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Enquête

Les croisés de la production tricolore

Enquête | publié le : 01.11.2010 | Sabine Germain

Dans le textile, la chaussure ou les arts de la table, filières dévastées par les délocalisations, quelques marques continuent à défendre le fabriqué français avec la conviction que la qualité fera la différence. À condition que les savoir-faire soient préservés…

Nous luttons depuis des années pour maintenir notre outil de production en France. Il serait dommage que ce combat cesse faute de combattants », observe Gilles Clayeux, président du directoire de Clayeux, l’une des dernières marques de vêtements pour enfants produite à 68 % en France sur un marché qui a délocalisé la quasi-totalité de sa production. En cause : la disparition progressive d’une main-d’œuvre qualifiée. « Dans notre atelier de Montceau-les-Mines, la moyenne d’âge des 95 salariées est de 53 ans. Non seulement les métiers de la production ne sont plus guère enseignés, mais ils ont été tellement dévalorisés que les jeunes filles ne veulent plus travailler en usine. » Responsable de l’atelier coupe, Sylvie Golczyk (trente et un ans de maison) approuve : « Les jeunes diplômées d’écoles de mode rêvent de faire du style ou, à la rigueur, de travailler en boutique. Elles ne se voient pas passer leur vie derrière une machine. C’est injuste, car nous avons de vrais métiers entre les mains. » « Un métier semi-artisanal avec, en prime, le plaisir de travailler de belles matières et de belles couleurs », souligne Josefa Teixeira, coupeuse depuis trente-six ans.

Difficile d’attirer les jeunes. Pourtant, les faits sont là : « Nous n’arrivons pas à retenir les étudiantes à l’issue de leur stage. Quant aux ouvrières qualifiées qui nous ont quittées il y a deux ans, lors du plan social, nous n’arrivons pas à les faire revenir. Elles se sont senties rejetées et préfèrent travailler dans des filières moins menacées », ajoute Josefa Teixeira. Secrétaire général de la Fédération textile, habillement, cuir à la CGT, Maurad Rabhi ne cache pas son exaspération : « Qui sait que cette branche compte encore plus de 200 000 salariés ? À force de dire que ces emplois sont sans avenir, on a un mal fou à attirer les jeunes et à maintenir les formations. C’est pourtant un enjeu majeur : dans les ateliers, les départs à la retraite vont être massifs. » Le représentant syndical plaide pour un « nouveau pacte social, qui redonne un peu plus d’attrait à la filière, en proposant par exemple une prévoyance de branche ». Et il tire son chapeau aux employeurs : « Il faut voir avec quelle détermination les dirigeants de Petit Bateau défendent leurs 1 000 emplois de production à Troyes. »

Jean-Guy Le Floch ne dira pas le contraire : ex-directeur général du groupe Bolloré, il a repris la marque bretonne Armor-Lux en 1995 avec l’absolue volonté de maintenir les 400 emplois qu’il a trouvés en arrivant. L’entreprise rencontre les mêmes difficultés que Clayeux pour recruter des opératrices de production : « Il existe encore des formations en coupe et en modélisme. En revanche, le bac pro d’opératrice de production a quasiment disparu. De toute façon, il devient vraiment difficile de trouver des jeunes femmes qui soient prêtes à passer sept heures par jour derrière leur machine. »

Cette pénurie de main-d’œuvre n’est pas la seule explication. Pour maintenir de l’emploi en France, Jean-Guy Le Floch a dû consentir à délocaliser une partie de sa production : « Quand une heure de travail d’une ouvrière textile coûte 30,50 dollars en France, contre 2,90 dollars au Maroc, 1,40 dollar en Chine et 0,30 dollar au Bangladesh, il est tout simplement impossible de faire autrement. » La marque a donc adopté une stratégie originale : délocaliser les productions additionnelles générées par le sérieux coup d’accélérateur donné à la croissance : de 20 millions d’euros en 1995, le chiffre d’affaires est passé à 75 millions en 2010. Armor-Lux produit désormais 70 % de son chiffre d’affaires au Maroc, en Tunisie et en Bulgarie, « avec des fabricants qui partagent nos valeurs et dont nous faisons auditer les pratiques sociales par PricewaterhouseCoopers ».

