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Vie des entreprises

Cachez ce voile que l’entreprise ne saurait voir

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 01.11.2010 | Anne Fairise

Le sujet du port de signes religieux reste tabou dans les entreprises. Certaines, toutefois, tentent de fixer un cadre via des accords ou des guides. Les prémices d’un débat ?

Circulez, il n’y a rienà voir ! Inutile de solliciter les responsables RH sur le port du foulard islamique dans l’entreprise. À peine entrouvertes, les portes se referment aussitôt, sur un même refus : « Nous ne tenons pas à être associés à un article sur les convictions religieuses. » La faute au contexte politique, alors que les débats houleux et les accusations d’islamophobie ayant entouré la loi interdisant le port du voile intégral (niqab) dans les espaces publics sont à peine retombés ? Pas seulement. Il y a un historique. « La gestion du fait religieux reste encore un sujet tabou et polémique dans les entreprises françaises », note Inès Dauvergne, responsable projets à l’association IMS-Entreprendre pour la cité. « Soit elles y voient une poudrière pouvant alimenter du communautarisme, voire des comportements intégristes. Soit elles considèrent que c’est un non-sujet. Puisque la religion serait un domaine réservé à la sphère privée dans notre pays de tradition laïque. » Du coup, elles optent pour le silence radio, même celles travaillant sur la diversité religieuse. Surtout sur le port du foulard islamique (hijab), perçu par une partie de l’opinion comme un symbole d’oppression des femmes.

Montée des revendications.

Mais tous les consultants spécialisés dans la lutte contre les discriminations le reconnaissent : depuis deux, trois ans, les entreprises les interpellent de plus en plus sur le port d’insignes religieux, le respect des pratiques alimentaires ou des fêtes traditionnelles. En réponse, l’IMS a publié, l’an passé, un guide. L’Association française des managers de la diversité lancera, elle, début 2011, un groupe de travail avec l’Institut de science et de théologie des religions de Paris.

Non pas que les contentieux explosent. Dans les bureaux de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations, les réclamations liées à la religion, même en hausse, sont marginales, avec 3 % des saisies en 2009 contre 1 % en 2006. Les délibérations de la Halde concernent plus fréquemment le travail et la formation professionnelle continue. Depuis 2008, les Greta, qui organisent dans le giron de l’Éducation nationale des formations pour adultes, ont été épinglés six fois, pour avoir refusé des stagiaires portant le foulard islamique. Signe que le débat, hier cantonné à l’école, a franchi les portes des entreprises.

Ce n’est qu’un début pour Patrick Banon, chercheur en sciences des religions, intervenu chez L’Oréal ou Bouygues, pour qui l’époque est à la mondialisation des cultures et des religions (voir encadré). « Les revendications liées aux pratiques religieuses s’affirment plus », renchérit Laurent Depond, vice-président diversité de France Télécom Orange. Les dernières journées « Orange graduate », programme international alimentant le vivier de l’opérateur en hauts potentiels, l’ont montré. « Pour la première fois depuis le lancement en 2002, des candidats français de confession musulmane nous ont interpellés sur la manière dont le groupe prend en compte les convictions religieuses et les aménagements. » Une salle de prière, par exemple.

D’où le récent intérêt des entreprises qui veulent s’assurer que leurs pratiques ne soient pas discriminantes. Car, souvent, le sujet a été laissé à l’appréciation des managers. Mais « elles peinent à définir une politique claire et des règles de fonctionnement homogènes, note le consultant Alain Gavand. Cela signifie peut-être que ces situations relèvent de problématiques managériales, et qu’elles doivent être traitées hors de tout prisme religieux : le collaborateur est-il compétent ? perturbe-t-il le fonctionnement ? »

Les ténors du CAC40 s’organisent. Casino, prêt de conclure un accord avec les syndicats, en fait un sujet de politique sociale. Areva passe par une note interne. EDF a rédigé un guide rappelant aux managers le cadre légal : aucune restriction tolérée à l’expression – même visible – des convictions religieuses des salariés, à moins que la sécurité, l’hygiène ou les contraintes du poste occupé ne le justifient.

