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Vie des entreprises

Sciences po et Sup de co Paris passent de la théorie à la pratique du management

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.05.2000 | Valérie Lespez

Objectif numéro un : s'ouvrir à l'international. Pour y arriver, l'IEP se transforme en business school, tandis que l'ESCP a fusionné avec l'EAP. Une révolution qui a conduit Sciences po à revoir de fond en comble la gestion de ses administratifs, et qui oblige l'ESCP-EAP à harmoniser le statut de ses enseignants.

Sciences po transformée en business school ! La voie royale vers l'ENA soumise à la dictature de la finance et de la gestion ! Non, il ne s'agit pas d'une blague de potache : l'Institut d'études politiques de Paris, digne héritier de l'École libre des sciences politiques créée en 1872, rêve de damer le pion aux meilleures écoles de commerce. Françaises et étrangères. Dès la rentrée prochaine, les quatre grandes sections, « service public », « éco fi », « international » et « communication et ressources humaines », seront reléguées aux oubliettes et remplacées par 22 disciplines, dont 10 directement liées à l'entreprise, du marketing à la finance. « Nous gardons la base humaniste qui fait notre réputation, en délivrant des cours fondamentaux, et nous continuerons à former les futurs hauts fonctionnaires et des chercheurs, précise François Heilbronn, enseignant en stratégie à Sciences po. Mais nos étudiants seront un peu plus spécialisés, donc en concurrence plus directe avec les élèves des écoles de commerce. » Il faut dire que 80 % des étudiants issus de Sciences po vont désormais travailler en entreprise, contre 13 % seulement qui intègrent l'administration. L'IEP met toutefois la barre plus haut : tous ses futurs diplômés sortiront avec un bac + 5 en poche, l'équivalent d'un mastère.

Sup de co en pleine révolution

Sur l'autre rive de la Seine, l'une des meilleures business schools françaises, l'École supérieure de commerce de Paris est également en pleine révolution. Cette vénérable institution fondée en 1819 vient de se marier avec une autre école appartenant à la Chambre de commerce et d'industrie de Paris : l'École européenne des affaires (EAP). Même après cette fusion, l'institution de l'avenue de la République est encore loin de drainer autant d'étudiants que la prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume. Sur quatre sites en Europe – Paris, Oxford, Madrid et Berlin –, le duo ESCP-EAP accueillera à la rentrée prochaine 120 professeurs permanents, un millier de vacataires et 210 administratifs pour gérer 2 000 étudiants.

De son côté, Sciences po compte une quarantaine de professeurs permanents, un millier d'enseignants vacataires et 500 administratifs pour quelque 4 000 étudiants. Mais, de part et d'autre, l'international est l'objectif prioritaire. L'IEP s'est donné quatre ans pour atteindre la proportion d'un tiers d'élèves étrangers. Quant au groupe ESCP-EAP, il souhaite également diversifier son recrutement. D'ici à cinq ans, les étudiants français ne devront pas représenter plus de la moitié des élèves. Pour se faire une place parmi le gratin des business schools, les deux concurrentes ne partent pas avec les mêmes armes. Chapeautée par la Fondation nationale des sciences politiques, l'IEP bénéficie du statut de « grand établissement », comparable à celui des universités. À sa tête, un pur produit maison : Richard Descoings, 40 ans, énarque, maître des requêtes au Conseil d'État. Il est arrivé en 1996, en provenance directe du cabinet de Jack Lang, alors ministre de l'Éducation nationale. Les enseignants de l'IEP sont des fonctionnaires gérés par l'Éducation nationale, et le personnel administratif relève du droit privé.

Salaires plus chiches à l'IEP

Rien de comparable avec la situation de l'ESCP-EAP : comme l'ensemble du personnel de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP), établissement public, les administratifs de l'école bénéficient d'un statut proche de celui des fonctionnaires des collectivités locales. Un exemple : les rares licenciements doivent être approuvés par une commission paritaire. Comme à Sciences po, la culture maison est forte et porte la marque de la CCIP. Jean-Louis Scaringella, 51 ans, directeur général du nouvel ensemble ESCP-EAP, en est issu. Diplômé de HEC et de Harvard, il a fait l'essentiel de sa carrière dans les écoles de la chambre de commerce, à HEC et au Centre de perfectionnement des affaires (CPA).

