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Vie des entreprises

Les entreprises peinent à briser le tabou de la drogue

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.10.2010 | Stéphanie Cachinero

Moyen de doper sa performance d’éviter de sombrer La drogue au boulot existe bel et bien. Pouvoirs publics et DRH commencent à s’alarmer. Mais le déni règne encore. Et les moyens de prévention suscitent la controverse.

Une réorganisation précipitée. Un chef de service qui rend les armes sans crier gare. Pour tenir le choc, Joaquim, rédacteur dans une petiteagencede presse, carbure au cannabis. « Je dois assumer les postes de trois personnes pour une durée indéterminée. Les pauses cannabis m’aident à relativiser », confie ce trentenaire. Mathias, cadre dans la finance depuis quatre ans, préfère la cocaïne. « La plupart de mes collègues ont le nez poudré. Si je veux rester dans la course, je n’ai pas le choix », chuchote-t-il, de peur d’être entendu par ses amis en col blanc de la « Défonse ». « C’est l’autre nom de la Défense », ironise-t-il. Des cas isolés ? Loin s’en faut. Qu’elles soient utilisées comme produits dopants ou comme antidépresseurs, les substances illicites font parler d’elles dans les entreprises. Une étude de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) de 2006 révèle que, dans les entreprises de plus de 50 salariés, les DRH jugent le problème de plus en plus préoccupant.

Une poignée d’addictologues, dont Paul Frimat, un ponte lillois de médecine du travail, ou le psychiatre Michel Hautefeuille, de l’hôpital Marmottan, alertent le gouvernement depuis plus de dix ans. En juin 2003, le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites pointe que « 60 % des drogués occupent un emploi à plein temps ».

Futur plan de lutte gouvernemental

Mais il aura fallu attendre cet été pour que les toutes premières Assises nationales sur les drogues illicites et les risques professionnels voient le jour, sous l’égide de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). Elles serviront de base au futur plan du gouvernement contre l’usage des drogues en milieu professionnel pour 2012-2016. « Nous en sommes encore au stade de la réflexion », avertit Étienne Apaire, président de la Mildt. La piste législative devrait être exclue au profit d’un appel à la négociation entre partenaires sociaux. Les syndicats de salariés affichent d’ores et déjà leur volonté : « Il faut donner la possibilité aux personnes touchées par ces addictions d’en discuter en toute confiance sur leur lieu de travail en créant, par exemple, un droit à la parole. Et surtout leur proposer des protocoles d’aide », commente Philippe Maussion, secrétaire confédéral cédétiste chargé de la santé et de la vie en entreprise. Mais la plupart des personnes concernées rechignent à se livrer. La honte et la crainte de perdre leur emploi les murent dans le silence. « Les salariés nous cachent leurs addictions. Ce n’est que lorsqu’ilscraquentqu’ils avouent une consommation de longue date », souligne Michel Niezborala, médecin du travail et épidémiologiste en région toulousaine.

Pour les syndicats, le « mal-travail » a sa part de responsabilité dans les addictions. « Les entreprises ont initié une culture de la compétition et du zéro défaut qui pousse certaines personnes à trouver des ressources au-delà de ce qui est humainement possible », déplore Jean-François Naton, le « Monsieur santé au travail » de la CGT. « Ce type de consommation est souvent centré sur la recherche et le maintien de la performance. À long terme, ces stratégies sont toujours perdantespour les entreprises comme pour les salariés », renchérit Michel Niezborala.Pour le Medef, en revanche, « ce phénomène n’est pas lié à la vie professionnelle. L’entreprise est un lieu de sécurisation et de stabilisation ». Si haschisch, cocaïne et autres opiacés ont investi le monde du travail, c’est que « les gens arrivent avec leurs addictions », affirme-t-on à la Mildt, chiffres à l’appui : 1,2 million de personnes avouent consommer régulièrement du cannabis, dont 550 000 quotidiennement. Les accros à la cocaïne seraient, quant à eux, entre 250 000 et 300 000.

Des statistiques bien trop générales. Difficile de savoir combien de drogués travaillent et quels sont les facteurs qui les poussent à se doper. Encore plus compliqué de dresser un état des lieux des conduites addictives en entreprise. Pour préserver leur image, les directions refusent, à l’instar d’Air France, d’aborder le sujet. D’autres se retranchent derrière le secret médical. Christine Berthelot, responsable des services médicaux et de la prévention des risques à la SNCF, soutient n’avoir jamais été confrontée à de telles pratiques. Un constat que partagent certains CHSCT, tels ceux du TechnocentredeRenaultoude France Télécom.

LaRATP, quant à elle, estime que peu d’agents s’aident de substances prohibées dans leur travail. Cette certitude se fonde sur les résultats obtenus via la campagne de prévention… contre l’alcoolisme, mise en placeilyaplusdevingt-cinq ans par l’entreprise. « En 2009, nous avons effectué près de 8 000 dépistages inopinés. Seuls 0,4 % d’entre eux se sont révélés positifs », note Fabien Rosso, chargé de la prévention des conduites addictives à la RATP. Mais, dès que les moyens techniques le permettront, l’entreprise se dotera de tests salivaires afin de détecter, notamment, la présence de cannabis. Et ce de manière fortuite. Cette mesure, dont la mise en application n’a pas encore été arrêtée, figure dans le règlement intérieur. Elle a d’ailleurs été très bien accueillie par les CHSCT, selon Fabien Rosso. Philippe Signe, DRH de Bouygues Entreprises France Europe, lui, n’a pas attendu. Depuis octobre 2009, les consommateurs n’ont qu’à bien se tenir. Ceux qui sont repérés par le dépistage peuvent être remerciés. Cependant, souligne le DRH, « l’objectif n’est pas de sanctionner mais d’aider, en lien avec la médecine du travail, les collaborateurs ».

Mis en avant par la Mildt, les tests de dépistage inopinés hérissent le poil des syndicats. « C’est une atteinte aux libertés des salariés, ce n’est pas le rôle du médecin du travail », peste Martine Keryer, de la CFE-CGC. Pour le Medef, « s’ils sont efficaces, font l’objet du consentement des salariés et sont réalisés sous couvert de la médecine du travail, pourquoi vouloir les proscrire ? ». Ce qui ne convainc pas Jean-François Naton : « Évitons d’en arriver à une politique de flicage. Nous sommes contre la culpabilisation et la stigmatisation des salariés. » Par ailleurs, « on risque de voir se développer des produits masquants », met en garde Philippe Maussion. Le « pas vu pas pris » risque de ne plus être l’apanage de certains coureurs cyclistes.

65 %

C’est la part des DRH et dirigeants qui estiment que les problèmes de toxicomanie prennent de l’importance dans l’entreprise, selon un sondage réalisé auprès de 709 entreprises de plus de 50 salariés.

Source : Inpes, 2006.

Auteur

  • Stéphanie Cachinero