont connu aucune autre expérience professionnelle significative. « Nous rencontrons de très fortes résistances au transfert des salariés d'un site à un autre », indique même Gérard Soulard.

« Selon son humeur, on dira qu'entrer chez Fleury-Michon c'est entrer dans la famille… ou à la Sécurité sociale. La difficulté est de trouver le bon équilibre », résume Katia Onno. En croissance régulière, Fleury-Michon donne à ses salariés le sentiment d'être indestructible. La sécurité de l'emploi leur paraît assurée et ils s'habituent aux nombreux avantages annexes, des produits maison vendus à très bas prix jusqu'aux facilités de crédit auprès des banques locales. Pas étonnant, dans ces conditions, que les Fleury-Michon fassent des envieux. D'ailleurs, l'entreprise reçoit chaque année entre 8 000 et 12 000 candidatures spontanées.

2 RESPECTER ET IMPLIQUER LES REPRÉSENTANTS SYNDICAUX

L'un des fondements de la politique sociale de Fleury-Michon tient dans « la reconnaissance des élus du personnel comme des personnes responsables ». Tous les syndicats disposent ainsi d'un représentant au conseil d'administration. Et les élus du comité d'entreprise bénéficient depuis 1996 de séances de formation d'une semaine à l'économie. « Nous avons une très longue tradition du dialogue social. C'est tout au fond de nos tripes », soutient Raymond Doizon, P-DG de la filiale charcuterie, qui préside le comité d'entreprise depuis cinq ans. Même s'il assume la présidence du comité de groupe de Fleury-Michon, Yves Gonnord n'est pas directement impliqué dans les questions sociales. Avant Raymond Doizon, le chef d'orchestre social du groupe, l'opérationnel du social fut longtemps Roger Colin, aujourd'hui maire de Pouzauges.

Chez Fleury-Michon, la richesse du dialogue social se mesure au nombre d'accords signés, mais également au temps consacré aux échanges. « Les réunions mensuelles de comité d'entreprise durent près de cinq heures », indique Raymond Doizon, omettant toutefois de préciser que le fonctionnement de cette instance a longtemps laissé à désirer. Jusqu'à ce qu'il soit décidé, il y a dix-huit mois, d'instaurer une réunion préparatoire réservée aux œuvres sociales afin de consacrer l'essentiel de la rencontre à la stratégie de l'entreprise.

L'attachement des salariés à l'entreprise a entraîné une sorte de confusion des rôles. Les syndicats ne savent pas toujours sur quel pied danser face à la direction. Lors de sa création, le syndicat des cadres – le GAC – était l'allié objectif de la direction. Il cherche aujourd'hui un autre positionnement, même si ses membres ne possèdent toujours pas de culture revendicative forte. Longtemps majoritaire, Force ouvrière a entretenu durant de longues années une relation privilégiée avec la direction. Ce qui a sans doute provoqué son brusque effondrement électoral au milieu des années 90, peu de temps après le départ en retraite de sa cheville ouvrière, l'ancienne secrétaire du comité d'entreprise, aujourd'hui… adjointe au maire de Pouzauges. Lors des dernières élections au comité d'entreprise, la chute s'est accentuée, FO recueillant moins d'un quart des voix dans le collège employés-ouvriers, loin derrière la CFDT qui totalise près de la moitié des suffrages, et même derrière la grande ennemie cégétiste, pourtant en recul de 4 points (27, 3 %).

FO s'était fait une spécialité du règlement des cas individuels, jouant davantage un rôle d'assistante sociale que de syndicat. Le CE en a longtemps pâti. Dépourvu de permanent, il était logé dans une salle vétuste de 15 mètres carrés. Bruno Billy, un technicien du service de maintenance qui a pris les rênes du CE en 1995, a consacré deux années à plein temps à « rendre le comité conforme à la bonne image sociale de Fleury-Michon ».

