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Vie des entreprises

Le gros coup de pompe des gérants de station-service

Vie des entreprises | zoom | publié le : 01.01.2011 | Emmanuelle Souffi

En vingt-cinq ans, deux tiers des points de vente ont été rayés de la carte et 100 000 emplois perdus. La faute à la réglementation, à la concurrence et à des statuts hypercontraignants.

Derrière la vitre de sastation Total, Céline* observe les voitures défiler sur la voie express. En deux ans, elle a perdu ses illusions.En mai, l’ancienne étudiante en stylisme abandonnera le métier. Trop dur, trop frustrant. Pourtant, elle y croyait ; ravie d’être chef d’entreprise à 24 ans avec une mise d’à peine 10 000 euros. Mais le manque de soutien et l’impression d’être étranglée par des clauses commerciales sans cesse revues à la hausse ont eu raison de sa fougue. Gérante de la seule station essence sur 130 kilomètres, Célinene chôme pas. Pour faire du chiffre, elle travaille sept jours sur sept du 1er juin au 31 août. Le reste du temps, c’est au moins soixante heures par semaine. « Et encore, si un de mes deux employés est malade, je fais le double. » Le tout pour un petit smic. Pas cher payé pour une vie privée mise entre parenthèses.

Comme Céline, beaucoup des 90 000 personnes qui font tourner les 12 333 stations-service ont le blues. La France est le pays d’Europe où la concurrence est la plus sauvage. Un bon moyen pour faire baisser les prix… hors taxes. Mais, à ce petit jeu-là, seuls les distributeurs capables de rogner leurs marges en pariant sur le volume s’en sortent (voir encadré page 94). Les autres tirent la langue… Ou disparaissent. Depuis 1985, 26 300 stations traditionnelles ont baissé le rideau, soit trois par jour, selon le Comité professionnel de la distribution de carburants. « En vingt-cinq ans, ça fait près de 80 000 à 100 000 emplois perdus », calcule Christian Roux, président du Conseil national des professions de l’automobile. Dans la même période, le nombre de stations rattachées à une grande ou moyenne surface a été multiplié par deux. Les clients traquent les centimes d’écart. Avec leurs panneaux publicitaires installés au bord des routes, Auchan, Carrefour et autres ont vu juste. Les petits commerçants victimes des méchants hypermarchés… L’histoire rappelle celle des épiciers laminés par la grande distribution. Mais le désarroi des gérants de station a des causes bien plus profondes que cette guerre des prix.

Investissements colossaux. D’abord, la réglementation. La dernière en date obligeait les propriétaires à mettre leurs installations (cuves à double paroi, système de traitement des eaux pluviales…) en conformité avec les nouvelles normes environnementales avant le 31 décembre 2010. Une mise à mort programmée, selon les organisations professionnelles, qui ont obtenu un sursis jusqu’en 2013. « C’est un scandale ! tempête Alexandre de Benoist, délégué général de l’Union des importateurs indépendants pétroliers, qui représente Auchan, Casino, Cora et Carrefour. Cette sur réglementation impose des investissements colossaux qui tuent les plus petits, installés en zone rurale. » Près de 2000 d’entre eux pourraient fermer… Total, le plus présent sur le territoire, a déjà annoncé la fermeture de 500 points de vente d’ici à deux ans, là où les travaux coûteraient trop cher. Une catastrophe pour les zones rurales, mais aussi pour le propriétaire, qui ne pourra jamais revendre ses installations et qui devra dépolluer (à ses frais) le site. En octobre 2009, l’autre coup de massue est venu de l’interdiction de la vente d’alcool. « On a perdu entre 40 et 50 % de notre chiffre d’affaires, raconte Michel*, locataire gérant d’une station Total dans l’Isère. J’ai un salarié qui est parti à la retraite, mais je ne l’ai pas remplacé à cause de cette baisse d’activité. »

Pris à la gorge, ces petits patrons le sont aussi par la complexité des relations qui les unissent aux compagnies pétrolières. Leur degré de liberté varie selon leur statut : propriétaire exploitant ou locataire gérant. Sur 7 500 stations traditionnelles (hors grande distribution), 5 000 appartiennent à des individus et 2 500 aux pétroliers. À la tête de sa station, le propriétaire possède les cuves, les pompes, les murs. Et doit financer les travaux d’aménagement. Il achète le carburant soit sur le marché libre, et choisit alors sa marge, soit auprès d’une compagnie avec laquelle il a négocié un contrat d’exclusivité. Dans ce cas, il perçoit une commission pour chaque litre vendu. Avantage : le commissionnaire n’a pas à avancer les sommes. Avec ses 350 000 litres en cuve, Christian Roux, également propriétaire Total en Charente-Maritime, a près de 400 000 euros de stock !

Dans une station qui tourne bien, avec garage et épicerie, un couple propriétaire ne gagne guère plus de 45 000 euros par an, au prix de douze heures de travail quotidien, six jours sur sept. Mais, s’il veut se retirer, il a un actif à revendre. Pas un locataire gérant. Lui ne possède rien. Il loue le fonds de commerce, l’exploite en SARL et reverse à la marque 9 % de son chiffre d’affaires. Il touche un salaire minimum (1 800 euros brut, selon l’accord interprofessionnel des détaillants en carburant) et une commission à chaque litre vendu, mais moins importante que le propriétaire commissionnaire. Il s’engage pour trois ans renouvelables. « Un long CDD », résume Céline. Si la compagnie décide de ne pas le garder ou s’il préfère changer de métier, le gérant ne perçoit ni indemnité ni assurance chômage. Il n’a pas de mutuelle, ne cotise pas à la Sécurité sociale ni à la Cnav. Il n’a aucun des avantages sociaux (participation, intéressement, accès au comité d’entreprise…) de Total ou d’Esso. Bref, c’est comme s’il était indépendant. Sauf qu’il n’a pas les coudées franches. Le locataire est un « partenaire », pas un employé. Un statut hybride sur lequel ont refusé de s’exprimer les compagnies et l’Union française des industries pétrolières, qui représente pourtant 30 % des acteurs du secteur.

