Le fabricant de tuiles et de briques s’attache à passer la crise et à préparer la reprise en conservant sa cohésion. Un impératif pour son patron, qui mise sur la formation, la mobilité, l’adaptation des rythmes de production, le dialogue social…
Pas touche au contrat social ! Hervé Gastinel, le P-DG de Terreal, y tient comme à la prunelle de sesyeux. Nommé en 2000 à la tête du fabricant de tuiles et de briques en terre cuite, le jeune patron a vécu comme un traumatisme la première grève de Terreal en 2005. Six jours de blocus pour les 14 sites français. À l’époque, les fonds d’investissement Eurazeo et Carlyle avaient réalisé une culbute extraordinaire en revendant la société à l’actuel actionnaire, LBO France, un autre fonds d’investissement. Acheté 400 millions d’euros en 2003, Terreal est cédé 860 millions d’euros deux ans plus tard. La réaction des 1 700 salariés français a été à la mesure des profits engrangés. « On voulait aussi notre part du gâteau », explique Bernard Gire, le délégué syndical central FO. Résultat : les salariés ont obtenu 500 euros de prime et un accord d’épargne salariale.
Depuis, Hervé Gastinel et son DRH, Stéphane Fayol, surveillent le climat social comme le lait sur le feu. Quand d’autres sociétés ratiboisent leurs équipes RH, ils choisissent au contraire de construire un réseau maillé de responsables des ressources humaines sur le terrain. Sous ses airs de technocrate réservé – il a commencé sa carrière à l’Inspection des finances –, ce patron quadragénaire cultive sciemment le paternalisme de ses prédécesseurs, trois familles qui possédaient, il y a vingt ans, les usines de Terreal (voir encadré p. 46). Remise de médaille du travail, cérémonie des vœux, « il se plie avec plaisir à ces exercices », relève Stéphane Fayol. Aujourd’hui, tout l’enjeu pour ce multidiplômé (Sciences po, Essec, ENA, sans oublier le DESS 203 de Dauphine, vivier des traders français) est de protéger la cohésion sociale malmenée par la crise.
Quatorze accords sur le temps de travail en 2009 pour le seul pôle sud de Terreal, soit 3 usines, sur les 14 que compte le groupe en France ! Pour passer la crise et absorber les baisses d’activité, Terreal a beaucoup misé sur l’adaptation du temps de travail. Tous les salariés des sites de production ou presque vivent sous ce régime depuis deux ans. « 2 × 7, 3 × 8, 5 × 8, à Roumazières-Loubert [Charente], nous avons tous les rythmes de travail qui existent sur le marché », souligne Jean-Philippe Beiller, représentant FO sur ce site. Le plus gros site de production de Terreal, avec 600 salariés, a également recouru aux transferts de personnel d’une unité à l’autre. « Ça n’a pas été évident, se souvient David Négrier, le DRH du site. Bien que travaillant dans la même usine, certains salariés ne connaissaient pas les équipes des autres lignes de production ; chacun avait sa culture. »
Plus au sud, à Colomiers (Haute-Garonne) et Lasbordes (Aude), ce sont les quatre lignes de production qui ont été ralenties. « Alors que nous avions toujours 10 % de l’effectif en intérim pour répondre à la croissance de l’activité, nous sommes descendus à zéro au plus fort de la crise », ajoute Patrick Leblans, directeur des deux usines. Résultat, l’entreprise peut se vanter de ne pas avoir licencié ni fait appel au chômage partiel ces derniers mois.