Avec ses trois permanents, dont un comptable, de vastes bureaux et des ordinateurs connectés à Internet, le comité fait désormais figure de modèle. Le folklore maison a disparu : finis les anciens meublés de vacances, propriété de Fleury-Michon, place aux chèques-vacances ; fini le camion bourré de vêtements et de chaussures qui stationnait à chaque rentrée scolaire devant l'usine pour une distribution à l'ancienne, place aux bons d'achat à utiliser chez les petits commerçants du canton. Bousculée dans ses habitudes, l'entreprise a dû céder la gestion du fichier du personnel et laisser plus d'autonomie aux élus. Dans la foulée, des locaux syndicaux ont été entièrement réaménagés et équipés à l'identique pour chaque organisation représentée. Rien à voir avec l'ancienne salle commune…

Fleury-Michon n'a jamais lésiné sur le budget du comité d'entreprise. Pour l'an 2000, ce dernier frôle les 9 millions de francs, soit 2,59 % de la masse salariale. Même en retranchant les 3,5 millions consacrés au restaurant d'entreprise, cette somme demeure substantielle. Reste un problème, celui de la reconnaissance de l'élu. « Nous nous sommes énormément investis pour le comité, mais notre carrière professionnelle a été mise entre parenthèses. Nous ne progressons pas parce que personne n'est en mesure de nous évaluer », déplore Bruno Billy.

3 INNOVER SOCIALEMENT PLUTÔT QUE REDISTRIBUER

Autre particularité de Fleury-Michon : l'industriel vendéen appartient, comme le pharmacien Boiron, au cercle très restreint des entreprises qui innovent socialement. Son accord le plus original est sans conteste le congé parental créé en 1994. Son but ? Permettre à des salariés de quitter temporairement l'entreprise pour s'occuper de leurs enfants tout en recevant une aide financière de l'ordre de 3 100 francs mensuels. Cette allocation prend le relais des aides de la Caisse d'allocations familiales, ou les devance. Car ses conditions d'obtention sont beaucoup plus souples. Elles s'exercent dès le premier enfant et jusqu'à ce que le plus jeune soit âgé de 6 ans, ou 9 ans pour le troisième. À force de persévérance, Fleury-Michon a obtenu à l'époque le vote à l'Assemblée nationale d'un amendement éponyme qui autorise les exonérations de charges sur l'aide complémentaire apportée par l'entreprise.

En 1996, Fleury-Michon a élargi le congé parental aux salariés désireux de soigner un enfant ou un parent malade tout en leur laissant la possibilité de travailler à mi-temps. Depuis sa création, 81 salariés ont bénéficié de cette mesure. La CFDT y est favorable parce que les départs sont compensés par des embauches en contrat à durée déterminée. En revanche, la CGT y est hostile, car le congé est financé à 30 % sur le budget du comité d'entreprise. « Si l'entreprise veut se donner une bonne image, elle n'a qu'à se payer la mesure à 100 % », estime ainsi Maryse Briffaud, de la CGT.

L'autre cheval de bataille de Fleury-Michon, c'est la formation : l'entreprise y consacrera 5,17 % de la masse salariale en 2000. L'effort porte sur les conducteurs de ligne mais aussi sur l'initiation à l'économie pour les ouvriers, sur le tutorat et le parrainage. Théoriquement, tout nouvel arrivant est aidé d'un parrain, chargé de répondre à ses interrogations pratiques, et d'un tuteur, qui a pour mission de transmettre un savoir-faire. « Le système n'a pas supporté le choc de l'accord Robien et des recrutements massifs qui ont suivi », reconnaît Béatrice Bastide, responsable de la formation. Pour relancer la mécanique, la DRH songe à bâtir un système plus incitatif en pérennisant la prime mensuelle de 250 francs, qui n'était accordée aux tuteurs que durant le parrainage.

À l'inverse, la politique salariale de Fleury-Michon ne brille pas par son originalité. La participation aux bénéfices est faible (2 200 francs en moyenne en 1998). Surtout, l'intéressement est nul depuis trois ans à cause de critères de déblocage trop stricts. Parmi les chantiers de l'an 2000 figure d'ailleurs la négociation d'un nouvel accord d'intéressement. Le Groupement autonome des cadres entend bien s'emparer de la question afin de lutter « contre le tassement des rémunérations » qui suit généralement chaque accord social. « Si votre motivation de cadre est le salaire, mieux vaut ne pas postuler chez Fleury-Michon », conseille Katia Onno. Autre négociation en cours : la signature d'un accord de prévoyance étoffé. L'entreprise mettra 1,7 million de francs sur la table. Mais elle ne s'est résolue à la démarche que sur la demande insistante de la CFDT. Même chez Fleury-Michon, le social a un coût.

