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Vie des entreprises

Le travail de nuit ne fait pas de pause

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.02.2011 | Stéphanie Cachinero

Censé rester exceptionnel, le travail de nuit se banalise, gagnant les services et la population féminine. Ce n’est pas pour déplaire aux entreprises. Mais les salariés paient cher les avantages qu’ils en retirent.

Alors que le jour se lève, près de 3,6 millions de salariés (15,4 % de l’effectif total)s’en vont rejoindre Morphée, après une longue nuit de travail. C’est ce que révèle le Conseil économique, social et environnemental (Cese) qui, dans un rapport du 3 juin 2010 (chiffres 2008), pointe « la banalisation du travail de nuit ». Vingt ans plus tôt, ils étaient déjà 13 % à travailler de façon occasionnelle ou habituelle entre minuit et 5 heures du matin, d’après la Dares.

Le travail de nuit (au sens large, entre 21 heures et 6 heures) ne cesse de grignoter du terrain. Et la crise n’a pas inversé la vapeur, y compris dansl’industrie, où les groupes cherchent à optimiser le taux d’utilisation des équipements, souligne-t-on à la Direction générale du travail (DGT). La productivité est en ligne de mire, même si, pour les syndicats, cette thèse ne tient pas. « Rien ne prouve que travailler la nuit accroît la productivité. La plupart du temps, il ne s’agit que d’un déplacement de la production dans le temps », estime Adrien, 43 ans, ouvrier de production sur une chaîne de montage d’un équipementier automobile. Il n’en reste pas moins que certains secteurs, à l’image de la chimie, ne peuvent se passer d’une activité en continu. « Stopper nos machines prend plusieurs jours », souligne Antoine Pams, DRH du groupe pharmaceutique Solvay. Dans ces conditions, impossible d’interrompre la production. C’est pourquoi l’industrie affectionne les fameux trois-huit : une semaine du matin, une semaine de l’après-midi et une semaine de nuit. À Balan, près de Lyon, dans l’usine du géant de la production de plastique Arkema, 40 % du personnel travaille en trois-huit, soit 89 personnes. À l’année, sur 187 postes de travail, 60 sont des postes de nuit. Le groupe Solvay préfère des rythmes alternants de deux à trois jours. « Plus les cycles sont courts, moins le corps a le temps de se désynchroniser », certifie Charles Gadbois, ergonome et chercheur au CNRS.

Un phénomène récent. Autre facteur qui plaide pour l’essor du travail de nuit : les évolutions sociétales. Après le boulot, chacun veut pouvoir appeler son banquier, le dépanneur de la hotline informatique, voire un agent EDF pour clôturer son compte… « La vie économique se développe de plus en plus la nuit. Les entreprises tentent de faire passer le travail de nuit comme une période de travail normale », s’indigne Françoise Geng, représentante syndicale CGT au Cese. Ainsi, les travailleurs noctambules font leur entrée dans le secteur des services où les prestations 24 heures sur 24 font florès. « Ce phénomène est assez récent et encore mal bordé par la législation », reconnaît Benjamin Raigneau, responsable du bureau de la durée et des revenus du travail au sein de la DGT. Et complexe à réguler du fait de la fragilité d’une population toujours plus présente sur le marché de l’emploi nocturne : les femmes. Surtout lorsqu’elles se retrouvent seules avec des enfants à charge.

Depuis que la loi sur l’égalité professionnelle de 2001 a levé l’interdiction du travail de nuit des femmes, leur part a bondi de près de 60 % entre 2002 et 2008, à 8,7 %, contre 21,8 % pour les hommes. Les CDD, qui sont le plus souvent proposés aux femmes, s’effectuent à hauteur de 20 % la nuit. Et « le recours au travail de nuit est fréquent chez les intérimaires (20 % en 2008) », souligne Benjamin Raigneau.

Serviclean, société de nettoyage, met l’accent sur le travail de jour en continu. Aux oubliettes les horaires hachés, très tôt le matin et très tard le soir

20 à 30 % en plus sur la feuille de paie. Avantage pour les salariés, une feuille de paie plus confortable. « Le travail de nuit ne comporte pas que des désavantages. Il n’est pas si facile de convaincre nos collaborateurs d’accepter un autre type de poste », note le DRH d’un groupe de l’industrie chimique. Travailler la nuit rapporte 20 à 30 % de plus, en CDI. À quoi s’ajoutent les repos compensateurs, dont le Code du travail renvoie la mise en application aux conventions collectives. Pas de quoi pavoiser, toutefois. Dans la chimie, par exemple, le salarié en service continu (week-end compris) bénéficie de deux jours de repos compensateur pour une période d’affectation de quatre à huit mois.