Reste que les salariés sont pressés d’en finir avec ces rythmes erratiques. « Depuis avril, on travaille quatre jours pour deux jours de repos. Cette cadence est usante. Les collègues sont fatigués, explique Sliman Malem, délégué syndical CGT à Bavent, dans le Calvados. Si, en décembre, la direction ne revient pas sur ce rythme, la CGT ne signera pas le nouvel accord. Et si une autre organisation syndicale signe, nous le dénoncerons », prévient le délégué CGT. « Nous sommes en train de sortir d’une crise d’une violence exceptionnelle, concède Stéphane Fayol. Petit à petit, nous allons retrouver lesrégimes de travail classiques, comme à Saint-Martin-Lalande (Aude) dès janvier. En 2011, nous devrons pourtant rester vigilants et garder une capacité de flexibilité. »
Un ras-le-bol qui s’explique aussi par le fait que les efforts demandés n’ont pas seulement touché le quotidien des salariés. Leur portefeuille en a aussi fait les frais. Conséquence directe de la baisse d’activité, la participation et l’intéressement ont disparu depuis 2008. « Cela représente deux mois de salaire par an. Pour les familles, c’est un manque à gagner important », pointe Sliman Malem. Le dernier accord NAO a prévu 1,6 % d’augmentation générale en 2010 pour les ouvriers, techniciens et agents de maîtrise. « Nous avons essayé d’obtenir un peu de pouvoir d’achat, explique Bernard Gire, chez FO. En plus de cette augmentation générale, Terreal prend désormais en charge une partie de la journée de solidarité et participe plus à la mutuelle des salariés. »
Avec la crise, Terreal est devenu un très gros consommateur de fonds de la formation professionnelle ! Sans compter qu’il consacre 5 % de sa masse salariale à la formation chaque année. En 2009, 45 000 heures de formation ont été dispensées, tous dispositifs confondus. Sur les 1 700 collaborateurs de l’entreprise, 1 300 en ont profité. « Au plus fort de la crise, pour pallier la sous-activité, nous avons privilégié les périodes de professionnalisation, explique David Négrier, à Roumazières. Sur le site, les salariés ont suivi dix jours de formation consacrés à la connaissance de leur environnement de travail. » À Bavent, la centaine de salariés du site normand a suivi six mille heures de formation en période de professionnalisation en 2010. « Cela représente en moyenne trois semaines de formation par salarié sur un an », précise Cyril Cruveillier, le responsable RH. « En transférant de l’usine de Chagny en Saône-et-Loire l’ensemble de la production de tuiles plates, nous avons modifié les méthodes de fabrication. Concrètement, 50 % de la gamme de produits a changé, ajoute le directeur du site, Jean-Luc Regnier. Nous avons réalisé un saut technologique pour la coloration des tuiles désormais assistée par ordinateur. La formation était importante pour franchir ce cap. »
Dans l’est et le sud de la France, c’est pour accompagner la montée en charge de deux nouvelles usines que les salariés ont été formés en masse. « Quand je suis arrivée l’an dernier, il y avait des départs en formation chaque semaine, se souvient Claire Borey, la responsable RH des usines de Chagny, en Saône-et-Loire. Sur la centaine de salariés, la moitié a suivi une période de professionnalisation qui pouvait aller jusqu’à trois cents heures. C’est en maintenance que les efforts ont été les plus importants. » Et Stéphane Fayol de conclure : « Nous sommes aujourd’hui prêts pour la reprise, avec des compétences renforcée. »
Depuis 2008, Terreal dispose d’un accord de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. « Pas pour répondre à l’obligation légale, précise Stéphane Fayol, mais bien pour accompagner les projets de développement. » En plus de la formation, l’entreprise cherche à développer la mobilité de ses troupes. Dans tous les sites de production, les offres d’emploi sont affichées en interne. « Avant, ça ne se faisait que marginalement. Les sites vivaient plus cloisonnés », ajoute le DRH. L’accord prévoit des aides (visite de site, recherche de logement, période de rétractation…) pour inciter les salariés à bouger. Cyril Faure est l’un des premiers à avoir bénéficié de cet accord déployé depuis 2009. Technicien qualité à Revel (Haute-Garonne), il a accepté de venir à Roumazières, en Charente. « Je suis aujourd’hui technicien qualité référent système, explique le jeune homme. À Revel, le site emploie 60 personnes. Ici, c’est une autre dimension ! Je me déplace dans les trois sites de la région. »
Pour favoriser la mobilité fonctionnelle et géographique, Terreal dispose également de deux écoles internes : l’école de maîtrise, qui permet aux Etam de décrocher un certificat de qualification professionnelle (il en existe une quinzaine), et le campus management, qui s’adresse spécifiquement aux managers. En 2009, sur 138 mobilités, 54 ont été géographiques. « La vraie surprise, c’est que 41ouvriers et techniciens ont souhaité s’inscrire dans des mouvements et seulement 13 cadres, pointe Stéphane Fayol. L’effet massif de 2009 ne s’est pas reproduit cette année, et sera sans doute moins spectaculaire les années suivantes. C’est une mutation culturelle qui s’est engagée et cela s’inscrit inéluctablement sur la durée. » Les organisations syndicales sont moins enthousiastes, malgré les chiffres avancés par le DRH. « Nous sommes bloqués par le système de classification de la branche, et la GPEC ne gomme pas les effets pervers. Avant, on pouvait grimper tout au long de sa carrière. Maintenant, si on ne change pas de métier, on n’a pas d’évolution professionnelle », râle Bernard Gire.