Quelles productions sont maintenues en France ? « L’arbitrage se fait en fonction du coût des matières premières, explique Jean-Guy Le Floch. La maille de nos fameuses marinières ou la soie des sous-vêtements coûtent entre 30 et 40 euros le kilo. Nous ne laissons pas ces trésors quitter nos usines. La maille, produite dans notre filature, est donc cousue sur place. » En revanche, certains combats sont perdus d’avance : « Les vêtements pour enfants sont désormais traités comme des produits jetables. Sur ce marché, il n’est même plus la peine de se battre. »

Ce qui rend le combat de Clayeux encore plus valeureux ! « Nos produits sont vraiment spécifiques, répond Gilles Clayeux. La marque est née en 1953 autour d’une gamme de layettes tricotées “façon main”, pour déculpabiliser les mamans qui travaillent. Nous fabriquons une maille tricotée rectiligne coupée-cousue avec laquelle nous pouvons faire des jacquards très sophistiqués. C’est une technique peu répandue, qui n’est absolument pas pratiquée en Asie ou dans le Maghreb. Si nous voulions délocaliser, nous devrions changer de technique. Donc changer l’ADN de la marque. » « Je dirige un studio de 10 personnes qui a la chance de travailler en étroite relation avec les ateliers de production, note Valérie Clayeux, directrice de la communication et de la création. Quand nous dessinons un modèle, le chef de l’atelier de tricot peut nous dire immédiatement s’il est techniquement et économiquement réalisable. Si l’on travaillait avec des fabricants chinois, les échanges se feraient par e-mails. Nous n’oserions pas aller si loin dans la créativité. » Le made in France a donc quelques vertus…

À commencer, naturellement, par son image. « Le made in France a une vraie valeur à l’exportation, observe Bernard Quénéhervé, P-DG des chaussures Samson (180 salariés près de Cholet). Nulle il y a cinq ans, la part de l’export représente à présent 18 % de notre chiffre d’affaires. Et ce n’est pas fini : alors que le marché français est arrivé à maturité, notre réservoir de croissance se situe clairement au-delà de nos frontières. » La clientèle française de Samson – des femmes mûres, prêtes à dépenser autour de 100 euros pour porter des chaussures confortables – est également plus sensible que la moyenne à l’image made in France. « Le made in China les agace considérablement ! » Pourtant, les 3 000 paires de chaussures qui sortent chaque jour ouvrable des usines Samson ne sont pas entièrement faites en France, loin s’en faut : « La coupe du cuir et la piqûre sont effectuées à 80 % dans notre usine de Tunisie, où nous employons une centaine de personnes, explique Bernard Quénéhervé. Seul, le montage est réalisé à 100 % en France. C’est l’opération la plus complexe, qui signe la qualité de la chaussure. C’est aussi l’opération la plus porteuse de valeur ajoutée, ce qui nous permet d’étiqueter « made in France. »

Et c’est nettement plus que la quasi-totalité des chausseurs français. Symbole : deux marques aussi emblématiques que Stephane Kélian et Charles Jourdan ont été reprises l’an passé par le Groupe Royer, qui n’a jamais caché que sa production annuelle de 32 millions de paires de chaussures était délocalisée à 85 % en Asie. Avec 25 chefs de produit, 25 stylistes infographistes, 8 techniciens et 3 studios externes de design, le groupe mise sur la création made in France. Une stratégie que la plupart des marques de textile et de chaussures ont appris à valoriser : « Dans des boutiques de vêtements produits entièrement en Asie, quand une cliente demande “c’est du made in France ?”, on lui répond de plus en plus souvent “c’est entièrement créé en France” », s’agace Valérie Clayeux.

