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Enquête

Les Opca, des machines sans pilote

Enquête | publié le : 01.01.2011 | Stéphane Béchaux

Dépositaires de grosses sommes d’argent, les organismes paritaires collecteurs de fonds de la formation ne brillent pas par leur transparence. Leur mode de gestion favorise les dérives et conforte les inégalités entre les entreprises.

Du vol ! Dans le petit milieu de la formation professionnelle, on ne décolère pas contre la décision du gouvernement de ponctionner 300 millions d’euros dans les caisses du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP). Un organisme tout neuf, largement alimenté par les contributions obligatoires des entreprises et leurs collecteurs (Opca), qui vise à former les salariés faiblement qualifiés ou victimes de la crise économique.

« C’est un braquage ! On le vit d’autant plus mal que le gouvernement est bien content de nous trouver pour monter des dispositifs destinés aux salariés les plus fragiles », râle le directeur d’un très gros Opca. Exact. Sans leur concours, les pouvoirs publics auraient été bien incapables de mettre en musique les conventions de reclassement personnalisé (CRP) et les contrats de transition professionnelle (CTP). Deux outils antichômage loués par Nicolas Sarkozy lors de son show télévisé de la mi-novembre.

Cette première louche de soupe à la grimace en appelle pourtant d’autres. Car l’État lorgne de plus en plus ce fromage très alléchant : les Opca ont collecté 6,2 milliards d’euros en 2009 au titre des différents dispositifs (plan de formation, professionnalisation, congés individuels de formation). La loi du 24 novembre 2009 leur impose ainsi designer avec l’État des « conventions triennales d’objectifs et de moyens ». De quoi permettre à l’administration de mettre le nez dans leur gestion et leurs actions. Et ce n’est pas tout. D’ici à la fin de l’année, tous les collecteurs devront avoir obtenu un nouvel agrément. Montant minimal de collecte (100 millions d’euros), maillage territorial, transparence financière, mode de gouvernance… Les critères, très contraignants, devraient conduire à une mégafusion d’Opca.

Prompts à dénoncer l’immixtion de l’État dans leurs affaires, les partenaires sociaux seraient plus crédibles si leur gestion paritaire des fonds s’avérait exemplaire. On en est loin. Siégeant àparité au sein des conseils d’administration des Opca, syndicalistes et patrons sont censés y mettre en œuvre les grandes orientations décidées dans les branches. Pour peu qu’il y en ait. « Ça fonctionne très mal. Même dans les secteurs les mieux outillés. Prenez le BTP. Cette branche a depuis très longtemps une vraie culture de la formation. Et pourtant elle n’a pas su anticiper les mutations techniques dues aux contraintes environnementales. Résultat, certaines entreprises forment aujourd’hui leurs troupes en Allemagne », observe, à la DGEFP, un fin connaisseur du milieu.

En l’absence de pilotage sectoriel, inutile de compter sur l’étage inférieur, celui des Opca, pour pallier les manques. Sigles, dispositifs, tuyauteries financières…, les administrateurs se noient dans l’effroyable complexité des systèmes. « Pour être correctement gérés, les Opca doivent être administrés par des dirigeants issus de l’activité, à l’écoute des besoins des entreprises dans les territoires. Or leur système comptable, obsolète, ne permet pas aux partenaires sociaux de prendre aisément des décisions éclairées. Ce qui renforce le poids des techniciens. La publication des comptes et des bilans d’activité devrait contribuer à l’objectif de transparence et de qualité », décrypte Philippe Dole, de l’Inspection générale des affaires sociales. Cette gouvernance boiteuse est reconnue, sous couvert d’anonymat, par les directeurs d’Opca. « Un bon administrateur doit être à la fois initié, investi et vif. Côté patronal, on s’en sort car certains traitent aussi le sujet dans leur entreprise. Côté syndical, les carences sont parfois criantes », confie un patron d’Opca. « Oui, les techniciens prennent souvent le pouvoir. Mais quand les administrateurs sont défaillants, il faut bien que quelqu’un gère les fonds ! » abonde un autre.