Charles-André Glangedas est tombé dans la terre cuite tout petit. Ancien patron d’une tuilerie charentaise héritée de son père, il travaille depuis treize ans pour Terreal. Il est spécialiste du processus industriel. « C’est quelqu’un de très important pour nous, confie David Négrier, le responsable RH. Il connaît comme personne le fonctionnement de nos lignes de production et maîtrise parfaitement les fours qui se règlent au degré près. » Depuis fin octobre, il transmet ses savoirs. « Mon rêve, c’était de devenir prof de maths. Je n’en ai pas eu l’occasion. Maintenant, je peux enseigner ce que je sais. À 60 ans, je ne me vois pas arrêter. Si l’entreprise veut encore de moi, je continue », assure Charles-André Glangedas.
Terreal, comme beaucoup d’entreprises, doit faire face au départ des baby-boomers dans les prochaines années. Sur certains sites historiques, la moyenne d’âge des salariés est élevée. À Roumazières, elle est de 42 ans. En 2009, l’entreprise a signé un accord sur les seniors qui n’est pas encore complètement déployé. Il l’accord sera mis en place en 2011 Colomiers et à Lasbordes.
À Bavent et aux Mureaux (Yvelines), l’équipe RH est en train d’identifier des référents métiers, chargés de partager leurs connaissances. « Deux ou trois personnes sont sur les rangs. Le référent métier bénéficie d’une gratification financière et d’une évolution dans sa classification », indique Cyril Cruveillier, responsable RH du pôle tuile nord. Parallèlement, l’accord seniors prévoit d’accompagner les salariés les plus proches du départ à la retraite. La démarche, baptisée TSE (pour transfert des savoirs de l’expérience), a aussi pour objectif de recueillir les savoir-faire. « Le TSE d’un technicien de maintenance a été réalisé aux Mureaux, reprend Cyril Cruveillier. Un consultant assiste le salarié dans la formalisation de ses savoirs. »
Deux fois plus de réunions du CCE en temps de crise ! Stéphane Fayol n’a pas lésiné sur l’information des élus pour expliquer les décisions prises. Il a aussi poursuivi la négociation d’accords d’entreprise. Risques psychosociaux, jeunes, handicap sont aujourd’hui au programme. En partie pour répondre aux obligations légales. « Nous avons été sur la liste publiée par le ministère pendant un mois. Pas en rouge, mais en orange car nous avions engagé des démarches précises, précise Stéphane Fayol. Pour une grosse PME comme la nôtre, nous avons trouvé le procédé très lourd. » Désormais, un observatoire a été mis en place à l’échelle nationale avec la participation des organisations syndicales et de salariés de différents métiers. Sur les sites, un travail de repérage et d’évaluation des risques psychosociaux a été réalisé au début de l’automne. L’observatoire vient d’éplucher, fin novembre, les résultats. « Nous les présenterons dans les CHSCT en fin d’année pour la mise à jour des documents uniques et la proposition des plans d’actions », explique Stéphane Fayol.
Cette intense activité de négociation n’a pas empêché les crispations sur certains sites. Notamment à l’usine de Chagny, qui a bénéficié d’un investissement de 85 millions d’euros il y a un peu plus d’un an. « La direction la présente comme l’usine idéale, raconte Patrice Mazeau, secrétaire FO du CE de Chagny. Les salariés ont un regard plus critique. 20 % des produits partent au rebus. Pour nous, c’est un vrai gâchis », pointe l’élu, qui rappelle constamment à la direction ses obligations légales. Il réclame ainsi la désignation d’un expert-comptable pour le site. « C’est dans le Code du travail. Les comités d’entreprise de chaque site ont droit à l’accompagnement d’un expert-comptable », insiste Patrice Mazeau. Jusqu’ici, seul le CCE se faisait accompagner par le cabinet Secafi. L’affaire est passée en justice en novembre et le tribunal de Chalons-sur-Saône a donné raison au CE.
L’élu FO se bat aussi pour la prise en compte des temps d’habillage et une compensation en temps de repos. Des revendications qui agacent le siège. « Nous n’avons pas de permanents syndicaux chez Terreal. Les équipes sont jeunes et nous apprenons ensemble à construire le rapport social. Je reste ouvert au dialogue et chacun le sait », indique le DRH. Les prochaines élections professionnelles auront lieu en 2011 chez Terreal. L’occasion de voir si l’esprit revendicatif des élus FO bourguignons s’est propagé aux autres sites du groupe.
L’histoire de Terreal a pris racine il y a plus de cent ans. L’entreprise actuelle est issue de la fusion de trois sociétés familiales. Détenues, au Nord, par la famille Lambert, à l’Ouest, par la famille Maury-Laribière, et au Sud par les frères Guiraud.