Chargés d'inventer et de piloter les nouveaux programmes, les enseignants seront la clé du virage international des deux écoles. L'ESCP-EAP part apparemment avec un avantage : la moitié des profs de l'ex-EAP sont allemands, espagnols ou britanniques. Mais cet atout possède un revers : pour mettre en place une gestion globale pilotée de Paris, avec des délégués sur chacun des sites, l'ESCP-EAP devra harmoniser le statut de ces enseignants avec celui des Français. « Cela ne devrait pas poser de gros problèmes pour les profs de l'ESCP et de l'EAP Paris, qui obéissent grosso modo aux mêmes règles, même si les procédures étaient un peu moins organisées à l'EAP », souligne Alain Chevalier, doyen des enseignants. Les « Parisiens » sont recrutés par un comité consultatif – où siègent, entre autres, des enseignants, le doyen, le directeur de l'école, des représentants de la CCIP – au rang de professeurs assistants ; ils accèdent ensuite au grade de professeurs associés et, enfin, de professeurs. Ce même comité les évalue une fois par an sur leurs publications, leur pédagogie, leurs actions pour concourir à la notoriété de l'école et leur implication dans la vie de l'établissement. Rien de tel à Madrid, Oxford ou Berlin, dans les antennes de l'ex-EAP. Le rapprochement des quatre entités ne sera pas une mince affaire…

À côté de ce vaste chantier, la réforme de Sciences po ressemble à une promenade de santé. Aucune remise à plat du statut de la quarantaine d'enseignants permanents n'est envisagée. Et pour cause : l'institut étant considéré comme une université, la gestion des carrières lui échappe. « Nous dépendons de l'Éducation nationale, nous sommes recrutés sur concours, comme les enseignants des autres universités », explique Serge Berstein, responsable du département d'histoire. Comme pour l'ensemble des universitaires, le minimum académique requis est une thèse pour les maîtres de conférences, une thèse et une habilitation à diriger des recherches pour les professeurs, etc. De son côté, l'ESCP-EAP est de plus en plus attentive au CV de ses enseignants. « Il y a quelques années, nous étions plus souples sur les critères académiques, explique Alain Chevalier. Aujourd'hui, ne pas être titulaire d'une thèse est un péché majeur. Nous avons maintenant rejoint les standards internationaux, avec 81 % de titulaires d'un doctorat ou d'un PHD (équivalent du doctorat à l'étranger). » Mais les doctorats ne sont pas traités de la même façon. Les salaires sont sensiblement moins attractifs à Sciences po : un peu plus de 12 000 francs brut par mois sur douze mois pour un maître de conférences débutant, contre presque 23 000 francs brut sur treize mois pour un professeur assistant à l'ESCP-EAP.

Des vacataires indispensables

Chacune des deux grandes écoles a sa propre vision de l'international. Sciences po va multiplier les sujets de recherche internationaux et les enseignements comparatifs. Quant à l'ESCP-EAP, où l'e-business a fait son apparition, elle va développer l'enseignement à distance. « Pour rester compétitifs, souligne Alain Chevalier, nous devons améliorer la productivité des enseignements de base (adapter les cours, les rendre transférables d'un pays à un autre) et permettre à nos professeurs seniors de monter des programmes complexes, longs, multiculturels. C'est notre réel avantage concurrentiel. Ils doivent donc être mobilisables rapidement sur de nouveaux contrats de recherche ou des programmes de formation. »

Seul problème, la majorité d'entre eux sont actuellement bookés pour six mois. Car, en sus de leurs cent quatre-vingts heures de cours minimales par an, tous ont une activité complémentaire. « C'est l'avantage de travailler dans une grande école, reconnaît Frédérique Alexandre-Bailly, professeur assistant de ressources humaines. Nous sommes à la fois enseignants, chercheurs et consultants. La majorité des profs sont présents à l'école quatre jours par semaine. Le cinquième, ils font du conseil en entreprise ou de la recherche. » Certains ont même créé leur propre structure. « Il faut que notre organisation soit plus flexible, poursuit Alain Chevalier. Mais, en même temps, pour que nos meilleurs profs restent, et pour en attirer d'autres, nous devons leur garder ces moments de respiration et les faire travailler, à l'école, avec des clients prestigieux, contacts qui pourront éventuellement déboucher ensuite sur des missions de conseil et favoriser l'accès à des données pour développer leurs recherches. » Pas de doute, si, à Sciences po comme à l'ESCP, les enseignants sont avant tout des chercheurs, jaloux de leur autonomie et de leur indépendance, on cultive davantage l'esprit entrepreneurial dans l'école de la Chambre de commerce de Paris…

Contrairement aux enseignants permanents, les vacataires obéissent aux mêmes règles à Sciences po et à l'ESCP-EAP. Recrutés à partir de candidatures spontanées ou par cooptation, ils constituent le gros des troupes : un millier dans chaque établissement. Un chiffre qui ne devrait pas varier avec les réformes. « Ceux qui ne veulent pas nous suivre s'en vont d'eux-mêmes, assure Guillaume Piketti, responsable pédagogique de Sciences po. Mais ils sont ultraminoritaires. » Payés à l'heure (380 francs brut pour le tarif de base à l'ESCP-EAP, 427 francs brut à Sciences po), ils viennent assurer quelques heures de cours pendant une ou plusieurs années.

