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Politique sociale

Et si le travail au noir se dopait aux 35 heures…

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.05.2000 | Anne Fairise

D'un côté, des salariés disposant de temps libre mais pâtissant du gel de leur salaire et d'une diminution de leurs heures sup ;de l'autre, des employeurs pressés d'honorer des carnets de commandes en forte hausse. Avec les 35 heures, la menace d'une recrudescence du travail au noir est réelle. Et elle ne concerne pas que ses secteurs de prédilection comme le bâtiment.

C'est en enquêtant sur un banal vol de bois chez un fabricant d'escaliers que les gendarmes du Pas-de-Calais ont découvert le pot aux roses : en remontant la piste d'un des salariés de la société Lavogez, ils sont tombés sur un véritable atelier clandestin de 200 mètres carrés que ce collaborateur indélicat s'était aménagé à domicile, plusieurs années auparavant. « Il est clair que les 35 heures lui ont permis de développer son activité », commente Yves Lavogez, par ailleurs représentant de la Fédération nationale du bâtiment à Boulogne-sur-Mer. Ce dirigeant de PME avait pourtant saisi l'opportunité de la réduction du temps de travail dès 1997, en signant un accord Robien. Cela lui a permis de recruter, d'abord. D'être plus réactif, aussi, grâce à l'annualisation, à la modulation et au travail en équipe. Mais jamais il n'aurait imaginé que le temps libre accordé à ses 40 salariés irait nourrir une telle concurrence déloyale.

Cas restreint à un secteur connu pour ses pratiques illicites en matière d'emploi ou illustration d'un effet pervers des 35 heures qui, au lieu de créer des emplois, iraient alimenter l'économie souterraine ? Difficile de trancher, alors que seules 17 % des entreprises de 20 salariés se sont lancées dans l'aventure et que la seconde loi Aubry entre à peine en vigueur. Difficile également de cerner un phénomène, le travail illégal, qui se dérobe par définition à l'investigation statistique. Avant la loi Aubry I, les spécialistes de l'Insee estimaient son impact à 1 % du PIB (74 milliards de francs) quand la Commission européenne tablait plutôt sur une fourchette de 4 à 14 % du PIB, estimant les bataillons de fraudeurs à 1 million de Français…

Pour certains économistes, la crainte semble bel et bien fondée. « La baisse effective de la durée du travail, et donc la création d'emplois, dépend de nombreux arbitrages, chez les employeurs comme chez les salariés. Le travail illégal ou le recours aux heures supplémentaires peuvent être ces facteurs d'ajustement », commente Christian de Perthuis, directeur du Bipe, institut de prévisions économiques, le premier à lever le lièvre.

Le bâtiment pointé du doigt

Pointé du doigt : le cocktail explosif entre temps libéré, surtout s'il est accordé en jours, modération salariale et forte diminution du « matelas » d'heures supplémentaires résultant des 35 heures… le tout incitant les salariés à arrondir « ailleurs » leur fiche de paie. À l'image des carreleurs, peintres, plâtriers ou de ceux qui profitent déjà des horaires allégés ou décalés de leur profession (policiers, pompiers, postiers). Pointée encore : la tentation pour les employeurs de récupérer le travail perdu en s'engageant sur des chemins de traverse. Les changements intervenus ces dernières années dans le fonctionnement des entreprises offrent en tout cas un terreau favorable : autour du travail salarié ont émergé des cercles d'emplois périphériques par le jeu de la sous-traitance, de l'externalisation des services et du travail indépendant. Avec toutes les dérives connues… Encore faut-il ajouter à ces différents facteurs celui, inattendu dans le « planning » des 35 heures, de la reprise de la croissance et de l'apparition de pénuries de main-d'œuvre propices aux heures supplémentaires non déclarées.