Pour faire valoir sa différence, la marque a décidé de parler franchement à ses clientes : dans les 125 boutiques à l’enseigne Clayeux (dont 13 en France), un panneau présente le processus de fabrication et l’atelier de Montceau-les-Mines. Les vendeuses ont été formées afin de répondre de façon précise à toutes les questions relatives à la production. « Les clientes y sont de plus en plus sensibles », observe Valérie Clayeux. « Disons que les consommateurs apprécient la qualité made in France, tempère Jean-Paul Duroux, coutelier à Thiers (sa PME, Au Nain Couteliers, compte 30 salariés) et président de la Fédération française de la coutellerie (voir encadré page 24). En revanche, je ne suis pas convaincu qu’ils soient vraiment prêts à payer plus cher pour défendre la production française. » Autrement dit, c’est dans la qualité que le made in France trouvera son salut.

La qualité, mais aussi un peu plus de soutien de la part des instances nationales et européennes. « Après un développement mal maîtrisé sur le marché italien, nous avons connu de sérieuses difficultés qui nous ont amenés à licencier 65 personnes en 2008, explique Gwenaëlle Wackenheim, DRH de Clayeux. Notre plan de sauvegarde a été soutenu par l’ensemble des représentants du personnel. Nous sommes sortis de redressement judiciaire en janvier 2010. Malgré tout, nous restons bannis de toutes les aides à l’embauche. Contrairement à des marques qui, elles, n’ont jamais fait le moindre effort pour produire en France. » Ce qui lui inspire ce commentaire désabusé sur le retour de flamme actuel pour la production française : « Je n’ai jamais compris pourquoi on a laissé tomber le made in France. Et je crains qu’on ne se réveille bien tard pour le relancer. »

Jean-Guy Le Floch est encore plus véhément : « En acceptant, en 2005, d’ouvrir entièrement ses portes aux importations, l’Union européenne s’est exposée à une véritable déferlante de produits asiatiques à bas coût. Favoriser la concurrence intracommunautaire, je veux bien ; mais l’UE a complètement ouvert ses frontières, en vidant, de surcroît, l’étiquette made in France de sa substance. Les Japonais et les Américains ne sont pas allés si loin : ils ont maintenu l’étiquetage valorisant les productions locales. » Pour s’en tirer, le patron d’Armor-Lux ne voit que deux solutions. La première : « Trouver le bon équilibre entre production française et délocalisation. Le 100 % made in France ne peut plus s’en sortir : l’un de ses derniers tenants, Coudémail, a fini par déposer son bilan. Mais je ne vois pas plus d’avenir au 100 % made in Asia. La faillite de marques telles que La City l’a également montré. » Autre solution : la pédagogie. « Il faut expliquer les enjeux du made in France. » C’est l’une des pistes évoquées lors des états généraux de l’industrie ; les consommateurs n’y sont pas insensibles.

Les couteaux reviennent à Thiers

L’étiquette made in France commence à faire la différence aux yeux des consommateurs », se félicite Jean-Paul Duroux, président de la Fédération française de la coutellerie et cofondateur du collectif de 12 fabricants Esprit de Thiers. Un signe ne trompe pas : « Les plus gros importateurs, qui ont délocalisé leur production bas de gamme, puis milieu de gamme et enfin haut de gamme, se remettent à fabriquer à Thiers. La qualité n’était pas au rendez-vous. » Dans ce secteur, made in France signifie réellement fait en France : « L’acier provient à 90 % des fourneaux de Bonpertuis (Isère). Quand il est importé, c’est en général d’un pays européen, car la qualité de l’acier est primordiale. Les manches sont eux aussi fabriqués en France (avec une petite filière espagnole). Enfin, l’assemblage et, surtout, le traitement thermique, le meulage et le polissage (étapes essentielles et à forte valeur ajoutée) se font à Thiers et nulle part ailleurs. »

L’activité, qui s’était effondrée dans les années 80-90, se stabilise aujourd’hui autour de 300 millions d’euros de chiffre d’affaires et de 1 500 à 1 700 emplois. « La filière employait 2 500 personnes dans les années 60 », rappelle Jean-Paul Duroux. Entre-temps, l’école de coutellerie a fermé ses portes. « La transmission des savoir-faire passe par la formation interne. Quant aux jeunes embauchés, ils sont formés en alternance avec l’Afpi, le dernier CFA spécialisé. » À l’heure où la capitale française de la coutellerie valorise ses artisans d’art, « excellente vitrine pour les fabricants », la préservation des savoir-faire est un enjeu majeur.