1990
Ces différentes sociétés passent aux mains du groupe Poliet.
1996
Poliet lui-même est racheté par Saint-Gobain. Terreal naît en 2000 dans le giron du groupe industriel par fusion des trois sociétés.
2003
Le processus d’unification des statuts des salariés réalisé, Saint-Gobain se sépare de Terreal au profit des fonds d’investissement Carlyle et Eurazeo.
2005
LBO France devient propriétaire de Terreal.
Une grosse moitié de l’effectif est en France
Le groupe, présent aussi en Italie, en Espagne, aux États-Unis et en Asie, emploie 3 000 salariés.
Dans notre secteur, lesmarchés ont été très affectés. Depuis 2007, le marché de la construction neuve a chuté de 30 % en France. Pour une industrie comme la nôtre, avec des frais fixes lourds, nous avons dû trouver des ajustements en jouant sur la formation, la mobilité géographique et fonctionnelle, l’organisation du travail. Nous avons adapté les rythmes de production au plus serré. À ce jour, nous n’avons pas de plan social ni de chômage partiel à déclarer. Dans le secteur, nous sommes l’entreprise qui a été la moins pénalisante pour l’emploi.
Nous avons voulu préserver au maximum la cohésion sociale de l’entreprise en acceptant de rogner sur nos marges. Le recours au chômage partiel aurait été un mauvais calcul. Il est difficile de remotiver les salariés après des périodes d’arrêt. Nous avons opté pour des régimes de travail plus contraignants, notamment pour les temps de repos. Mais ce type de choix ne peut être pérennisé. La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui l’activité repart. Nous pouvons commencer à assouplir les contraintes. À Saint-Martin-Lalande, dans l’Aude, par exemple, nous revenons au rythme de travail habituel en 5 × 8 à partir du 1er janvier. Des accords sont en cours de négociation sur les autres sites du groupe pour s’adapter à des situations encore très contrastées.
LBO France nous a soutenus tout au long de cette période difficile. Nous avons une feuille de route avec des objectifs financiers, mais la mise en œuvre nous est complètement déléguée. Nous bénéficions d’une véritable autonomie. Notre chance est de disposer d’une équipe managériale extrêmement stable qui a connu toutes les phases du cycle depuis dix ans.
Nous avons senti que nos salariés étaient préoccupés par ce sujet d’enjeu national. Cet écho fort dénote une situation de malaise sociétal et, chez nous, c’est arrivé après de longs mois de fatigue. Le gouvernement ne nous facilite pas la tâche en nous renvoyant la négociation sur la pénibilité alors que nous sommes encore fragilisés par la crise.
Il me paraît difficile de définir précisément la pénibilité au travail. Cette question, telle quelle est posée, risque de provoquer des débats qui peuvent opposer, diviser et alimenter un climat de défiance alors même que nous avons besoin de sérénité. Nous avons en 2011 beaucoup de sujets à négocier, comme le handicap, les NAO, la renégociation d’un accord sur l’intéressement et la participation. Je continue de croire en la vertu du dialogue social, mais cette nouvelle obligation relative à la pénibilité ne va pas simplifier les choses.
La décision d’annualiser les charges sociales sur les bas salaires, l’augmentation de 0,1 % des cotisations AT-MP, la hausse de 4 % à 6 % de la contribution patronale sur l’épargne salariale ne sont pas des bonnes nouvelles. Mais c’est nécessaire vu l’état de surendettement du pays. Il est important de répartir la charge des efforts.
Il y a un an, le message du gouvernement était d’investir dans l’énergie solaire. Nous avons ainsi créé Terreal Solaire, ouvert des réseaux de distribution, formé des poseurs, constitué des équipes, développé une offre de produits. Or l’État vient de changer les règles du jeu. Je ne pense pas que ce soit opportun, d’autant plus que la filière solaire n’est pas encore structurée. Aujourd’hui, beaucoup de particuliers annulent ou suspendent leurs commandes. Heureusement, Terreal n’est pas dépendant du solaire et devrait pouvoir faire face à ce nouveau défi.
Propos recueillis par Sandrine Foulon et Anne-Cécile Geoffroy
HERVE GASTINEL
44 ans.
Diplômé de l’ENA, de Sciences po Paris, de l’Essec et du DESS 203 de Dauphine.
1996
Détaché à la Commission des opérations de Bourse.
1998
Directeur du plan et de la stratégie de Saint-Gobain.
2000
Directeur général puis P-DG de Terreal.