Dans les secteurs où les petits arrangements avec la loi sont légion, les 35 heures risquent fort d'accentuer la tendance à la sous-déclaration. C'est le cas du BTP, où l'on estimait, avant la loi Aubry II, que le « fléau » du travail au noir concernait 8 à 10 % des salariés du secteur : 60 000 à 80 000 ouvriers s'adonnant aux petits travaux d'entretien, de peinture, de pose de moquette. « Entre le gel des salaires prévu dans beaucoup d'accords et la perte des heures supplémentaires, les salariés vont subir une perte de revenus. Or ils ne veulent pas travailler moins mais gagner plus », commente Didier Duran, président de la FNB Ile-de-France. Les 35 heures joueront-elles à contre-courant, freinant les effets de la baisse de la TVA sur les travaux d'entretien instaurée l'automne dernier ? Une mesure qui devait permettre, selon la FNB, de blanchir 30 000 emplois. Trop tôt pour juger, selon Didier Duran. « Nous attendons une hausse de 1 % de notre chiffre d'affaires en 2000. Mais l'impact sur l'emploi sera difficile à quantifier », explique-t-il.

Reste que, dans ce secteur qui honnit les 35 heures, les accords sont rares (138 signés en Ile-de-France sur 40 000 entreprises) et peu créateurs d'emplois… Comment font donc les entreprises face à leurs carnets de commandes pleins et à la pénurie d'ouvriers qualifiés ? « Elles recourent plus à l'intérim mais certainement aussi au travail dissimulé. Il y en a toujours eu, la RTT ne changera pas la donne ; au contraire », commente Pierre Le Gars de la CFDT BTP. Autre facteur n'incitant pas à l'optimisme : la hausse récente du prix des matériaux qui, parce qu'elle mange les marges, pousse à réduire le coût de la main-d'œuvre.

Les déménageurs inquiets

Les déménageurs également redoutent l'impact des 35 heures sur le travail illégal, mal endémique d'une profession qui voit ses marchés grignotés par les clandestins proposant leurs services dans les journaux gratuits. Le moyen d'éviter les dérives de la RTT pour la Chambre syndicale des entreprises de déménagement ? Une TVA réduite pour les déménagements de particuliers, réclamée avec insistance depuis juin dernier. Une mesure d'« accompagnement » jugée essentielle. « Comme la main-d'œuvre représente 60 à 70 % du coût de la prestation, gagner en productivité est difficile. La RTT va renchérir les coûts sociaux et sera répercutée sur les prix. Conséquence : les particuliers se tourneront vers le travail illégal. Si, en revanche, nous limitons la demande de travail illégal, l'offre se réduira mécaniquement », argumente-t-on à la chambre syndicale.

À la Fédération nationale du transport routier (FNTR), la diminution du temps de travail est aussi vécue comme une menace alors que la concurrence européenne fait rage. « Une moindre productivité peut inciter les employeurs à délocaliser ou à recourir, plus encore, à la sous-traitance », commente Christine Di Costanzo, chargée des questions sociales à la FNTR. Certes, les routiers ont vu reconnaître la spécificité de leur métier : le décret Gayssot les autorise à rouler 208 heures maximum sur des courtes distances et 220 heures pour des longues distances. Mais revient la question de la pénurie de chauffeurs qui, selon Christine Di Costanzo, « va inciter les entreprises à se tourner vers les artisans, voire la fausse sous-traitance ».

Les peurs sont plus vivaces encore dans le transport de voyageurs qui, à la différence du transport de marchandises, ne bénéficie pas de « 35 heures adaptées ». La loi Aubry II s'applique tout simplement. « Or il n'est pas rare qu'un “voyageur”, dans le grand tourisme notamment, fasse autant d'heures qu'un grand routier. Je suis persuadé que le travail dissimulé va exploser. Les entreprises ne veulent pas perdre leurs marchés, ni les salariés voir baisser leur salaire », explique Patrick Blaise, de la branche transport voyageurs CFDT.