4 PÉRENNISER ET FLEXIBILISER L'EMPLOI PAR LA RTT

Le cœur de la politique contractuelle reste la réduction du temps de travail. En 1982, le passage de 40 à 37 h 30 avait surtout pour objectif d'éviter des licenciements. Au fil des ans, l'entreprise a instauré un compte épargne temps, une cessation anticipée d'activité, un compteur d'heures, des accords de modulation, tout en développant le temps partiel. En 1996, elle décidait même de financer une baisse du temps de travail de 37 h 30 à 37 heures, grâce à une modération de l'intéressement.

La signature de l'accord Robien en novembre 1997 a parachevé cette évolution. Voté par tous les syndicats, à l'exception de la CGT, validé à 75 % par les salariés (sur 90 % de votes exprimés), l'accord prévoit une baisse de la durée hebdomadaire du travail de 37 à 33 h 18 assortie d'une modulation (dans les limites de 21 et 42 heures), d'une modération salariale sur trois ans et d'environ 250 recrutements. « Pour la première fois, nous avons réalisé une déconnexion réelle entre l'ouverture des usines et le temps de présence des salariés », note Béatrice Bastide, l'objectif final étant d'accroître la flexibilité de l'entreprise.

Le temps des ramassages en autocar de village en village est définitivement révolu. Désormais, les horaires des salariés collent au plus près d'une activité très cyclique. Le travail de nuit s'étend, tout comme celui du samedi. Une fois par an, certains salariés sont même amenés à travailler le dimanche pour préparer les plats traiteurs de Noël. Un comble dans une société pétrie de culture catholique !

Pour Bruno Billy, « la flexibilité a noirci la RTT ». Le passage aux 33 h 18 ne s'est d'ailleurs pas opéré sans grincements de dents. Le délai de prévenance est réduit à trois jours. Dans certains secteurs, comme la logistique, les salariés ne quittent leur poste que lorsque les commandes du jour sont honorées. Sur les lignes de production, le temps de travail est désormais calculé sur le démarrage et l'arrêt de la ligne et non plus à heure fixe. « La suppression des moments informels de discussion en fin de poste a créé une frustration », reconnaît Vincent Hazard, responsable de l'activité plats cuisinés de l'usine de Mouilleron-en-Pareds.

Parallèlement, la charge de travail a augmenté. Le nombre de maladies professionnelles (lombalgies, troubles musculo-squelettiques et du canal carpien) a explosé, un phénomène qui inquiète la direction. Principaux points noirs : les fins de chaîne, avec la manutention des cagettes, et la découpe du cochon, où des désosseurs soulèvent de lourdes pièces de viande accrochées à des tringles et répètent indéfiniment les mêmes gestes. L'accord de RTT a cependant permis de diminuer d'une centaine le nombre de précaires. En 1999, ils représentaient 15,22 % de l'effectif. « Notre souhait est de ramener ce taux à 10 % », avance Gérard Soulard. Un chiffre à rapprocher de la saisonnalité des produits.

Le DRH du groupe supervise un pilotage serré des effectifs métier par métier, calé sur les objectifs de vente et révisé au fur et à mesure de la signature des contrats. Différents compteurs permettent d'anticiper les surchauffes pour éviter l'explosion des horaires… et le paiement d'heures supplémentaires. Résultat : le nombre d'heures réalisées au-delà du plafond des 42 heures hebdomadaires n'excède pas 0,10 % du total pour l'année 1999.

5 GÉRER AU PLUS PRÈS LES SOUBRESAUTS DU CHANGEMENT

La fin 1999 a été marquée par un événement très inhabituel chez Fleury : une grève sur les sites de Mouilleron-en-Pareds et Chantonnay. Déclenché par la base mais aussitôt relayé par la CGT, le conflit n'a concerné que 200 salariés et n'a duré que deux jours et demi. Mais la direction l'a d'autant plus pris au sérieux qu'elle ne l'avait pas senti venir. Même si les revendications portaient sur des questions salariales, ce mouvement est surtout révélateur d'« un mal-vivre », selon Jacques Serin, de la CGT, qui ne se remémore que trois ou quatre « conflits très ciblés » en vingt-quatre ans de maison.