Mais cela doit être discuté avec les salariés, conseille la Halde. Le foulard islamique sous le casque de chantier, c’est possible. Le groupe de BTP Cari n’y a jamais vu d’objection. Même discussion nécessaire pour les postes au contact de la clientèle. « À l’entreprise de s’interroger, souligne Inès Dauvergne. Est-ce un rôle de représentation régulière, épisodique ? Est-ce incompatible avec l’image qu’elle veut donner ? » Pas chez France Télécom Orange en tout cas, où quelques vendeuses portent le foulard en boutique. « Si elles sont compétentes, nous devons les recruter, c’est la loi », indique Laurent Depond, qui a fourni aux managers des questions-réponses les aidant à « différencier ce qui relève de la loi et du management. Ils doivent aussi savoir dire stop aux demandes exagérées ne relevant pas de la religion mais du communautarisme ». Le recrutement de femmes portant le foulard reste pourtant délicat. « Certains salariés, y compris ceux luttant contre les discriminations, refusent de travailler avec elles », reconnaît-il.

On sait qu’il est difficile d’intégrer les entreprisesfrançaises »,note Khadija, bac + 6, qui n’a jamais travaillé avec son diplôme d’urbaniste, bien que sélectionnée par les cabinets anglo-saxons de recrutement. « C’est une question de conjoncture, relativise la jeune femme. Je ne suis pas dans une position de victime. » Elle a rebondi, en créant le blog Hijab and the City, très en vue, « pour donner la parole aux musulmanes qui s’assument et casser les clichés ». D’autres privilégient les entreprises de culture anglo-saxonne ou les emplois à domicile, type télésecrétariat.

« Regarde les métiers invisibles… », leur conseille-t-on dans les forums de discussions. Une liste de 20 ? centres d’appels ou instituts de sondage acceptant le hijab, en région parisienne et à Lyon, circule d’ailleurs sur la Toile. Le secteur en a recruté en masse depuis les années 90. Époque révolue ? « Au fil des années, leur nombre diminue », constate la CFTC chez Teleperformance, où le nouveau règlement intérieur fait des remous. Depuis mi-2009, il restreint les signes de démonstration ostentatoires « manifestement politiques, religieux ou philosophiques » au… port de bijoux discrets. Devant le tollé, la direction semble avoir renoncé à l’appliquer. Des téléopératrices voilées se disent prêtes à l’action judiciaire : « On nous a recrutées en CDI et avec le foulard. » Ce ne serait pas la première fois que Teleperformance aurait maille à partir avec la justice. En 2003, les prud’hommes l’ont obligé à réintégrer une téléopératrice licenciée après qu’elle eut refusé d’enlever son foulard. Elle le portait le jour de son embauche.

Patrick Banon, chercheur en sciences des religions
“Gérer au cas par cas”

Y a-t-il une montée du fait religieux en entreprise ?

La mondialisation de l’économie impose aux démocraties et aux entreprises, qui sont en première ligne, une révolution culturelle. Les cultures et les religions se mondialisent en même temps que le travail. Chaque année, 200 millions de personnes changent de terre. Cela pose un défi inédit : les entreprises doivent respecter le droit individuel de conscience sans remettre en cause la cohésion sociale nécessaire à leur projet collectif. Autant dire un casse-tête. Il leur faut permettre la cohabitation de traditions religieuses sans entrer dans le débat religieux…

Les entreprises sont désemparées au sujet du port de signes religieux…

C’est l’un des points importants de friction, l’apparence étant porteuse de messages. En France, interdire le port de signes religieux en entreprise est illégal. L’employeur ne peut pas imposer une tenue vestimentaire, excepté quand la sécurité, l’hygiène ou la mission auprès du public l’exigent. Encore faut-il distinguer le symbole religieux, qui exprime une communauté de pensée, du signe religieux, qui sacralise l’espace. Comme le fait le voile intégral. Le foulard relève plus du symbole.

Est-il judicieux de répondre à la question via le règlement intérieur ?

La meilleure politique religieuse d’entreprise est de ne pas en avoir. Décréter une politique globale est une erreur. Céder à la tentation des guides pratiques en est une autre. Nous savons ce que nous ne pouvons pas faire, pas encore ce qu’il faut faire. Nous construisons la société de demain. Le sujet des tenues vestimentaires doit se gérer au cas par cas. Aux entreprises de créer un dialogue afin que chaque salarié adapte son attente et son comportement.

Propos recueillis par A. F.

Auteur

  • Anne Fairise