Ce déficit de pilotage fait des heureux. Parmi les dirigeants d’entreprise. « Si la branche n’est pas capable de définir des priorités, la technostructure le fait. Et la priorité, ça peut être… les petits copains. On voit fréquemment des syndicats patronaux, surinvestis dans les conseils d’administration, rafler l’essentiel des fonds au détriment des autres employeurs », confie un haut fonctionnaire de la DGEFP.

Certains dirigeants savent ainsi parfaitement tirer profit des dispositifs. À l’instar de Christian Leroy, ex-DRH de Flunch, un temps administrateur du Fafih. Pendant de nombreuses années, il a multiplié les formations diplômantes parmi ses troupes : des certificats de qualification professionnelle (CQP) intégralement délivrés en interne via l’école de formation maison – des restaurants, en l’occurrence. « Flunch y trouvait un vrai intérêt financier. Un salarié lambda qui ramasse des plateaux coûte grosso modo le smic horaire. Mais nettement moins s’il les ramasse dans le cadre de sa formation ! » explique un délégué syndical de l’enseigne. Une politique mise en veille, l’école Flunch ayant perdu son agrément.

Du côté des Opca, on ne contrôle pas le sérieux des organismes de formation ni la qualité de leurs prestations. La tâche, immense, ne relève pas de leurs attributions. Les collecteurs s’en tiennent à rembourser les frais engagés par les entreprises ou à payer directement les prestataires. Dans les flux financiers, impossible de déceler les petits arrangements – surfacturations, rétrocommissions, attestations bidon – conclus entre patrons malhonnêtes et organismes véreux. « Dans tout système impliquant un tiers payant, il y a des magouilles. Les Opca paient sur pièces, sur simple présentation d’unefacture et d’une feuille d’émargement », explique un contrôleur du ministère du Travail. Des arnaques rencontrées principalement dans les secteurs de l’hôtellerie-restauration, de l’informatique et des services, des entreprises en réseau du type franchises.

Histoire de limiter les dérives, certaines branches se sont organisées pour garder le contrôle de tout ou partie de leur appareil de formation. La métallurgie, le travail temporaire ou les transports – épinglés par la Cour des comptes en 2008 – disposent ainsi de leur propre réseau d’écoles et d’organismes de formation. De quoi agacer certains acteurs du marché, qui crient à la distorsion de concurrence au bénéfice des organismes logés dans le giron patronal. Ainsi de Formaprisme, le centre de formation du Prisme, qui bénéficie de l’appui de la fédération patronale de l’intérim. Mais aussi, dans l’industrie hôtelière, d’Umih Formation, présidée par Michel Bédu, par ailleurs vice-président du… Fafih.

De ces problèmes de mauvaise gouvernance découle une utilisation très imparfaite des sommes collectées. « Voilà quarante ans que les partenaires sociaux gèrent la moitié des dépenses de formation des entreprises. Et on en est encore à constater qu’il y a d’énormes inégalités d’accès à la formation, au détriment de ceux qui en ont le plus besoin. C’est quand même embêtant, non ? Il y a une complicité totale entre les partenaires sociaux dans les Opca, car ils vivent dessus », assène un très grand connaisseur, membre du Conseil national de la formation professionnelle tout au long de la vie. Au titre du plan de formation, la mutualisation est proche de zéro. Les entreprises de moins de 10 salariés, qui versent 0,4 % de leur masse salariale, le font le plus souvent à fonds perdus, sans développer la moindre réflexion. « Pour les TPE, il apparaît très difficile de financer des projets de formation avec des contributions de l’ordre de 150 euros par an », justifie Christophe Brisset, délégué général de Formapap (industrie papetière). Pour les employeurs de plus de 10 salariés, pas davantage de pot commun pour mélanger les enveloppes « plan de formation ».