Gilles Le Blanc,
économiste, professeur à l’École des mines ParisTech.
“Le consommateur n’a pas forcément intérêt à ce que tout ce qu’il achète soit produit en France”

Est-ilpertinent aujourd’hui de relancer le made in France ?

Il est de bon ton de s’agiter sur les questions industrielles, compte tenu du contexte économique. Relancer le made in France fait partie de cette agitation. Mais la vraie question est de savoir quel objectif on poursuit. S’agit-il d’accroître nos exportations industrielles ? Voulons-nous créer des emplois industriels ? Ou plutôt privilégier le marché domestique et proposer au consommateur français des produits locaux ? Ces objectifs sont très différents, voire antagonistes, et il est impossible de les atteindre tous les trois ; il faut choisir.

En quoi ces objectifs s’opposent-ils ?

L’obsession de l’industrie française pendant ces dix dernières années a été de réduire les coûts, notamment de main-d’œuvre. Le résultat est que nous avons un cœur industriel très optimisé, ultraproductif, mais qui emploie peu de gens. Quand on visite une usine de voitures ou un complexe sidérurgique, on voit peu d’ouvriers. La fabrication est très automatisée, et la maintenir en France ne crée plus d’emplois. En revanche, la valeur ajoutée de la conception, de l’innovation, du marketing peut, à terme, créer des emplois en France. Mais cela demande du temps et de l’investissement.

L’Actifry de SEB est une friteuse qui cuit les frites avec une seule cuillère d’huile, vendue entre 150 et 250 euros. Avec 1 million d’exemplaires écoulés en seulement deux ans, c’est un succès incontestable bénéfique en termes d’emploi. Mais il a fallu plus de dix années de R & D et d’expérimentation pour élaborer ce produit.

200 euros, c’est cher pour une friteuse… Est-ce le prix du « made by » une entreprise française ?

Quand il y a beaucoup d’innovation, donc forte valeur ajoutée, le consommateur est prêt à payer. Or, en France, on a beaucoup misé sur le low cost dans tous les domaines ces dernières années ; je crois que c’est un mauvais calcul. Si le coût de main-d’œuvre d’un bien ne dépasse pas 10 à 15 % du total, on peut envisager de rester en France en pariant sur la réactivité à la demande, l’innovation, la qualité. Mais ce n’est pas le cas a priori pour tous les produits. On pourrait très bien fabriquer des lave-linge en France mais leur prix serait tellement élevé qu’un grand nombre de ménages seraient finalement privés de l’accès à ce produit. Le consommateur n’a pas forcément intérêt à ce que tout ce qu’il achète soit fabriqué en France, pour des raisons liées de coût comme de qualité.

Privilégier la valeur ajoutée, n’est-ce pas s’orienter vers une économie haut de gamme, avec des emplois très qualifiés ?

En effet, cela pose de vraies questions en termes de formation de la main-d’œuvre. Mais avons-nous vraiment le choix ? La valeur ajoutée d’un produit provient de plusieurs éléments : la conception, le design, l’innovation dans l’usage. Mais elle résulte aussi de la gestion fine des étapes de production : contrôle qualité, gestion des volumes, réactivité à la demande du marché… Or ce sont des domaines dans lesquels les grandes marques occidentales excellent. Les industriels allemands, par exemple, ont délocalisé tout près d’eux – en République tchèque, en Slovaquie, en Pologne –, précisément pour pouvoir rester très réactifs. Ce n’est pas la Chine qui menace aujourd’hui le plus notre marché domestique. Les deux tiers des produits étrangers que nous consommons proviennent de nos voisins européens.

Propos recueillis par Laure Dumont

Auteur

  • Sabine Germain