À l'origine du mouvement, la surchauffe liée à l'accord Robien. Les 510 recrutements opérés entre 1997 et 1999 ont profondément désorganisé Fleury-Michon : l'accueil des nouveaux a été négligé mais, surtout, l'entreprise a suscité des frustrations chez des nouvelles recrues de plus en plus qualifiées et exigeantes. En 1999, 40,55 % des arrivants possèdent un niveau égal ou supérieur au bac. En outre, l'ascenseur social, grippé, ne permet plus aux anciens d'espérer de fortes promotions dans la société. « L'entreprise ne joue plus son rôle social », déplore Bruno Billy.

Sans attendre, Yves Gonnord a pris le taureau par les cornes. Le protocole d'accord signé le 22 février dernier entre la direction et l'ensemble des syndicats – à l'exception de la CGT – prévoit « la définition d'une charte sur les règles de communication dans l'entreprise » et d'un « programme de formation pour l'encadrement ». Des « réunions d'expression » régulières ont été instaurées sur les deux sites touchés par la grève. Le P-DG de Fleury-Michon a initié parallèlement une refonte de l'organigramme des ressources humaines. Son but ? Harmoniser les pratiques des RH entre les filiales. Désormais, chaque responsable des RH dispose, en plus d'une casquette opérationnelle, d'une mission fonctionnelle transversale (emploi-formation, par exemple).

La leçon semble avoir porté ses fruits. L'introduction en Bourse de Fleury-Michon, le 3 février 2000, a constitué un modèle de pédagogie. Le leitmotiv, c'était « faire comprendre pour faire adhérer », souligne Stéphane Petit, directeur de la communication. Le résultat a été à la hauteur des espérances, avec un taux d'adhésion des salariés à l'augmentation du capital de 68,5 %, « semblable à celui rencontré chez France Télécom ou dans les start-up », soutient-il. Pour y parvenir, Fleury-Michon a invité les salariés par groupes de 400 à suivre – sur leur temps de travail – un slide show. L'entreprise a ensuite organisé une centaine de réunions en petits groupes, recruté et formé des animateurs en interne, installé des « points intro » et mis en place un numéro vert. Chaque salarié a reçu un dossier d'adhésion à son domicile ; les retraités ont tous eu un courrier personnalisé d'Yves Gonnord. Dans les agences de l'Ouest de la banque introductrice, une vidéo présentait le fleuron régional. Pour beaucoup de salariés, la Bourse n'a plus de mystère. Les délégués CGT eux-mêmes connaissent par cœur le dernier cours du titre en euros, qu'ils consultent sur Internet.

Fort de ce succès boursier, Yves Gonnord peut songer à sa sortie du groupe. Au début de l'année, il a annoncé la nomination de Frédérick Bouisset, 42 ans, P-DG de la filiale traiteur, comme directeur général adjoint et successeur pressenti. Yves Gonnord gardera néanmoins une vue générale sur le groupe à la présidence d'un conseil de surveillance en création. Le futur patron, premier P-DG à ne pas appartenir au clan familial, aura la lourde tâche de préserver l'esprit si particulier de Fleury-Michon.

Entretien avec Yves Gonnord
«  Fleury-Michon a une responsabilité sociale, un engagement à tenir, qui est de pérenniser les emplois  »

Parmi ses particularités, l'entreprise de Pouzauges présente celle de se transmettre de beau-père en gendre. Vendéen pur souche et catholique pratiquant, Yves Gonnord n'échappe pas à la règle. Pourtant, ce vétérinaire de 64 ans a l'intention de confier prochainement les rênes du groupe à Frédérick Bouisset, un quadra qui préside la filiale traiteur, tout enconservant la présidence du conseil de surveillance.

Pourquoi attachez-vous tant d'importance à la performance sociale de votre entreprise ?

