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“Il faut sortir de la religion des processus”

Actu | Entretien | publié le : 01.11.2010 | Laure Dumont, Sandrine Foulon

Selon le sociologue, après avoir laissé s’installer le sous-travail, les directions sont tombées dans l’excès de la surorganisation. Certaines en perçoivent les limites.

L’un des thèmes abordés dans votre prochain livre est le « sous-travail ». Comment le définissez-vous ?

C’est un terme spécifique qui n’a rien à voir avec le sous-emploi puisqu’il concerne des salariés en poste, à plein temps, mais qui ne travaillent pas ou beaucoup moins que ce qu’ils devraient. Les entreprises qui évaluent le sous-travail mesurent le taux d’engagement des salariés, ou le rapport entre le taux de travail réel et le taux de travail théorique. Quand certaines équipes travaillent en trois-huit, par exemple, on sait que le travail réel est habituellement de sept heures trente-cinq compte tenu des temps de pause… Or, dans certains cas, il s’avère que les gens travaillent effectivement quatre heures trente. Et, en deçà de ce seuil, nous sommes en sous-travail. Cela vaut pour tous les secteurs d’activité. Sur les 18 entreprises dont je parle dans le livre, deux seulement m’ont explicitement demandé de réaliser une étude sur le sujet, mais ce thème transparaît dans la plupart des cas que j’ai récemment traités. Néanmoins, le sous-travail n’est qu’un symptôme révélateur des dysfonctionnements que j’aborde dans ce prochain ouvrage.

Ce thème fait partie des non-dits, des faits qui ne seront jamais étalés sur la place publique. Il n’existe aucune étude officielle sur ce phénomène, sauf quand la Cour des comptes lève le voile sur une profession, comme elle l’a fait avec les contrôleurs aériens dernièrement. Or le sous-travail est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit. Il l’est notamment dans le secteur public. En témoigne le livre récent d’une haute fonctionnaire du conseil régional d’Aquitaine, sanctionnée pour avoir raconté dans Absolument dé-bor-dée ! comment les agents de cette collectivité font trente-cinq heures en un mois. Mais il touche également le secteur privé.

La France se distingue pourtant par une forte productivité et par une intensification du travail, source de stress.

La productivité est une notion globale. C’est une moyenne. Le sous-travail des personnes en CDI est souvent compensé par la productivité élevée des intérimaires et des précaires. L’écart de productivité entre insiders et outsiders peut varier de un à trois. Pour qu’il y ait des privilégiés, il faut des exclus. Les esclaves rattrapent le travail des nantis. C’est ce que je montre avec le premier cas d’entreprise traité dans le livre : il s’agit d’une organisation qui a laissé filer le travail dans des proportions ahurissantes. Les gens n’y travaillent plus, salissent volontairement les locaux. Les salles de repos sont pleines en permanence. Le compte rendu que j’en ai fait à la direction est très pessimiste car cette structure a atteint un point de non-retour. Je pense que dans ce cas précis la seule solution est de fermer le site. Il n’y a pas non plus contradiction entre sous-travail et stress. Ce sont les nouvelles formes de travail qui font souffrir les gens. Beaucoup adoptent alors des attitudes de retrait et travaillent moins.

Comment des entreprises ont-elles pu en arriver là ?

Pendant les Trente Glorieuses, les producteurs dominaient leurs clients, notamment grâce à des marges avant qui généraient des bénéfices considérables. Tout se vendait. Il importait peu de mesurer si les personnels étaient réellement productifs. Une forme de paresse managériale s’est installée à cette époque, qui consistait à ne pas vraiment contrôler les gens pour vérifier s’ils travaillaient ou non. Les taux de travail étaient devenus très faibles. Mais le prix des produits et services pouvait tout compenser. Or ce système ne tient plus dès lors que le marché s’ouvre à la concurrence et que la conjoncture devient moins favorable. Les directions ont dû brusquement s’interroger pour savoir comment remobiliser les équipes. Et elles sont tombées dans l’extrême inverse. Elles ont surorganisé le travail en mettant en place un trio infernal : processus, reporting, key performance indicator (KPI). Soixante ans après l’administration publique, les entreprises sont devenues webériennes. Elles ont produit de la règle, un délire de processus qui crée de la confusion. Or les appliquer scrupuleusement revient à faire la grève du zèle ! Les plus dégourdis peuvent en tirer profit et se dégager des marges de liberté. Ils parviennent à négocier à leur avantage le contournement de la règle pour faire fonctionner l’organisation. Mais pour certaines catégories de populations, le sous-travail crée souffrance et culpabilité.

