Le groupe de Franck Riboud avait déjà décidé de rompre avec les assureurs, mais, en renchérissant les contrats, la CMU a accéléré le mouvement. En plus, elle pousse l'entreprise à réviser sa politique de protection sociale.
1er janvier 2000 : entrée en vigueur de la couverture maladie universelle (CMU). Quelque 150 000 personnes se voient ouvrir un droit d'accès au régime de base de la Sécurité sociale ; 6 millions de Français défavorisés peuvent accéder à une assurance maladie complémentaire gratuite… Ce même jour, les 13 930 salariés du groupe Danone en France changent d'opérateur santé. Le spécialiste des eaux, biscuits et produits laitiers confie la protection sociale de ses salariés à des institutions de prévoyance (IP) plutôt qu'aux sociétés d'assurance AGF et Axa. Simple coïncidence de date ? Pas vraiment.
Car la mise en œuvre de la CMU bouscule en profondeur la prévoyance maladie des entreprises. « Nous avions décidé, de longue date, de revoir nos partenariats pour des raisons de taxes, mais la CMU a servi d'accélérateur », reconnaît Franck Gendre, directeur prévoyance du groupe, recruté début 1999 pour revoir les programmes de protection sociale. Danone faisait, il est vrai, un peu figure d'« atypique ». Le groupe continuait de souscrire ses contrats de prévoyance collective auprès des assureurs alors que beaucoup d'autres se sont tournés, depuis longtemps, vers des opérateurs plus compétitifs : les institutions de prévoyance ou les mutuelles qui, à la différence des compagnies d'assurances, ne sont pas taxées à hauteur de 7 %. Une taxe, répercutée sur les contrats, qui pèse lourd sur le budget « frais santé » quand on y consacre, comme Danone, pas moins de 100 millions de francs chaque année.
L'arrivée de la CMU a incité Franck Gendre à accélérer le mouvement. Les comptes ont vite été faits : les compagnies d'assurances, comme tous les opérateurs entrant dans le dispositif CMU, sont appelées à financer la prestation via une taxe de 1,75 % sur leur chiffre d'affaires (1). Elle aussi répercutée sur les contrats. De quoi alourdir encore l'addition pour les entreprises restées fidèles, comme Danone, aux assureurs. Pour échapper aux fameux 7 %, le groupe de Franck Riboud a donc choisi, après consultation des salariés, de remettre sa protection sociale entre les mains de deux institutions de prévoyance, Isica (qui est également la caisse de retraite de l'agroalimentaire) et Uniprévoyance (celle-ci étant son IP « captive », Axa n'y perd pas au change). « Changer d'opérateurs devait, initialement, nous permettre de gagner 7 % sur notre budget santé, somme que nous voulions utiliser pour améliorer le montant de garantie de certains contrats. Avec la création de la nouvelle taxe pour la CMU, le gain se réduit à 5,25 %, commente Franck Gendre. Mais, vu notre handicap de départ, nous restons gagnants. Alors que, pour toutes les entreprises contractantes auprès des mutuelles ou des institutions de prévoyance, la CMU représente un coût supplémentaire. »
Ce n'est pas le seul impact de la couverture maladie universelle. Le « grand projet social du gouvernement », souvent comparé au revenu minimum d'insertion lors des débats parlementaires, bouleverse à un tout autre échelon la prévoyance d'entreprise. Car le niveau de garantie ou de service proposé aux bénéficiaires de la CMU peut être supérieur à celui que les salariés obtiennent avec leur complémentaire obligatoire d'entreprise. Même dans de grandes entreprises comme Danone. « La CMU pourrait nous obliger à revoir le montant de nos garanties et de nos services. Pour certaines prestations médicales, la majorité de nos salariés sont moins bien couverts que les bénéficiaires de la CMU », souligne Franck Gendre. De fait, grâce à la CMU, les plus démunis ont aujourd'hui accès à une protection complémentaire gratuite qui couvre intégralement le ticket modérateur (TM) et les dispense d'avancer les frais pour la totalité de leurs dépenses remboursables (tiers payant intégral).
Les salariés de Danone, s'ils possèdent certes une complémentaire « plus avantageuse » (pour les dépenses optiques ou dentaires, notamment), sont moins bien lotis sur ces deux points. Le ticket modérateur ? Il n'est pas couvert intégralement. C'est, explique Franck Gendre, « un choix d'entreprise » datant de 1993 : Danone a décidé, en accord avec les partenaires sociaux, de ne pas compenser le désengagement de la Sécurité sociale, entériné lors du plan Veil, « pour maîtriser son budget santé ». Objectif atteint : « Il n'y a pas eu de dérive des dépenses. » Reste que les salariés de Danone sont aujourd'hui moins bien remboursés que les bénéficiaires de la CMU pour toutes les prestations santé qui sont proches du tarif conventionnel (consultations chez le généraliste, analyses, pharmacie). Même chose pour les services : pas de tiers payant en pharmacie pour les salariés de Danone. Ils mettent la main à la poche, alors que les personnes couvertes par la CMU n'ont rien à débourser.
Une situation difficilement tenable à long terme pour l'entreprise. D'autant plus que les demandes de mise en place d'un système de tiers payant ont toujours été fortes. Danone vient donc d'entamer une réflexion sur le financement de la santé : faut-il ou non s'aligner pour tous les actes médicaux sur le minimum offert par la CMU ? La question est loin d'être neutre financièrement, la prise en charge du ticket modérateur et du tiers payant impliquant une augmentation du budget de plusieurs dizaines de millions de francs. « Deux options s'ouvrent à nous, explique Franck Gendre. Soit nous maintenons notre budget en répartissant autrement les financements (prise en charge, par exemple, du ticket modérateur mais moindre remboursement pour la lunetterie), soit nous augmentons le budget pour résoudre la question du ticket modérateur et du tiers payant sans toucher aux autres garanties. Mais, dans ce cas, on ne peut s'exonérer d'une réflexion sur la place de la santé face à la retraite, la dépendance ou la prévoyance. »
Autant de questions qui seront soumises, en juin, aux syndicats. Danone ne s'est pas encore fixé de calendrier pour aboutir. Mais il sait que le temps presse. Car « les salariés vont s'apercevoir petit à petit que la couverture complémentaire d'entreprise peut être moins avantageuse que la CMU ».
(1) En contrepartie d'une aide de l'État de 1 500 francs pour chaque bénéficiaire de la CMU pris en charge.