Car les Opca logent leur argent dans des sous-comptes à leur nom, avec droit de tirage. Le prix à payer pour attirer les entreprises qui n’ont aucune obligation d’en passer par un Opca pour dépenser leur budget (0,9 % minimum). « Quand un groupe verse volontairement 1 million d’euros chez vous, il en veut pour son argent. Et, tant qu’à faire, il exige de récupérer plus que sa mise », admet le directeur d’un Opca du commerce. Du rab glané, par exemple, dans l’assiette des PME de 10 à 50 salariés qui ne dépensent pas toutes intégralement leurs sous. Une mutualisation à l’envers qui vit ses derniers jours. L’an prochain, pour la première fois, les entreprises de 10 à 50 salariés bénéficieront, comme les TPE, d’une enveloppe non fongible.

Autre grosse enveloppe, celle dédiée à la « professionnalisation », qui finance les contrats de professionnalisation, les périodes de professionnalisation et les DIF. Un seul pot, cette fois-ci, dans lequel toutes les entreprises sont priées de verser leur écot (0,5 % pour les plus de 20 salariés, 0,15 % pour les autres). Dans la foulée de la loi de 2004, on notait des signes encourageants de mutualisation. Au bénéfice des petites entreprises qui recrutaient des jeunes en alternance au-delà de leurs seules contributions. Cinq ans plus tard, patatras ! Les grandes entreprises ont récupéré l’essentiel de leur dû. En usant et abusant des « périodes de professionnalisation », théoriquement réservées aux salariés dont l’emploi est menacé. « Voilà deux ans, notre direction a fait financer la totalité des formations par l’Opcaim en les transformant en périodes de professionnalisation. On y a mis le holà quand on s’en est rendu compte », témoigne un syndicaliste de Thomson Grass Valley.

L’exemple n’est pas isolé. « Toutes les grandes entreprises ont des spécialistes de la formation qui savent parfaitement comment remplir les feuilles pour récupérer le maximum de fonds des Opca. Ceux-ci n’ont aucun moyen de contrôle efficace. Et ils n’en ont pas toujours l’envie », assure le délégué syndical central d’un grand groupe industriel. Autre combine bien connue des « chasseurs de primes », le détournement du DIF. « Des entreprises incitent leurs salariés à utiliser leur droit individuel pour des stages qui devraient relever du plan de formation. Comme ça, c’est l’Opca qui paie, pas elles ! » constate le président d’un collecteur du tertiaire. « En matière d’illettrisme, d’alternance, d’accompagnement et de conseil, les Opca font de bonnes choses. Mais les pépites sont-elles à la hauteur de l’énormité de la machine ? Y a-t-il une juste proportion entre lesrésultats obtenus et l’appareil mobilisé ? On peut vraiment en douter », conclut l’un des auteurs des lois de 2004 et 2009. Seule certitude, certains savent parfai­tementtirer profit de la complexité du système.

Catherine Geoffroy, 32 ans.

« En colère et très frustrée ! » Catherine vient d’essuyer un refus du Fongecif Ile-de-France. Elle ne pourra pas se faire financer son BTS en gestion et protection de la nature. Son dossier n’est pas prioritaire. « On nous rebat les oreilles du droit à la formation des salariés. Ma société cotise. Et puis rien. » Pourtant, Catherine avait le sentiment d’avoir pris les devants. En congé parental depuis bientôt trois ans, elle avait réalisé un bilan de compétences et construit un dossier solide. « Pas une demande farfelue. J’ai besoin d’avancer. Je sais que je ne retrouverai pas mon poste. Et ma société ne prendra jamais la décision de me former pour me permettre d’évoluer. En cinq ans, j’ai eu trois jours de formation pour apprendre à gérer les clients difficiles au téléphone. Le CIF, c’était l’occasion de rebondir et de remettre mes neurones en marche. »

Thibaut Drouet, 24 ans.

L’école, ce n’était pas trop son truc. Après avoir tâtonné à l’issue de sa troisième, Thibaut a opté pour un BTS Aménagements-finitions au lycée des métiers du bâtiment de Felletin (Creuse) en alternance. « J’avais découvert les métiers du bâtiment dans des boulots d’été et ça m’a plu. L’alternance, c’est un supersystème. Je le recommande à mes copains qui en ont marre de l’école. » Cette année, Thibaut doit repasser quelques matières pour décrocher son BTS. Trop « vieux » pour poursuivre avec un contrat d’apprentissage, il a basculé en formation professionnelle « adulte » avec Pôle emploi pour faire un CAP d’installateur sanitaire.