Dans les deux écoles, ils sont évalués par les étudiants eux-mêmes. « Sur la clarté de l'enseignement, sur notre ponctualité, notre disponibilité », précise François Heilbronn, vacataire à Sciences po depuis 1991. Et cette évaluation est déterminante pour le maintien de l'enseignant. « Il n'y a aucun régime de faveur, même pour les plus illustres de nos intervenants », affirme Guillaume Piketti. Au rang de ces derniers, on compte l'ancienne ministre Corinne Lepage, le journaliste Ivan Levaï, le philosophe Pascal Bruckner. L'ESCP-EAP n'est pas en reste, avec le Nobel d'économie James Buchanan, le P-DG de Vivendi, Jean-Marie Messier, ou celui de France Télévision, Marc Tessier. Dans l'une et l'autre école, les vacataires auront à l'avenir un profil très international. « Nous recruterons de plus en plus d'intervenants forts d'une expérience internationale et capables d'enseigner en anglais ; et nous allons doubler le nombre de professeurs visitants étrangers », souligne Alain Chevalier, de l'ESCP-EAP.

35 heures à l'IEP, pas à l'ESCP

Pour réussir leur aventure internationale, Sciences po et l'ESCP-EAP doivent mener de front leur chantier pédagogique et la modernisation de leur administration. Mais la première a beaucoup plus de chemin à parcourir. « Nous voulons transformer une structure quasiment publique dans sa culture et son organisation en entreprise de services », résume Claire Sutter, la DRH de Sciences po. Recrutée en 1996, elle dispose d'une équipe de 14 personnes pour mener ce grand chantier. Les 500 administratifs de Sciences po découvrent peu à peu ce que vivent depuis longtemps les quelque 210 salariés de l'ESCP-EAP : des entretiens annuels d'évaluation, une organisation centralisée de la formation, un système de mobilité structuré. Ils renouent aussi avec des instances du personnel dépoussiérées par un accord d'entreprise. « Les trois collèges (cadres, employés et agents de maîtrise) n'étaient pas représentés au comité d'entreprise », précise Ambroisine Bourbon, déléguée CFDT. Une instance qui n'existe pas dans les organismes consulaires et qui, par extension, est absente de l'ESCP-EAP.

« Auparavant, il n'existait pas, à proprement parler, de gestion des ressources humaines à Sciences po », poursuit Claire Sutter. Contrairement aux enseignants, les administratifs ont un statut de droit privé. En théorie. « Le droit n'était pas respecté, assure Claire Sutter. Les 250 cadres étaient répartis dans 23 grilles de classification, très proches de celles du public. Ils avaient les mêmes grades que leurs collègues des universités, sans avoir passé de concours. Les 250 employés, eux, étaient classés dans une seule grille, dite “privée”. » Un système à deux vitesses. Les cadres bénéficiaient notamment de primes, absentes de la feuille de paie des employés. La DRH a fait table rase de ce dispositif. Un accord d'entreprise, signé par le Sgen-CFDT et la CFTC, établit aujourd'hui une grille unique, avec, pour tous les salariés, la réinjection des primes dans le salaire de base. Les salariés dits « à gestion privée » vont ainsi voir leur rémunération augmenter mécaniquement de 3 %.

« Ce système est plus juste, plus transparent », se réjouit Nadia Alexici, secrétaire à la section internationale. Mais il fait grincer des dents les anciens salariés du « public » : « Il fallait inventer un nouveau système, reconnaît Jean-Claude Mouret, délégué au Snap-FSU, syndicat regroupant surtout des cadres. Mais pourquoi vouloir nous éloigner le plus possible d'une gestion publique ? Sciences po est un établissement d'enseignement et de recherche plus proche d'une université que de Renault ou de Hewlett-Packard »… L'esprit « école de commerce » a encore quelque mal à passer.

