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“Passer à une gestion négociée de l’organisation du travail ”

Actu | Entretien | publié le : 01.12.2010 | Éric Béal

Rejetant le discours de la « souffrance », le consultant estime que la façon dont l’organisation équipe les salariés pour faire face aux tensions est un point central.

À la lecture de votre dernier livre, Ce qui tue le travail, on a le sentiment que vous avez écrit sous le coup de la colère.

En effet. Après un certain nombre d’années en tant qu’expert pour les comités d’entreprise, j’ai réalisé que mon travail était inutile. Il y a une trop grande différence entre les discours qui prônent la défense de l’emploi ou se penchent sur le « malaise des salariés » et ce que je percevais des réalités du terrain. Je ne me reconnais pas dans le discours sur la souffrance au travail. Il alimente une doxa de l’indignation, une vision misérabiliste du travail. Certes, ce qui tue le travail, c’est souvent une gestion sans âme des processus de production. Mais c’est aussi ne voir le travail que sous le seul angle de la « question sociale », alors qu’il est aussi enjeu de compétitivité économique et de cohésion sociétale.

Que reprochez-vous à la gestion des entreprises ?

Ces dernières années, on a privilégié une gestion à distance qui encourage les approches quantitatives. Les tableaux de bord et autres outils utilisés par les managers réduisent le réel et imposent une logique chiffrée, déconnectée de la réalité des activités. Résultat, les entreprises ne savent pas gérer la coopération entre leurs salariés. Celle-ci est fondée sur le management et la bonne volonté. Or cela ne suffit pas. Les managers sont souvent paralysés par les oukases de la direction générale. Et l’on n’accorde pas l’importance qu’il faudrait à la gestion de proximité.

L’expression « donner du sens » est souvent employée par les managers ou les consultants. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas en communiquant sur les objectifs mais en les discutant que l’on favorise leur appropriation. L’activité est de moins en moins régie par l’organisation taylorienne du travail et de plus en plus par une relation de service. Elle est faite d’interactions entre managers, salariés et clients ou usagers. Le problème revient alors à savoir comment l’organisation équipe les individus pour leur permettre de faire face aux tensions et aux situations nouvelles qu’ils ne cessent de rencontrer, tout en atteignant des objectifs réalistes. Les entreprises prennent rarement en compte l’ensemble de ces conditions de la compétence.

La responsabilité de l’organisation du travail sur les phénomènes de stress commence à être reconnue. Est-ce suffisant à vos yeux ?

Certes, le discours évolue, mais les entreprises ignorent toujours autant les métiers et les processus de travail de leurs collaborateurs. Le cas du Technocentre de Renault est significatif. Chaque salarié contribue à un nombre croissant de projets mais se sent de moins en moins appartenir à un petit groupe où se discute au quotidien le travail. Et puis, il y a le problème du management. En France, le commandement est encore assimilé à sa version militaire, avec l’intendance qui suit. Ce positionnement rend invisible ce qui fait le travail réel et les tensions subies par les niveaux intermédiaires. Nos organisations fonctionnent du haut vers le bas, il leur faut apprendre à organiser les remontées du bas vers le haut. Cela éviterait bien des dysfonctionnements…

L’État doit-il s’intéresser au travail ?

Il s’y intéresse, mais mal. Les décideurs politiques n’ont d’yeux que pour le nombre de chômeurs et ignorent la transformation structurelle du travail dans une économie servicielle et d’innovation. La gauche a privilégié la réduction administrée du temps de travail, la droite le salaire variable et l’assouplissement du Code du travail. Mais les responsables politiques finissent toujours par prendre le dessus sur les partenaires sociaux et par imposer une solution législative. Finalement, le dialogue social perd toute possibilité de peser sur les enjeux de l’organisation du travail au plus près du terrain.

Quelle politique appelez-vous de vos vœux ?

Au lieu de solutions imposées d’en haut, l’État devrait fixer des objectifs globaux et laisser les acteurs sociaux s’organiser par secteurs d’activité et par domaines sociétaux. Plutôt que de croire que l’on va agir sur le taux de chômage en incitant les entreprises, les responsables politiques devraient envisager l’inverse : valoriser les expérimentations qui généreront de l’emploi durable et de qualité. Au niveau de l’État, dans les entreprises ou dans les services publics, il nous faudrait passer d’une gestion sociale de l’emploi – qui ignore l’organisation du travail – à une gestion négociée de l’organisation du travail, entendue comme les conditions collectives de la compétence des individus au travail.

FRANCIS GINSBOURGER

57 ans.

PARCOURS

Docteur en sciences économiques, chercheur associé au Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris et consultant indépendant. Il intervient dans les organisations publiques ou privées, à la demande conjointe des directions et des représentants du personnel.

Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Ce qui tue le travail (éd. Michalon, 2010), Des services publics face aux violences (Éd. de l’Anact, 2008), La Gestion contre l’entreprise (éd. La Découverte, 1998).

Auteur

  • Éric Béal