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Vie des entreprises

L'usine modèle de Pechiney ne fait plus rêver

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.05.2000 | Jacques Trentesaux

Que n'a-t-on dit sur Aluminium Dunkerque, ses trois niveaux hiérarchiques, l'autonomie et la polyvalence de ses équipes ou son tutoiement généralisé. Dix ans après, l'usine phare de Pechiney sort meurtrie d'une grève de trente-cinq jours. Pour les opérateurs restés des ouvriers sans horizon, le pari est à l'eau.

Finis les défilés, repliées les banderoles, coupés les mégaphones. Le long de la nationale 1 qui relie Calais à Dunkerque, l'usine Pechiney, gigantesque site industriel de 65 hectares fouetté par une bonne brise maritime, est redevenue étrangement calme. Dans le vaste patio central arboré, point de ralliement obligatoire, quelques ouvriers tout de noir vêtus discutent tranquillement autour des machines à café. Mais sur leur casque rouge, ils ont conservé l'inscription « 35 jours, j'y étais ! ». Car, en dépit des apparences, « AD » – comme on appelle communément l'usine Aluminium Dunkerque – sort du plus dur conflit de sa jeune et médiatique histoire.

Pendant trente-cinq jours, du 21 février au 26 mars, 80 % des 566 salariés de cette unité de fabrication d'aluminium – détenue à 35 % par Pechiney – ont suivi un mouvement de grève unitaire. L'intersyndicale CGT-FO-CFDT- CFE-CGC est restée soudée et déterminée face à la direction tout au long des cinq semaines de conflit. Pis ! Près de 45 % de l'encadrement intermédiaire – un taux exceptionnel – a participé au mouvement. « Nous avons assisté à une véritable mutinerie dans le vaisseau amiral de Pechiney. La cicatrice est béante », constate Michel Marquant, délégué Force ouvrière. « Il faudra deux mois pour remettre l'usine en condition mais au moins deux à trois ans pour effacer cette grève de nos mémoires », renchérit Laurent Gerraert, secrétaire CGT du comité d'établissement.

Un scénario incroyable dans cette usine souvent présentée comme modèle dans le groupe Pechiney. Beaucoup de bonnes fées se sont en effet penchées sur le berceau d'AD. Sortie de terre il y a dix ans, l'usine est le fruit d'une volonté autant politique qu'économique, portée par Jean Gandois, alors P-DG de Pechiney, bientôt rejoint par un directeur général adjoint renommé en la personne de Martine Aubry. AD était un pari audacieux : celui de créer une unité de production d'aluminium en France, ce qui n'avait plus été le cas depuis trente ans, dans un bassin d'emploi meurtri par un taux de chômage supérieur à 16 %.

Pour relever ce défi, l'enjeu était de bâtir « une organisation la plus responsable et la plus qualifiée possible », rappelle Philippe Varin, pilote du projet, aujourd'hui P-DG de Rhénalu (1). L'équipe de consultants d'Aegist, menée par Olivier du Roy, est sollicitée. Avant l'heure, elle met en place les principes d'autonomie des équipes, de réduction des lignes hiérarchiques, de polyvalence aujourd'hui très répandus. Toute la région dunkerquoise est mobilisée pour réussir un recrutement à 75 % local. Les nouveaux venus sont à 80 % d'anciens chômeurs ou précaires dûment et massivement formés. À cette nouvelle organisation du travail devaient correspondre de nouvelles relations sociales entre des ouvriers devenus des opérateurs et des contremaîtres mués en superviseurs…

Le détonateur des 35 heures

Recruté en mai 1991, Bernard Frémeaux, ancien délégué CFDT, se rappelle « cette période euphorique », avec ces fameuses rencontres de « management participatif » organisées pour tous les collaborateurs dans le vaste complexe Sportica de Gravelines. « On en ressortait une petite mallette en plastique grise à la main, bourrée de documents. Nous avions l'impression d'un autre monde », ajoute Michel Marquant, autre pionnier de l'usine, fraîchement licencié de l'industrie textile. À l'époque, le directeur Alain Dovillaire suggérait au personnel de le tutoyer. Pour la sortie de la première anode, une grande fête a réuni l'ensemble des équipes à l'Arsenal, la salle des fêtes de Gravelines.

Moins de neuf ans plus tard, le contraste est saisissant. Le tutoiement a cédé la place aux accusations « d'intransigeance » et « de maladresse ». La CFE-CGC elle-même évoque dans ses tracts le « mépris systématique » de la direction à l'égard du personnel ou « son arrogance affichée ». Les rancœurs sont d'autant plus fortes que le conflit s'est achevé sans qu'un accord sur la réduction du temps de travail ait été signé. Car les 35 heures ont indéniablement servi de détonateur. La raideur de la direction, crispée sur le sacro-saint principe de « neutralité économique », a choqué beaucoup de salariés contraints de payer eux-mêmes la facture de la RTT, avec blocage des salaires ou remise en cause d'acquis sociaux. Mais tous s'accordent à reconnaître d'autres motifs à la grève.