Jacques Delors, père de la loi de 1971 sur la formation professionnelle
“Il faudrait réinventer la gouvernance du système de formation”

Quels étaient, en 1971, les enjeux de la loi sur la formation professionnelle, dont vous êtes l’un des principaux auteurs ?

Tout d’abord, améliorer le dialogue social en incitant les partenaires sociaux à négocier. Sur la base de leur accord, nous avons promulgué une loi avec trois finalités : lutter contre les inégalités des chances dans l’accès àl’emploi, rendre les travailleurs capables d’affronter les mutations économiques et améliorer la rentabilité et l’efficacité des entreprises. Quarante ans plus tard, je constate que les deux premiers enjeux sont toujours là. Et que le troisième, lui, a donné des résultats probants, à poursuivre d’ailleurs.

Les difficultés d’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi préexistaient donc au chômage de masse…

C’était même notre premier objectif que de faciliter l’évo­lution professionnelle des jeunes. Beaucoup d’adolescents sortaient du système scolaire sans qualification, sans aucun projet professionnel, sans le bagage nécessaire pour se lancer dans la vie active. Pour les hommes, le service militaire jouait heureusement un grand rôle dans la qualification et l’orientation professionnelles. Il comblait un vide qui est réapparu depuis. Si on m’avait dit, en 1971, que des dizaines de milliers de jeunes décrocheurs quitteraient, en 2011, l’école aussi démunis, je ne l’aurais pas cru. J’espérais, notamment, que l’Éducation nationale allait s’inspirer de l’esprit de la formation continue, fondée sur le face-à-face, l’individualisation des parcours et l’accompagnement. L’espoir a été déçu.

Anticipiez-vous les formidables mutations qu’allait vivre le monde du travail ?

On les pressentait. Après les « golden sixties », les menaces de désindustrialisation et de déqualification pointaient déjà. La loi ambitionnait de traiter la question des reconversions pro­fessionnelles. Il s’agissait d’aider les travailleurs soit à se former pour suivre les évolutions des méthodes de production de leur entreprise, soit à changer de métier ou de fonction. Le texte créait ainsi un droit à la formation permanente en fixant des modalités de financement.

La loi de 1971 prévoyait que l’obligationdedépenses passe, en cinq ans, de 0,8 % à 2 %. Un taux qui n’a jamais été atteint. Faut-il supprimer cette obligation ?

Dans les faits, les entreprises dépensent en moyenne 2,9 % de leur masse salariale pour former leur personnel. La loi les a donc indiscutablement stimulées. Et c’est tant mieux ! Cette cotisation a été conçue comme une incitation à faire soi-même, non pas comme une obligation à verser paresseusement à un organisme extérieur. La contribution a néanmoins toujours sa raison d’être. Car, en France, les relations sociales sont ainsi faites qu’il ne se passe pas grand-chose sans l’aiguillon des pouvoirs publics. Il faut inciter les employeurs, surtout dans les petites structures, à investir dans la formation. Il en va de la productivité et de la compéti­tivité des entreprises et de la sécurité de l’emploi.

L’État ne peut donc pas faire confiance aux partenaires sociaux pour gérer seuls le système de formation…

Dans les entreprises, la mayonnaise n’a pas pris. Les CE ne jouent pas le rôle attendu, même s’il y a des exceptions brillantes. Il faudrait réinventer la gouvernance d’ensemble, avec un directoire fort et un conseil rassemblant les partenaires sociaux et les régions. En d’autres termes, il manque depuis quelques années un pilote dans l’avion.

Reconnaissez-vous aujourd’huilesystèmequevous avez contribué à créer ?

Je salue les efforts entrepris pour faire évoluer les dispositifs et s’adapter au chômage de masse et à la mondialisation des économies. Mais le système est devenu trop complexe, il s’est progressivement transformé en usine à gaz. Il est urgent de simplifier et de décentraliser. Gouverner aujourd’hui, c’est être inventeur de simplicité.

Propos recueillis par S.B. et A.-C.G.

Auteur

  • Stéphane Béchaux