Est-ce un mal français ?

On le trouve partout, même si la France a une spécificité : nous sommes fascinés par les robots, par l’idée que l’on peut tout automatiser. Je ne vois cela nulle part ailleurs. Les Américains, par exemple, ne sont pas du tout obsédés par le tout automatique, ils ne songent pas un instant que l’homme à l’entrée du parking doive disparaître, et, dans les supermarchés, vous avez toujours des gens qui remplissent vos cabas et vous les apportent jusque dans votre voiture. Il n’y a qu’en France où l’on supprime les caissières et que l’on réfléchit au moyen de faire descendre directement les provisions dans le parking par des systèmes électroniques ! Dans l’Hexagone, on a supprimé des postes pas nécessairement pour des raisons purement économiques, mais parce qu’il est trop difficile, voire dangereux, de manager des hommes. Autant les remplacer par des machines.

Le « délire de processus » est-il une tendance irréversible ?

Pendant deux à trois ans j’ai sillonné le monde dans le cadre de voyages d’études que j’organise pour l’université GDF Suez. J’ai pu observer 40 à 45 entreprises de toutes nationalités et je constate que la plupart commencent à se rendre compte qu’il y a un problème, qu’il faut sortir de cette religion des processus et des KPI et trouver d’autres manières de travailler. Des DRH prennent conscience du fait que les processus à outrance détruisent l’entrepreneurship. Car tout le monde se couvre. Plus personne ne veut prendre de risques. À la fin du livre, je décris quelques cas d’entreprises importantes, de milliers de salariés, qui ont su préserver la confiance ou en remettre dans leurs modes de fonctionnement. IBM, Cisco, Accenture… vont dans ce sens. Le balancier est en train de repartir dans l’autre direction, autour de notions qui sont toutes nouvelles en management : la simplicité, la confiance, la création de communautés d’intérêts.

Comment fait-on, concrètement, pour les mettre en place ?

La confiance n’est pas une idée aussi naïve qu’on le croit. Elle est fondée non pas sur un règlement mais sur des règles du jeu auxquelles tout le monde adhère, c’est-à-dire sur une définition explicite ou implicite de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Prenons l’exemple du Tour de France : à côté du règlement officiel, il existe toute une série de règles qui ont été inventées par les coureurs. Elles ne sont pas formalisées, mais les cyclistes les appliquent spontanément. Ainsi, quand une partie du peloton est arrêtée par un passage à niveau, l’autre partie du peloton marque aussi une pause par solidarité. On voit bien ici que ce genre de règles réduit l’incertitude des comportements. Et ce qui permet de travailler en confiance, c’est précisément lorsque l’incertitude est limitée au minimum. Les entreprises ont besoin de cette confiance-là. 80 % du business connaît actuellement une évolution fondamentale : les clients demandent de moins en moins de produits et de plus en plus de solutions. Or, pour proposer des « solutions » aux clients, il faut que les collaborateurs d’une entreprise travaillent de plus en plus ensemble, de manière transversale entre services et départements. Pour cela, des relations de confiance doivent s’établir entre eux autour de communautés d’intérêts, d’objectifs communs.

Cela signifie-t-il que les entreprises vont se passer des cabinets de conseil, qui sont les grands promoteurs de ces processus ?

Les cabinets de conseil et les business schools n’inventent rien, ils ne sont que des suiveurs. Dès qu’ils ont repéré une tendance de management, ils l’accentuent, la conceptualisent et la mettent en place à grande échelle. Comme pour le reste, et selon toute logique, ils vont vite identifier les nouvelles orientations que j’ai décrites plus haut et qui sont actuellement à l’œuvre dans les entreprises, les conceptualiser, puis les appliquer.

FRANÇOIS DUPUY

63 ans.

PARCOURS

Sociologue et consultant indépendant, spécialisé dans l’observation des organisations. Souvent à contre-courant des théories du management en vigueur, ses analyses ont fait l’objet d’une vingtaine d’ouvrages, dont le Client et le Bureaucrate (Dunod, 1998) et la Fatigue des élites (Seuil, 2005). Lost in Management, la vie quotidienne des entreprises au début du XXIe siècle, son prochain livre, doit sortir en février 2011 au Seuil.

Auteur

  • Laure Dumont, Sandrine Foulon