« Le feu couvait sous la cendre depuis deux ans. Pechiney Dunkerque était devenu une poudrière », assène Michel Marquant. En ligne de mire, le « management à l'anglo-saxonne », caractéristique, selon ses détracteurs, de Jean-Pierre Rodier, le successeur de Jean Gandois depuis 1994. « Ce conflit n'a rien à voir avec l'organisation du travail spécifique d'AD. Les fondamentaux n'ont pas été modifiés », assure-t-on à la direction. Selon elle, ce sont plutôt les « actions d'amélioration de la performance » qui ont « bousculé l'entreprise ». La relative jeunesse des opérateurs, dont la majorité n'ont pas connu d'autres expériences professionnelles significatives, aurait rendu le conflit « affectif » et « très passionnel ».

Bizarrement, cette analyse est partagée par Dominique Wailly, leader CGT du mouvement. « Il s'agit d'un conflit classique qui n'a aucun rapport avec le mode d'organisation de l'usine. Le problème, c'est la course à la rentabilité. » Après Challenge (- 20 % de coût de production en deux ans) et Top Ten (- 40 % en deux ans), AD vit désormais au rythme du plan Progrès continu (- 5% par an). Les réorganisations s'enchaînent et les effectifs s'érodent. La première année, AD avait produit 215 000 tonnes d'aluminium avec 620 personnes ; sept ans plus tard, 17 000 tonnes de plus sont produites, mais les effectifs ont maigri de 54 personnes. À l'atelier d'électrolyse, une équipe postée était composée de 21 membres au démarrage, puis de 19, 18, 17, voire 16 s'il n'y avait eu la grève.

La ligne jaune est franchie

Le discours de la rigueur passe d'autant plus mal que l'usine est devenue bénéficiaire. En 1999, le résultat net a atteint 110 millions de francs. « On nous soutient que ce qui est fait est nécessaire pour préserver l'emploi. Comme si nous étions toujours au bord de la faillite, avance Bernard Frémeaux, qui ajoute : comment voulez-vous inciter des gens à réaliser des gains de productivité s'ils ne sont pas partagés ? » Résultat : les positions des partenaires sociaux se sont radicalisées. Longtemps premier syndicat et prônant un « discours réaliste », FO a été dépassée par la CGT, tandis que la CFE-CGC a musclé son action, en tirant parti d'une charge de travail croissante et d'un défaut de reconnaissance de l'encadrement intermédiaire. « La direction dit que nous avons franchi la ligne jaune et ironise sur la CFE-CGT », assure Jacques Benedetti, délégué CGC et seul cadre gréviste sur 22. Néanmoins, les raisons du conflit semblent étroitement liées à l'organisation caractéristique d'AD et à la culture particulière qui en découle. Valorisés par « une autonomie sans ordre », les opérateurs ont nourri des exigences fortes. Or les promesses n'ont pas toutes été tenues, notamment en termes de progression de carrière. En 1999, certains syndicats ont décidé de retirer leur signature de l'accord de progression professionnelle, unilatéralement amendé par la direction. Peu à peu, la routine a pris le dessus, les désillusions ont supplanté les rêves. « À lire les premières brochures de présentation de l'usine, on pouvait croire que les opérateurs passeraient leur temps derrière des ordinateurs, explique Dominique Wailly. Mais nous devons toujours repousser l'alumine au balai dans une atmosphère surchauffée ou enlever au marteau piqueur les résidus de métal des malaxeurs. »

Dotés au minimum d'un BEP ou d'un bac, les opérateurs sont en outre pétris d'une « culture du perfectionnement », explique l'ancien directeur Alain Dovillaire (1), qui pointe une « préoccupation insuffisante de la performance ». Pour Olivier du Roy, « la vraie difficulté est celle du pilotage et de la mise en tension des équipes autonomes » et le « risque d'écart grandissant entre une main-d'œuvre postée gérant le quotidien et un encadrement focalisé sur la performance » (1). Usine de processus, sans contact direct avec le client final, AD ne possède pas, de surcroît, la fameuse culture client jugée essentielle à la remise en cause. « Dotées de compétences, d'un bon niveau et d'autonomie, les équipes sont incitées à tourner toutes seules », ajoute Jacques Benedetti. Avec tous les risques inhérents de repli sur soi et d'autosatisfaction.