C'est sûrement lié à notre implantation en zone rurale. L'entreprise a un engagement à tenir qui est de pérenniser les emplois. En région parisienne ou dans des grandes villes, les reconversions sont plus faciles. Mais à Pouzauges [Vendée, 6 000 habitants], la mobilité géographique est forcément limitée. Ici, les entreprises sont, comme Fleury-Michon, implantées localement. Quand vous vivez dans un pays, vous vivez dans une sorte de communauté. Il y a les naissances, les baptêmes, les mariages, les enterrements. Du coup, il y a une proximité du chef d'entreprise qui lui donne une plus grande sensibilité à la question de l'emploi.

Garantissez-vous l'emploi à vie comme dans le secteur public ?

C'est bien sûr impossible. Ces dix dernières années, nous avons vu autour de nous de grosses entreprises vendéennes en grande difficulté. Pour les salariés et les partenaires sociaux, cela a été une alerte. Ils ont compris qu'une entreprise comme la nôtre était fragile. Alors qu'ils pouvaient auparavant penser que Fleury-Michon c'était un peu comme à la Sécurité sociale, qu'il n'y aurait jamais de problèmes.

Depuis une petite dizaine d'années, nous avons néanmoins officiellement inscrit dans notre discours que le profit est une nécessité. Nous disons de manière très claire que c'est l'amélioration des performances économiques qui permettra le progrès social. Cela a constitué une petite révolution dans l'entreprise.

Vous n'avez jamais connu de plans sociaux ?

Nous avons eu des suppressions de postes, en particulier dans une unité de découpe de viande de la région parisienne qui comptait plusieurs centaines de personnes et qu'il a fallu fermer. Nous l'avons fait en douceur, sur plusieurs années, avec des préretraites et la reconversion quasi-totale des salariés. De même, lorsqu'il a fallu reconvertir en Vendée les abattoirs de porcs, la conserve ou les ateliers traditionnels de salaison sèche, nous l'avons fait progressivement en trouvant au fur et à mesure les relais de croissance.

Mener une conversion sur plusieurs années coûte beaucoup plus cher que de la réaliser brutalement.

Oui. Mais c'est parce que les salariés ont confiance que nous obtenons une forte productivité. Quand nous avons pris la décision, il y a cinq ans, d'investir dans un centre logistique, nous avons su dès le départ que cet investissement aboutirait à la suppression de 70 à 80 emplois. Nous l'avons tout de suite dit clairement au personnel. Cela n'a pas posé de problèmes majeurs avec les partenaires sociaux et le personnel parce qu'ils savent que Fleury-Michon a toujours tenu ses engagements de reconversion.

Fleury-Michon a une longue expérience de la réduction du temps de travail. Pourquoi ?

En 1982, nous avons tout de suite saisi, avec les partenaires sociaux, la possibilité offerte par les contrats de solidarité, qui nous ont permis de faire partir des gens en retraite et d'embaucher des jeunes. En même temps, nous sommes passés à 37 h 30 avec un accord d'annualisation du temps de travail dérogatoire. Après ces mesures, nous avons constaté une amélioration de la productivité, de la qualité du travail… tout comme après notre accord Robien de 1997. Nous avons toujours dit que la RTT a comme conséquence heureuse la création d'emplois, mais qu'elle doit avant tout améliorer le fonctionnement de l'entreprise, nous aider à mieux faire face à notre forte saisonnalité.

Quelle est votre opinion sur les 35 heures ? Et sur la méthode suivie par le gouvernement ?

Je suis hostile à la réduction du temps de travail si on ne la relie pas à un aménagement du temps de travail. Sur la méthode, je pense que le mal typiquement français est de toujours vouloir imposer par la loi ce qui pourrait l'être par la négociation. Je pense qu'il y a eu un blocage politique ou idéologique entre le patronat et le gouvernement, qui a décidé celui-ci à passer en force.

Les entreprises françaises vous semblent-elles suffisamment innovantes socialement ?

Les entreprises qui innovent sur le plan social sont des entreprises innovantes en général. Très franchement, je pense que les chefs d'entreprise souhaitent que leur entreprise puisse mener des avancées sociales de front avec leur réussite économique. Ne serait-ce que parce que, sans vocation sociale, une entreprise n'a plus de raison d'être. Mais ils ont souvent peur que le progrès social plombe leurs comptes d'exploitation. D'où une certaine prudence, surtout dans les petites entreprises, où le dirigeant est isolé. Les organisations professionnelles, comme les chambres de commerce et d'industrie et les unions patronales, devraient jouer un rôle moteur pour aider ces chefs d'entreprise. De mon point de vue, elles ne le jouent pas assez.