Des dérapages dans les services

Mais les petits arrangements avec la loi ne sont pas le propre des secteurs soumis à la flexibilité maximale. Payer les dépassements horaires par des primes, plus ou moins occultes, plutôt que sous forme d'heures supplémentaires, est pratique courante. Les heures dissimulées, voilà la crainte de l'Inspection du travail. « La loi Aubry II va contribuer à les augmenter. Car elle n'apporte aucune garantie sur la transparence du temps de travail en contrepartie de la flexibilité introduite, commente Bernard Grassi, président de l'association Villermé. Inévitablement, les fraudeurs vont en abuser. »

Et pas seulement dans certains secteurs d'activité ou dans les 1, 3 million d'entreprises de moins de 20 salariés qui passeront aux 35 heures en 2002… Certes, les dérapages vont être plus présents « dans les petites entreprises de services », reprend Bernard Grassi. Mais le problème risque de se rencontrer « partout » : « Cela dépendra de l'attitude des employeurs. » Et s'il est une inconnue, c'est bien le comportement des entreprises n'ayant pas encore signé d'accord, qui sont supposées avoir la marge de manœuvre la plus faible. Logiquement, celles qui ont réalisé des gains de productivité devraient déjà être aux 35 heures. Mais même ces « bonnes » conditions ne semblent pas avoir infléchi les pratiques, à en croire Christian Traisnel, directeur du cabinet Hexa Conseil, dans le Nord. « Parmi les 250 PME que nous avons accompagnées, 20 % nous ont dit qu'elles continueraient à payer “au noir” les dépassements horaires, qui généralement se concentrent sur des ouvriers qualifiés ou pourvus de compétences liées à l'ancienneté », explique-t-il.

Le second emploi minoritaire

Facteur aggravant : le manque d'investissement en formation des entreprises, déjà prises au dépourvu face à la pénurie de main-d'œuvre. Dès lors, plutôt que de recruter un ouvrier non qualifié, ne vaut-il pas mieux se tourner vers ses propres troupes et les rémunérer en primes ? Cette pénurie, en tout cas, inquiète la CGPME : fin mars, elle a demandé un doublement du contingent annuel d'heures supplémentaires. Une mesure jugée « vitale devant la difficulté, voire l'impossibilité […] de recruter du personnel qualifié ».

Les salariés entreront-ils dans le jeu tel que le conçoivent les employeurs de manière consensuelle ? La modération salariale induite par les 35 heures dans la majorité des accords pourrait les y pousser. Mais les entreprises craignent que leurs salariés fassent cavalier seul en se tournant vers le travail au noir sur le temps dégagé. Cette consultante de Lyon, qui a accompagné le passage aux 35 heures d'un fabricant de bijoux de 30 salariés, explique ainsi que « d'emblée, le patron a écarté toute annualisation ». « L'une des raisons avancées ? Ses salariés allaient profiter du temps libéré pour travailler ailleurs. Cela a pesé, à tort ou à raison, dans le choix d'une réduction quotidienne du temps de travail. »

Un « fantasme préaccord » ?, comme le qualifie Antoine Masson, chargé de mission sur les 35 heures à l'Anact. « C'est une psychose récurrente dans le bâtiment, l'agroalimentaire, l'informatique. Mais nous n'avons rien constaté de tel dans nos enquêtes postaccord », note-t-il. Leurs enseignements : les journées libérées par la RTT sont rarement investies dans de nouvelles activités, qu'elles soient ludiques ou professionnelles. Le second emploi reste un désir minoritaire, si l'on en croit une récente étude du ministère de l'Emploi et de la Solidarité (1) : seuls 3 % des hommes et des femmes interrogés sur « l'utilisation de leur temps libéré » disent vouloir trouver une seconde activité rémunérée.