Pendant les quinze premiers jours de la grève, la direction a été tenue hors des murs. Retranchée dans un hôtel voisin, elle n'a dû sa réintégration qu'à une décision de justice. Pendant ce temps, les grévistes occupaient l'usine et la maintenaient en activité pour éviter les conséquences catastrophiques qu'aurait entraînées un arrêt de la production. Tout un symbole. Très vite, les grévistes ont trouvé leurs marques, organisant de nombreuses commissions et publiant, chaque jour, le journal de la grève. « L'entreprise a très bien fonctionné durant les trente-cinq jours parce qu'il n'y avait pas de spectateurs », se réjouit Michel Marquant, qui vise explicitement les superviseurs, ces « sous-officiers » cantonnés à des tâches de surveillance.

Un conflit à près de 100 MF !

La restriction à l'extrême de la ligne hiérarchique d'AD a eu une grande influence dans le conflit. À Dunkerque, on ne trouve que trois niveaux : l'opérateur, le chef de service (ou de secteur) et le directeur du site. L'encadrement intermédiaire, composé des superviseurs et des conseillers techniques, ne dispose d'aucun pouvoir hiérarchique. D'où un certain malaise. Contremaître sans pouvoir, le superviseur a pour unique mission d'accompagner administrativement l'équipe et d'évaluer ses performances. Le conseiller technique, lui, joue un rôle d'expert. Plus proche du terrain, il voudrait parfois s'imposer comme chef d'équipe, mais il n'en a pas le pouvoir. Son positionnement est particulièrement difficile. « Certains se font rembarrer par les opérateurs et, en cas de conflit, c'est souvent à eux de se justifier face au chef de service ! » assure un syndicaliste.

Le flou hiérarchique n'aide pas non plus à la transmission de consignes. « Le discours de productivité de la direction n'est pas relayé par l'encadrement intermédiaire, assure Michel Marquant. On n'a pas réussi à leur trouver une vraie place. » « Ils ont tendance à ne transmettre que les informations qui ne posent pas de problèmes », poursuit Jacques Benedetti. La coupure avec les opérateurs est encore renforcée par le rythme de travail. Alors que l'usine fonctionne 24 heures sur 24, les superviseurs et conseillers techniques ne travaillent que le jour. Confinés dans une mission fonctionnelle peu valorisée dans l'industrie, les superviseurs regardent plutôt du côté des cadres. Beaucoup sont d'ailleurs, comme les cadres, issus du groupe et leur turnover est élevé. Résultat : contrairement à la première grève de 1994, l'encadrement a pris part au conflit. Mais il s'est scindé en deux : alors que les conseillers techniques ont massivement suivi la grève, les superviseurs ont rejoint le camp des cadres et de la direction.

Le lundi 27 mars au matin, AD s'est réveillé groggy, après ce long conflit. Son coût ? « Entre 70 et 100 millions de francs », selon le P-DG, Jean-Pierre Rodier, déjà sonné par l'échec de son projet de fusion avec Alcan et Algroup. Le protocole de reprise du travail inclut, dans son article 3, l'engagement au « respect individuel et collectif des positions prises ». Car la tension reste vive. Dans la mesure du possible, grévistes et non-grévistes ont été affectés dans différents ateliers. Et un préavis de grève court jusqu'au 3 décembre, nouvelle date-butoir pour la signature d'un accord de RTT.

Sans attendre, Pechiney a lâché du lest. Le 10 avril, il a accordé une prime de 2 000 francs et une augmentation salariale. La direction s'est engagée sur des points cruciaux qui signent l'échec du modèle dunkerquois : « remettre à plat les modes de fonctionnement interne », « réactiver les dispositifs d'évolution de carrière pour les opérateurs » et « engager des discussions sur les évolutions de carrière de l'encadrement intermédiaire ».

Dix ans après son lancement, Dunkerque, qu'on avait qualifié d'usine du IIIe millénaire, s'est banalisé. « Maintenant, on vient au travail juste pour la paie », glisse Bernard Frémeaux. « C'est une usine sans âme. On n'a pas su trouver le liant pour donner du plaisir », ajoute Michel Marquant. La refondation des relations sociales tant attendue ne s'est pas produite. Le changement ne s'est pas produit non plus du côté des dirigeants. « Les cadres préféraient être mutés ailleurs plutôt que de payer le prix de cette transformation des relations de pouvoir », estime le consultant Henri Vacquin, qui est intervenu sur le site en 1992. Le 29 avril dernier, une fête était organisée à l'Arsenal pour la fin du conflit. Mais, cette fois, seuls les grévistes y étaient conviés…

(1) Cité dans l'Usine qui n'existait pas, Éd. d'Organisation, 1997, ouvrage dirigé par Olivier du Roy et Christian Mahieu.

Auteur

  • Jacques Trentesaux

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