Le temps libre en journée est appréciable. Mais, adieu vie sociale ! « Fini, les soirées improvisées entre amis depuis que je bosse de nuit. Même chose en ce qui concerne ma passion pour la photo. Je dors et je vais au boulot », résume Émilie, jeune infirmière de 24 ans. Daniel, 55 ans, est chef opérateur dans l’industrie. Son salaire est confortable, 3 500 euros net, mais sa vie est faite de solitude. « Je vais bientôt prendre ma retraite. J’aimerais fêter ça avec mes amis. Mais je n’en ai plus. Quand les gens vous invitent à sortir et que vous déclinez deux, trois fois, à cause du travail, ils ne vous rappellent plus. »

Cet isolement se vit aussi au sein de l’entreprise. « La nuit, sur le site, il doit y avoir une petite quinzaine de personnes », confie Hervé Brouder, directeur de l’usine Arkema de Balan. Les salariés sont oubliés des organigrammes :?« Les postés de nuit s’engagent dans une impasse entermes d’évolution de carrière », déplore François Édouard, rapporteur du Cese sur le travail de nuit. « Se former de nuit est quasi impossible. La gestion prévisionnelle des compétences ignore le travail nocturne », s’indigne Maryvonne Nicolle, secrétaire nationale de la CFDT Santé.

Certaines entreprises tentent tout de même de ne pas laisser leurs salariés s’enfermer dans le travail de nuit. « La RATP est au top », s’enthousiasme le rapporteur du Cese, après une visite au siège du transporteur francilien. En effet, le dispositif mis en place par la Régie dans le cadre de son accord sur la mobilité et la construction des parcours professionnels pour l’encadrement et les opérateurs tend à favoriser le retour aux postes de jour via le maintien d’avantages salariaux sur douze mois. Ce qui limite la perte financière. À cela s’ajoute la garantie d’une promotion dans les mois suivant le reclassement.

De la nuit au jour. Chez Serviclean, société de nettoyage, l’accent est mis sur le travail de jour en continu. En regroupant les heures de ménage en journée dans les grandes entreprises telles que Bouygues Telecom ou la Socomi. Aux oubliettes les horaires hachés, très tôt le matin et très tard le soir. « Les effets sont positifs, d’un turnover de 30 %, nous sommes passés à 2,5 % », se réjouit Miguel Gomez, P-DG de Serviclean Paris.

Même le monde du spectacle s’y met, restrictions budgétaires obligent. « Le travail de nuit coûte trop cher au ministère de la Culture. C’est pourquoi tout est fait pour l’éradiquer. Il ne concerne plus que les spectacles qui nécessitent de gros travaux de décors », rapporte Zouhair Smaoui, agent de sécurité et représentant du personnel CGT à la Comédie-Française. Des efforts qui restent cependant encore insuffisants pour que les entreprises se passent aisément des travailleurs de l’ombre.

Nuit gravement à la santé

La progression inexorable du travail nocturne est d’autant plus inquiétante que le constat est unanime : avoir une activité professionnelle à contretemps nuit à la santé. Troubles digestifs, du sommeil, accidents cardio-vasculaires sont favorisés. Et ce n’est pas tout. En 2007, l’Organisation mondiale de la santé officialise son caractère « probablement cancérogène ». Pour toutes ces raisons, le travail de nuit s’est invité dans les débats relatifs à la réforme des retraites. Reconnu comme un facteur de pénibilité, il donne droit à un départ anticipé sous réserve du constat, opéré par la médecine du travail, d’une incapacité d’au moins 10 %. Une prise en compte de la part du gouvernement « un peu légère dans la mesure où des maladies professionnelles liées au travail de nuit peuvent se déclarer bien des années plus tard », souligne le sociologue Jean-Yves Boulin. L’ergonome Charles Gadbois renchérit : « Des pathologies peuvent survenir au bout de trente ans, sans prévenir. » Afin de pallier cette situation, Nicolas Sarkozy a annoncé, le 8 septembre, la mise en place d’un comité scientifique sur les effets différés de la pénibilité et donc du travail nocturne. Aucune date n’est encore arrêtée. Mais pour Gérard Lasfargues, directeur adjoint de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, il y a urgence. Les experts dessinent d’ores et déjà quelques pistes de réflexion : mieux anticiper l’organisation du travail de nuit, revoir à la baisse sa durée maximale (fixée à quarante heures hebdomadaires par le Code du travail). Ils proposent, par ailleurs, de limiter dans le temps les carrières nocturnes, de généraliser les espaces de repos spécifiques dans les entreprises. Enfin, il leur apparaît indispensable de prendre des mesures spéciales pour les seniors, moins résistants, de sensibiliser davantage les salariés sur les effets nocifs du travail de nuit et de privilégier le repos compensateur aux majorations salariales. Le syndicat FO Fnac 91 l’a bien compris. En mars 2010, il demandait, dans le cadre des négociations annuelles obligatoires, que soit supprimé le travail nocturne dans les entrepôts du distributeur français basés dans l’Essonne. En vain.

Auteur

  • Stéphanie Cachinero