L’auteur des Désordres du travail met en garde, dans un nouvel opus, ses confrères et les décideurs politiques contre la croyance exagérée en la vertu des modèles et de leurs charmes mathématiques. Pour appuyer sa démonstration, il passe à l’examen quarante ans de politiques de l’emploi. Pourquoi donc, se demande l’économiste, la France semble-t-elle condamnée à naviguer loin du plein-emploi ? L’explication de fond vient d’une situation à laquelle tous les pays industrialisés ont dû apporter une réponse. « Le tournant des années 70 marque l’entrée dans une phase de transition entre deux révolutions industrielles entre les modes de production fordiste et une économie de la connaissance tirée par les technologies de l’information et de la communication. » Cette transition impliquait une période d’apprentissage des mutations dans l’organisation des entreprises, un redéploiement de certaines activités, afin d’extraire l’élixir de la croissance et des emplois du futur : les gains de productivité. Or, à cet exercice de haute voltige, la France ne s’est pas montrée à la hauteur. Le livre se présente comme un sévère réquisitoire contre les politiques de l’emploi successives. À Raymond Barre, qui fut confronté à la première vague de montée du chômage, l’auteur reproche d’avoir fait des choix de politique économique à contretemps, en optant pour l’austérité budgétaire ; mais il voit surtout en lui le premier politique à avoir cherché la solution au sous-emploi dans une sorte de « stigmatisation de la jeunesse ». Loin de redresser la barre, la gauche a aggravé les choses en 1981. Puis est arrivé le temps des nouvelles théories de l’emploi encourageant les gouvernements de droite à privilégier les solutions libérales, sans rencontrer plus de succès. Askenazy étrille aussi l’idée d’exonérer d’impôt sur le revenu et quasiment de cotisations sociales les heures supplémentaires. Alors que faire ? L’auteur se démarque de ceux qui prônent de changer la société faute de pouvoir répondre à ce problème. Ses préconisations ressemblent à un programme pour un président de gauche, privilégiant l’interventionnisme d’État et l’investissement dans l’éducation. Mais son livre est une invitation à rester méfiant, même face à ses propres conclusions.
Les Décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010, Philippe Askenazy. Éditions Seuil . 310 pages, 20 euros.
Erratum. Contrairement à ce qui a été écrit dans Liaisons sociales magazine n° 118 de janvier 2011, en page 120, c’est Jean-Claude Daumas, professeur d’histoire économique à l’Université de Franche-Comté, qui est l’auteur de la préface du Dictionnaire historique des patrons français, paru aux éditions Flammarion, et non Patrick Eveno, qui en est l’un des contributeurs.
