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Politique sociale

Les flics de l'Igas, bêtes noires des gestionnaires du social

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.05.2000 | Frédéric Rey

Le premier rapport sur les turpitudes de l'ARC, c'est elle. L'enquête sur la nébuleuse Mnef, c'est encore elle. Avec une centaine de limiers, l'Inspection générale des affaires sociales a la lourde charge de surveiller caisses de Sécu, mutuelles, hôpitaux et associations. Tremblez, dirigeants indélicats !

Son QG est beaucoup plus discret que celui de la prestigieuse Cour des comptes. Son chef, moins connu que Pierre Joxe, le patron de la Rue Cambon. D'ailleurs, qui sait exactement ce que cache le sigle Igas ? Ce petit corps des inspecteurs des affaires sociales cultive la discrétion. C'est pourtant la bête noire des gestionnaires d'hôpital, de mutuelle ou d'association, qui vivent dans la hantise d'une de ses visites de contrôle. Et pour cause. Son tableau de chasse comporte quelque jolis spécimens. C'est l'Igas qui a bouclé le premier rapport sur la gestion frauduleuse de l'Association pour la recherche contre le cancer (ARC) ou qui a démêlé, beaucoup plus récemment, l'écheveau de la Mnef, avant de confier ses responsables aux bons soins de la justice.

L'une de ses dernières proies, la CRI (Caisse de retraite interentreprises), un groupe de retraite complémentaire et de prévoyance, se souviendra longtemps de son passage. Après quelques mois d'investigations, le commando d'inspecteurs a levé de beaux lièvres. À commencer par un savant mélange entre les fonds de retraite et les activités lucratives de la prévoyance. Gestion financière opaque, dépenses somptuaires et financement – occulte – de délégués syndicaux couronnaient le tout. Le rapport n'a pas tardé à être suivi d'effet. Le président de la CRI, Yves Espieu, figure du patronat, a démissionné. Le dossier est désormais entre les mains du parquet.

« Nous avons fait notre travail », se borne à constater Christian Rollet, 55 ans, patron de l'Inspection générale des affaires sociales, qui n'a rien d'un justicier. Cette mission est de contrôler le respect de la réglementation et le bon usage des fonds publics dans les organismes sociaux. C'est-à-dire les 500 caisses de Sécurité sociale, les 2 000 hôpitaux publics, l'ensemble des établissements participant à la protection sanitaire, ceux du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, et, depuis quelques années, les associations comme l'ARC faisant appel à la générosité publique. Autant dire un secteur colossal où les sommes en jeu dépassent allégrement le montant du budget de l'État.

Deux « juppettes » dans ses rangs

Pour assurer cette surveillance, la police des affaires sanitaires et sociales, créée en 1967, compte une petite centaine de fins limiers aux parcours très divers. Environ 60 % des inspecteurs sont recrutés à la sortie de l'ENA, 20 % sont des fonctionnaires issus de l'Inspection du travail ou de la santé et les 20 % restants sont nommés par le gouvernement. Un vrai melting-pot où se croisent anciens directeurs d'hôpital, médecins, actuaires, syndicalistes et même un ancien militaire. « C'est un corps où le ratio hommes/femmes est parmi les plus équilibrés », se plaît à souligner Christine Daniel, inspectrice. Par le jeu des nominations extérieures, l'équipe compte aussi quelques anciens ministres, dont deux « juppettes », Élisabeth Dufourcq et Françoise de Veyrinas, et l'ancien médecin de François Mitterrand, le sulfureux Claude Gubler…

Mais l'Igas n'est ni la Cour des comptes ni le Conseil d'État, l'une et l'autre marqués par une culture de corps d'élite. « Nous travaillons dans une logique de service sans réflexe corporatiste », souligne Jean-Marc Boulanger, ancien directeur du Travail. À côté de l'Inspection générale des finances et de son organisation quasi militaire, l'Igas apparaît presque comme une tribu. Si trois grades ont été créés, c'est davantage pour permettre une progression de carrière que par souci de hiérarchisation. Chaque mission peut être coordonnée aussi bien par un jeune et mordant énarque que par un inspecteur chevronné.

Le QG de l'Igas, à proximité de la Madeleine, loin des ministères sociaux situés de l'autre côté de la Seine, a peu de chose en commun avec une administration. Sur deux étages, un couleur jaune, l'autre tout bleu, une rangée de petits bureaux, grands comme des chambres de bonne, séparés par des parois de verre opaque, entourent un puits de lumière. Ambiance studieuse. Dans chaque bureau, deux inspecteurs travaillent au milieu d'un fatras de papiers ou de piles désordonnées de dossiers. « Heureusement, ces locaux sont davantage un pied-à-terre, nous passons beaucoup plus de temps sur le terrain », précise une inspectrice qui promène une valise pleine d'archives.