Exemple avec les ventes en boutique, là où les gérants peuvent faire un peu de « gras » pour compenser les pertes d’exploitation. Céline et Michel fixent le prix des aliments et des boissons, mais selon un barème « fortement » conseillé par Total. Pis, ils doivent se fournir auprès d’établissements sélectionnés par la compagnie. En position de force, ces derniers sont loin d’être compétitifs. « Il y a parfois 50 centimes d’écart entre deux cannettes », déplore Céline.

Le locataire gérant est comme un indépendant, sauf qu’il n’a pas les coudées franches

Pour éviter de s’attirer des critiques, Michel a trouvé la parade. Il s’approvisionne chez Metro. « J’augmente ainsi ma marge et diminue mes prix de vente, explique-t-il. Mais il faut accepter de subir des représailles ensuite. » Même pour ranger ses rayons, Céline ne fait pas ce qu’elle veut. Coca à droite, Orangina à gauche… Elle jongle avec les planogrammes, l’idée étant de donner au client l’impression d’être dans la même station quel que soit l’endroit. Et pas question de faire preuve de fantaisie. Le chef de secteur passe tous les mois pour veiller au grain. La jeune femme s’est ainsi vu reprocher le rouge de son présentoir d’accessoires auto, alors qu’il aurait dû être bleu ! Sans compter les visites mystères trois fois par an. « On est supercaissier ! sourit-elle. Je suis comme une salariée sans en avoir les avantages. » La situation frôle parfois l’absurde. Les aménagement de structure sont financés par le pétrolier. Seul hic, ils sont liés à son bon vouloir. Avec un seul WC pour 1 000 clients par jour en été, Céline a demandé la construction d’un second sanitaire. Coût estimé par les entreprises de maintenance travaillant avec Total : 30 000 euros hors taxes ! La compagnie a dit niet. Et Céline, incapable d’affronter des clients excédés, a préféré fermer son unique toilette…

Toute la gestion du fonds de commerce est phagocytée par le prévisionnel établi dans l’année avec le commercial du pétrolier. En cas de perte, Total compense. En cas de bénéfice, c’est 50-50. Toute dépense exceptionnelle doit être justifiée pour être prise en charge. Si le locataire veut augmenter ses salariés ou recruter, il a intérêt à trouver les arguments. Sinon, il devra mettre la main à la poche. Si les « parti sans payer » – remboursés jusqu’à 100 euros par mois – se multiplient, idem. Quant aux vols et aux produits périmés, c’est à la charge du gérant.

Dépressions. Un statut qui bride les meilleures volontés. « On est tous à bout de souffle, confie Michel, qui redoute même des suicides. Beaucoup d’entre nous sont en dépression. » Installé depuis sept ans, cet homme de 42 ans a plus de 50 000 euros de dettes et une vieille voiture. Comme 88 % des gérants, il a divorcé. Son épouse, qui exploitait l’affaire avec lui, n’a plus supporté leur rythme de vie. 60 % des propriétaires ou des locataires ont plus de 55 ans. La retraite va leur offrir une échappatoire. Et permettre aux pétroliers de fermer en douceur leurs stations ou de les remplacer par des automates…

* Les prénoms ont été modifiés.

400 C’est le nombre de stations essence entièrement automatisées.

Les bonnes affaires de la grande distribution

Les indépendants les accusent de casser les prix. En vingt ans, les grandes et les moyennes surfaces sont devenues les poids lourds du secteur. Elles possèdent 39 % des points de vente (soit 4 833 stations) sur 12 333, mais sont deux fois plus rentables. Leur part de marché a atteint 62 % en 2009, contre 20 % en 1985, selon le Comité professionnel de la distribution de carburants. Adossées à un supermarché, les pompes à essence apparaissent comme un prolongement des rayons. Elles écoulent plus de 500 000 litres par mois quand les stations traditionnelles en vendent à peine 230 000. Un effet de volume qui leur permet d’afficher des prix moins élevés. Dans un supermarché, une station génère 20 % de chiffre d’affaires, et 10 % dans un hypermarché. Mis à part Leclerc et Intermarché, les enseignes (Carrefour, Cora, Auchan et Casino), regroupées au sein de l’Union des importateurs indépendants pétroliers, s’approvisionnent chacune auprès de sa centrale d’achats.

À la différence des points de vente Total ou Esso, leurs stations n’ont pas de gérant. Elles appartiennent au directeur du magasin s’il est indépendant. Ou à l’enseigne, s’il est manager salarié. Leurs employés tournent entre la caisse au carburant et celles du supermarché. Beaucoup plus confortable… Certains ex-locataires Total ont pu rebondir chez Carrefour ou ailleurs. Quand Esso a cédé ses stations autoroutières l’an passé à Elior, nombreux sont les gérants à avoir changé de statut.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi

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