Une grève pour les heures sup

Rien d'étonnant, selon Roland Metz, qui suit à la CGT les questions de salaires et de conditions de travail. Et de pointer les effets pervers des 35 heures : la flexibilité accrue, avec parfois une grande amplitude horaire désorganisant la vie privée des salariés, et l'intensification du travail. « Les salariés n'ont pas envie de travailler plus », commente-t-il simplement. Peut-être… mais de gagner plus ? Les 35 heures dégagent du temps libre mais pas de pouvoir d'achat. La majorité des accords se traduit par un maintien de la rémunération et un gel des salaires sur deux à trois ans. Ce que les Français semblent d'autant moins enclins à accepter aujourd'hui que la loi Aubry II n'oblige plus les entreprises à recruter. Le conflit chez Clemessy l'illustre bien : les salariés de l'ensemblier électrique, filiale d'EDF et de la Cogema, se sont mis en grève plusieurs jours en mars pour défendre leurs heures supplémentaires mises en péril par le projet d'annualisation. « Les heures supplémentaires concernent, selon les établissements, 50 à 80 % des salariés. C'est un complément indispensable pour le personnel de production », explique Michel Estevez, délégué central CGT. Du coup, les négociations ont été renvoyées fin avril.

Les craintes que les 35 heures ne viennent booster le travail illégal ont été « entendues » à la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (Dilti). Mais on y observe une prudente réserve. « Faute de recul, nous n'avons aucun moyen de mesurer l'impact des 35 heures », commente Anne Berriat, déléguée interministérielle, qui reconnaît cependant la nécessité d'étudier la question « avant janvier 2001 ». Reste à savoir si le ministère de l'Emploi et de la Solidarité désirera aborder, sous un angle aussi négatif, un dossier déjà lourd de surprises.

Les dérapages de la garde d'enfant à domicile

Les 35 heures ne seraient pas la première mesure Aubry venant nourrir le travail illégal. La « réforme » de l'allocation de garde d'enfant à domicile (Aged), en 1998, a déjà eu cet effet. À l'époque, Martine Aubry souhaite mettre un frein à un dispositif jugé trop avantageux pour les familles aisées et trop coûteux pour les finances publiques.

En 1998, les ménages employeurs font donc face à des charges accrues et à la diminution (à 45 000 francs) de la réduction fiscale accordée. Deux ans après, les dégâts sont bien là. « La réforme a tué l'emploi à domicile à temps plein, commente cette responsable d'une association du XVe arrondissement de Paris. 90 % des familles qui nous sollicitent déclarent un mi-temps alors que leur nounou est à plein temps. » La Fédération nationale des groupements de particuliers employeurs a perdu 50 % de ses adhérents. Des associations ont connu une chute brutale de leur activité. Parmi elles, Pro-Sitting, à Paris, où l'on se veut néanmoins modéré : « Le recours au travail au noir, flagrant en 1998, se régule peu à peu, note Christophe Laporte. Les familles se tournent vers la garde à temps partiel ou vers la garde partagée. »

Selon l'Ircem (Institution de retraite complémentaire des employés de particuliers), le nombre de ménages Aged a baissé de 15 % entre 1998 et 1999 et le nombre d'heures déclarées de 21, 5 %. Une diminution horaire qui, pour Robert Chabin, de la Fédération des services CFDT, « illustre le retour au travail au noir ». « La réforme a mis à mal un secteur qui tente de se professionnaliser. Surtout, elle a fragilisé les salariés. » Fatima, 31 ans, ne le démentirait pas. Elle a gardé, plusieurs mois durant, onze heures par jour, trois enfants pour 6 000 francs net (dont 50 % déclarés). Conséquence : des droits aux indemnités chômage réduits, comme l'étaient les possibilités de formation. « Il n'y avait aucune possibilité d'évolution », commente Fatima, qui a tourné la page et travaille, depuis peu, comme standardiste. Du côté des associations, on s'interroge : « À quoi ont servi les économies réalisées grâce à la “réforme” de l'Aged ? » Des économies que la Cnaf évaluait, en 1998, à 856 millions de francs.

(1) La Réduction du temps de travail, ministère de l'Emploi et de la Solidarité, La Documentation française, novembre 1999.

Auteur

  • Anne Fairise

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