Chaque année, l'Igas fouille la gestion d'une bonne trentaine de structures. Un travail lourd qui mobilise trois ou quatre personnes, voire plus, durant trois mois minimum. « Pour comprendre le fonctionnement de l'organisme, il faut entrer dans son intimité », confie l'inspecteur général Jean-François Chadelat, l'expert de la Sécurité sociale à l'Igas. La première étape consiste donc à examiner avec rigueur les documents comptables, financiers, administratifs, rapports d'activité et autres procès-verbaux des conseils d'administration… « Une fois l'équipe constituée, raconte Christine Daniel, nous nous répartissons les tâches. Dans le cas d'une importante mutuelle, une personne est affectée à la gestion institutionnelle, deux sur toute la partie technique et une sur l'administratif. J'ai passé quinze jours, poursuit cette jeune inspectrice, cloîtrée dans le service comptabilité à éplucher sous le nez des employés toutes les pièces comptables, facture par facture. » Régulièrement, l'équipe se réunit avec le directeur de l'organisme contrôlé pour faire le bilan, demander des éclaircissements. « On mesure assez vite les points forts, explique Hayet Zeggar, inspectrice adjointe en poste depuis un an. Ensuite, il faut parvenir à identifier dans la gestion les zones à risque. »

Un coup de filet à la Navarro

L'ampleur de la tâche ne permet pas de passer au peigne fin toute la gestion d'un hôpital ou d'une association. L'Igas se concentre généralement sur les trois derniers exercices ou procède par coups de sonde sur une partie des pièces. « Ce travail comporte une part de chance, de hasard ou d'intuition », reconnaît un inspecteur qui a enquêté sur le service achat de plusieurs hôpitaux. Mais chacun a ses ficelles, ses astuces pour forcer le destin. « Ce qui marche généralement bien, explique Michel Lucas, ancien chef de l'Igas, qui a remplacé Jacques Crozemarie à la présidence de l'ARC, c'est de gagner la confiance des salariés de l'organisme visité. Une fois, dans une caisse du Crédit agricole, j'avais demandé qu'on me sorte une centaine de dossiers sur plusieurs milliers. C'était quitte ou double, sauf qu'une main complice avait discrètement glissé le document sur lequel il fallait tomber. » Le travail d'investigation ne se limite pas à compulser des mètres cubes de papier. Rien ne peut entraver la mission d'un inspecteur qui a de droit accès à tous les bureaux, qui peut questionner à sa guise et même aller fouiner dans les sous-sols si le cœur lui en dit. « Rien ne vaut une visite des parkings, par exemple, pour aller voir de plus près la marque des véhicules utilisés par des dirigeants de clinique », rapporte un inspecteur. Il pourra aussi se glisser, anonyme, dans une file au guichet d'une caisse d'allocations familiales, chronomètre en main, pour mesurer le temps d'attente. Si, dans les textes, elle est tenue d'informer de son intervention, l'Igas peut aussi lancer des actions surprises.

À la fin des années 80, Michel Lucas a monté une opération coup de filet digne d'un Navarro. Ordre de mission en main, le même jour, à la même heure, quatre équipes d'inspecteurs ont débarqué dans les quatre cliniques de la région parisienne appartenant à un même médecin. Avec la complicité de confrères rabatteurs, ce chef de réseau « recrutait » des immigrés, faux malades, pour occuper un maximum de lits, se souvient Michel Lucas. Une vraie filière qui n'avait oublié aucun détail : « Également propriétaire d'une compagnie de taxis, le médecin sans scrupule s'en servait pour transporter ses patients d'une clinique à l'autre. » Ces gros poissons sont toutefois assez rares. « Les escroqueries manifestes sont finalement moins nombreuses que les exemples de mauvaise gestion », estime une inspectrice. Dans ce cas, l'organisme mis en cause a la possibilité de répondre au rapport initial de l'Igas par un deuxième document. En phase finale, un troisième rapport faisant la synthèse des deux et comportant des recommandations est rédigé. Le pouvoir des inspecteurs s'arrête là. Il existe tout au plus une commission des suites chargée de veiller à l'application des mesures préconisées, mais sans pouvoir de sanction.

Le bras armé du gouvernement

Car ce corps d'inspection, avant tout formé de fonctionnaires, est le bras armé du gouvernement, et plus particulièrement des ministres de l'Emploi, de la Santé et de l'Action sociale. Le programme annuel de travail, établi avec les directeurs des différents services du ministère, est soumis à l'approbation du cabinet de la Rue de Grenelle. L'Igas propose des mesures de contrôle ; les autres demandes proviennent du cabinet ou de la Commission de contrôle des mutuelles et institutions de prévoyance, mise en place par Claude Évin en 1989. À l'autre bout de la chaîne, c'est également le ministre qui décide de rendre publics ou non les rapports. « Entre ces deux étapes, précise Christian Rollet, nous avons une complète liberté. » En plus des traditionnels contrôles, le ministère demande davantage de missions d'évaluation de ses personnels des services déconcentrés, des missions de conseil et d'audit des politiques publiques sur des thèmes très variés : les politiques d'insertion professionnelle, la maîtrise des dépenses de santé, l'usage du bilan de compétences par les salariés…