Le premier objectif des entreprises semble être aujourd'hui de satisfaire l'actionnaire. N'est-ce pas contradictoire avec le capitalisme social que vous préconisez ?

Nous venons d'entrer en Bourse. En le faisant, nous savions que cela mettrait l'accent sur la rentabilité des capitaux investis et sur l'amélioration de nos performances économiques. Je pense que c'est une bonne chose parce que cela nous permet de bien comprendre qu'une entreprise doit régulièrement améliorer ses performances. Cela dit, nous n'avons jamais promis le jackpot. L'heureuse surprise a été de constater, lors des fameux road shows, que les investisseurs portaient beaucoup d'intérêt au potentiel de croissance de l'entreprise à moyen et à long terme.

Quelle perception les investisseurs financiers ont-ils eu de votre politique sociale ?

Le fait que nous ayons déjà intégré l'aménagement du temps de travail et les 35 heures a été un point très positif. Le mode de management, le dialogue et le climat social de l'entreprise aussi, tout comme l'ouverture du capital aux salariés et l'intéressement des dirigeants au capital. Les investisseurs ont une approche très pragmatique du social.

Au sein même de Fleury-Michon, les approches du social sont différentes. Certains cadres dirigeants sont montés au créneau pour dire que l'entreprise ne pouvait pas accueillir tous les cas sociaux de la région…

Fleury-Michon ne doit pas devenir l'hôpital de la région. Nous avons déjà plus que le quota légal de handicapés. Il y a encore une dizaine d'années, nous étions pratiquement la seule entreprise à accueillir les cas sociaux. Aujourd'hui, nous disons que Fleury-Michon a une responsabilité sociale mais qu'elle n'est pas la seule. Nous cherchons donc à amener d'autres entreprises, les collectivités locales et les pouvoirs publics à ouvrir les yeux sur ce problème. Ceux qui nous alertent sur cette question ont raison de le faire. Si nous n'avons pas la lucidité et le courage de dire non, nous mettrons l'entreprise en difficulté.

Pourquoi vouloir développer l'actionnariat des salariés ?

L'objectif est de faire en sorte que nos collaborateurs se sentent autre chose que de simples salariés et qu'ils soient aussi propriétaires de leur entreprise. C'est un peu théorique avec 3 % du capital, mais cela leur donne un poids sans doute plus important qu'on ne le croit sur les orientations et les décisions. Et nous avons clairement annoncé que nous serions favorables demain à l'accroissement de ce pourcentage.

J'y vois aussi le moyen d'une plus grande adhésion des salariés à la marche de l'entreprise. À partir du moment où le salarié sait où l'entreprise va, connaît son projet et ses contraintes, il a une autre vision de son travail.

Quelle représentation pour les salariés dans les instances de décision ?

Ils seront bien sûr présents au conseil de surveillance du fonds commun de placement créé lors de l'introduction en Bourse. Depuis toujours, nous avons des salariés dans notre conseil d'administration. Théoriquement, nous devrions avoir un seul représentant mais, chez nous, chacun des syndicats est représenté, et c'est très enrichissant. D'abord, les partenaires sociaux prennent conscience de leur responsabilité. En même temps, c'est la certitude pour les salariés d'être associés aux grandes décisions de l'entreprise.

Vous avez évoqué, dans une interview, une prise de pouvoir croissante du salarié dans l'entreprise…

Ce n'est pas en termes de pouvoir que cela se joue. L'influence des salariés ne pourra que s'accroître s'ils ont une notion très claire du rôle économique et social d'une entreprise. Je ne vois pas pourquoi des salariés s'investiraient en temps, en amélioration de productivité ou de qualité s'ils se sentent totalement brimés ou bridés, s'ils ne se trouvent pas reconnus dans l'entreprise. On n'est pas dans un monde robotisé. Quand on tenait ce langage il y a quelques années, on passait un peu pour des boy-scouts. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Jacques Trentesaux.

Auteur

  • Jacques Trentesaux