La DRH de Sciences po a profité de l'occasion pour régler d'autres sujets sensibles : l'évolution de carrière, mais surtout le casse-tête des heures supplémentaires, effectuées notamment par les agents de bibliothèque et les appariteurs. « Certains amélioraient leur salaire de moitié grâce aux heures sup », indique Flavien Graziani, agent de bibliothèque. Pour en finir avec cette source de conflits sociaux récurrents (voir encadré page 56), Sciences po s'est engagée dans les 35 heures. L'accord, signé en décembre 1999, prévoit d'intégrer dans le salaire le paiement des heures supplémentaires structurelles. Il fixe aussi, pour tous, une durée hebdomadaire annualisée de 35 heures (avec six jours de congé supplémentaires pour les services à grande amplitude horaire) et conserve les quarante jours de congé auxquels avaient déjà droit les salariés. Pas de réduction du temps de travail, en revanche, à l'ESCP. Le président de la Chambre de commerce de Paris a promis d'ouvrir le dossier des 35 heures au niveau consulaire en 2001, négociation qui sera abordée ensuite dans chaque école.

La fusion inquiète le personnel

Malgré les garanties qui leur ont été apportées, les administratifs traînent les pieds, tant à Sciences po qu'à l'ESCP-EAP. Associés à la réforme par l'intermédiaire de groupes de travail menés par des consultants extérieurs, les salariés de l'IEP ne veulent pas être laissés-pour-compte. « Les discussions auxquelles nous avons participé ont engendré beaucoup d'espoir, prévient Flavien Graziani. Il ne faudrait pas qu'il laisse la place aux désillusions. » À l'ESCP-EAP, les salariés ont le sentiment d'être exclus du projet de leur établissement. « Nous nous sentons déconnectés », estime Francis Carderas-Castro, technicien vidéo, délégué CFDT. Mais c'est surtout la fusion, effective à partir de la rentrée prochaine, qui inquiète le personnel.

« On ne sait pas trop à quelle sauce on va être mangés », avoue Chantal Wasyliw, employée de bibliothèque et déléguée CFDT. Gérard Gleize, le directeur administratif, financier et des ressources humaines de l'ESCP-EAP, rappelle que deux mois après l'annonce de la fusion les salariés ont reçu le nouvel organigramme de l'ESCP-EAP, « avec leur direction de rattachement ». Sur le papier, la fusion paraît simple. Les deux écoles dépendant de la chambre de commerce, les salariés sont gérés par des règles identiques : mêmes procédures de recrutement, d'évaluation, de mobilité, même classification. Pourtant, des ajustements s'avèrent nécessaires. « Nous avons les mêmes intitulés de postes, précise Pascale Antony, déléguée CFDT à l'EAP. Mais, à l'EAP, nous bénéficions d'une plus grande marge d'autonomie et d'initiative que les salariés de l'ESCP. » L'autre grande différence est qu'à l'ex-École européenne des affaires tout le monde parle anglais. Pour combler les lacunes des salariés de l'ESCP, l'école a augmenté son budget formation de 20 %. Et plus de la moitié des formations prévues sont consacrées aux langues.

Pour accueillir les 70 transfuges de l'EAP excentrés porte de Champerret, l'ESCP est actuellement en pleins travaux. Quant à l'Institut d'études politiques de Paris, il songe lui aussi à regrouper en un seul endroit sa trentaine de sites. Dans son quartier de prédilection, Saint-Germain. Loin des campus à l'anglo-saxonne des HEC, Essec et autres Insead, installés au vert dans la campagne francilienne, Sciences po et l'ESCP veulent faire entendre leur petite musique personnelle.

Le lourd héritage social de Sciences po

Difficile baptême du feu pour Richard Descoings, le directeur de Sciences po. Quand il prend les rênes de l'école, en 1996, la bibliothèque est en plein conflit social. Grèves à répétition, saisie du conseil de prud'hommes… Les agents de bibliothèque exigent la régularisation de leurs heures supplémentaires, des repos compensateurs et des indemnités de congés payés. « Nous réclamions tout simplement l'application du Code du travail », précise Ambroisine Bourbon, déléguée du Sgen-CFDT. La nouvelle direction et les agents de bibliothèque réussissent à trouver un terrain d'entente. Mais les revendications ne s'arrêtent pas là. « Respecter le droit, cela voulait dire aussi un traitement équitable pour l'ensemble du personnel administratif de Sciences po », poursuit Ambroisine Bourbon. Car le double système de classification en vigueur jusqu'à présent – grille dite « publique » pour les cadres, grille « privée », moins avantageuse, pour les employés – a fait des ravages.

« La bibliothèque, par exemple, c'est un peu comme l'Italie. Il y a celle du Sud et celle du Nord. Entre les deux, peu de communication et un certain mépris », raconte Flavien Graziani, agent de bibliothèque. L'accord d'entreprise signé en décembre 1999 et celui sur les classifications, ratifié début avril, homogénéisent désormais les pratiques de gestion des ressources humaines et clarifient les règles du jeu social. « Mais les mentalités seront longues à faire évoluer », prévoit Flavien Graziani.

Auteur

  • Valérie Lespez