En 1993, deux inspecteurs de l'Igas, Jean-Marc Boulanger et Yves Carcenac, enquêtent sur l'opportunité d'une fusion entre l'Unedic et l'ANPE. Leur conclusion rejettera cette hypothèse mais préconisera le transfert des inscriptions de l'ANPE vers l'Unedic. C'est effectivement le schéma qui sera retenu en 1998. L'inspection peut être aussi sollicitée à tout moment par le cabinet du ministre pour intervenir à chaud. Au cœur des mouvements de chômeurs durant l'hiver 1997-1998, sur la demande de Martine Aubry, Marie-Thérèse Join-Lambert, inspectrice générale, s'est vu confier un travail de réflexion sur les minima sociaux. L'Igas est parfois aussi mise à contribution pour assurer une médiation dans des conflits, nationaux ou locaux. Au mois de février 2000, deux inspecteurs ont passé quatre jours dans le petit hôpital de Mutzig, en Alsace, à écouter les récriminations des 50 agents en conflit avec leur directeur depuis deux ans. Forts de ces multiples expériences, les Igassiens sont très convoités à l'extérieur. D'ailleurs, l'une des principales difficultés du chef de ce corps est de gérer une mobilité très importante : « Nous avons un taux de turnover compris entre 20 et 25 %, souligne Christian Rollet, le va-et-vient est permanent. »

Des travailleurs de l'ombre

L'Igas mène à tout. Rose-Marie Van Lerberghe, ancienne déléguée générale à l'Emploi et à la Formation professionnelle, est actuellement à la direction d'un grand cabinet de conseil en ressources humaines ; François Mercereau, ancien directeur de la Sécurité sociale, a rejoint l'assureur Axa. Quelques-uns sont à la tête d'institutions de protection sociale, d'établissements publics, comme Daniel Lenoir, le directeur général de la Mutualité sociale agricole (MSA), ou Marie-Ange du Mesnil du Buisson, directrice du développement à l'ANPE. Mais la plupart sont, dans les cabinets ministériels, des travailleurs de l'ombre.

« Nous jouons un rôle de tampon dans un ministère écrasé de travail, se désole Christian Rollet, ce qui se traduit par une impossibilité grandissante de travailler de façon programmée. » Les inspecteurs sont de plus en plus souvent appelés en urgence Rue de Grenelle ou Avenue de Ségur pour des « missions d'appui » sur des sujets aussi éclectiques que le passage à l'euro ou le bug informatique. Le contrôle pur et dur ne représente plus que 30 % des 160 interventions effectuées en moyenne chaque année. « Une proportion insuffisante, estime Pierre Deloménie, responsable du seul syndicat de l'Igas, le Smigas, entièrement dédié à ce corps. Il faudrait consacrer les deux tiers de notre activité à ce travail, cela nous permettrait de revenir à plus de contrôles de routine et de jouer un rôle préventif. »

Ce n'est pas l'affaire de la CRI qui lui donnera tort. Cet organisme avait déjà fait l'objet d'un contrôle en 1986 suivi d'un rapport tout aussi sévère que le dernier en date. Des irrégularités avaient été constatées, les dirigeants écartés. L'inspecteur général Rémy Dhuicque avait même été nommé à la tête de ce groupe de 1987 à 1992 pour opérer un redressement. Depuis, la CRI n'avait plus reçu la visite de l'Igas… jusqu'à l'année dernière. Bingo !

La guerre des contrôleurs

« Entre nous et la Cour des comptes, c'est à celle qui dégainera la première », indique-t-on dans les couloirs de l'Igas. En effet, le contrôle des organismes sociaux n'est pas l'apanage de l'Igas, mais entre également dans les compétences des magistrats de la Rue Cambon. Chaque année, la Cour des comptes publie un rapport sur la Sécurité sociale. En 1998, elle avait elle aussi épinglé la gestion de la mutuelle étudiante Mnef. Mais l'épisode le plus chaud de cette rivalité est sans aucun doute celui de l'Association pour la recherche contre le cancer (ARC). En 1990, l'Igas constate des dérives importantes dans les dépenses de fonctionnement de l'association, au détriment de la recherche. Mais, très rapidement, Jacques Crozemarie conteste la compétence de l'Igas sur une association recevant des dons privés. L'Igas interrompt alors ses investigations. La Cour des comptes n'est pas plus habilitée à pénétrer la gestion d'associations. Mais, en 1991, le Parlement vote une loi qui étend les pouvoirs de cette juridiction aux organismes faisant appel à la générosité publique. En 1993, la Cour des comptes s'empare du dossier de l'ARC et achève le travail commencé par les inspecteurs du social. Le scandale éclate au grand jour. Du côté de l'Igas, les inspecteurs, qui se sentent floués, affichent leur déception. « Il faudra attendre 1996 pour qu'une loi nous donne les mêmes compétences sur les associations », précise Christian Rollet, le chef de corps. Aujourd'hui, les relations entre ces deux « polices » sont apaisées. « Il vaut mieux parler de saine émulation que de stricte concurrence », estime Christian Rollet. Chaque année, l'Igas et la Cour se communiquent même leur programme de travail, histoire de ne pas marcher sur les mêmes plates-bandes.

Auteur

  • Frédéric Rey