logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

La vie privée du salarié

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.09.2010 | Jean-Emmanuel Ray

La vie privée, un problème de vieux cons ? L’ouvrage de Jean-Marc Manach paru en décembre 2009 a fait du bruit dans le Landerneau du Web, chaque internaute constatant un mélange croissant entre vie professionnelle et vie personnelle. Si un salarié sur trois travaille le soir ou le week-end, la vie personnelle n’est pas tout à fait absente du bureau : problème.

Lorsque 57 % descadres français disent avoir des difficultés à concilier travail et vie privée – le droit français est paradoxal : personne ne conteste l’interpénétration grandissante vie professionnelle-vie personnelle, au point que vouloir poser des frontières nettes paraît parfois impossible –, la jurisprudence a voulu ériger une cloison étanche depuis l’arrêt du 18 mai 2007 : « Un fait de la vie personnelle ne peut constituer une faute du salarié dans la relation de travail. » Mais aujourd’hui ?

PARFAIT ET LOGIQUE AU BON VIEUX TEMPS DE L’OPPOSITION RADICALE

Ainsi du phénomène Facebook, avec ses 17 millions d’aficionados français et ses 500 millions d’amis officiels interconnectés au niveau mondial, qui inquiète beaucoup de managers en termes de sécurité informatique, de risque de réputation et de vol discret de temps de travail. Mais ces directeurs seniors savent-ils que, si effectivement 95 % des 18-24 ans ont des « amis » virtuels, 55 % de ces fameux amis sont des collègues et 16 % leur supérieur hiérarchique 13 % des clients et 11 % des prestataires Le marchandisage ciblé du Web 2 ne faisant que commencer, blacklister Facebook est-il vraiment une bonne idée ?

Ces décideurs ont une excuse : parents élevés dans la religion du « pour vivre heureux, vivons cachés » et des secrets intimes de famille, ils n’ont pas du tout les réflexes « extimes » sinon l’exhibitionnisme de la génération des transparents cultivant le privacy paradox, cette disjonction entre les principes hautement défendus et les pratiques sociales. Le fichage généralisé en cours inquiète ces jeunes internautes manifestant volontiers leur rude opposition à ces pratiques outrageusement liberticides : mais les mêmes répondent à des questionnaires très intrusifs ou laissent sur le vaste mur du Web nombre de photos ou d’informations personnelles (appartenance politique), voire intimes (pratiques sexuelles) qu’ils n’oseraient même pas aborder avec un ami de maternelle.

FACÉTIES PRIVÉES SUR FACEBOOK ET LICENCIEMENT DISCIPLINAIRE

On n’abordera que brièvement le cas de Nestor C., ce manager qui, se faisant passer pour une bombe blonde, avait au bureau « entretenu sous plusieurs pseudonymes une relation amoureuse et sexuelle » mais virtuelle avec un de ses subordonnés « afin de développer son emprise psychologique sur lui »: ce harcèlement opéré sur temps et lieu de travail « justifiait la rupture immédiate de son contrat sans méconnaître le respect dû à sa vie privée, ces agissements étant constitutifs de violence morale » (CS, 12 mai 2010).

Plus banal : dépité par un incident avec son manager, M. X. écrit un samedi soir de son domicile, sur sa page personnelle Facebook : « Je fais désormais partie du club des néfastes ». Deux autres salariés de la SSII lui répondent immédiatement : « Bienvenue au club ! » Quelques jours plus tard, ces intéressants échanges arrivent au DRH sous forme papier, obligeamment transmis par un autre « ami »: licenciement des trois pour « incitation à la rébellion et dé­nigrement de l’entreprise ».

Pourquoi le conseil de prud’hommes de Boulogne s’est-il mis en départage le 22 mai dernier ? La solution n’est apparemment pas très compliquée en droit français. Des salariés utilisant leur propre matériel pour discuter avec leurs amis sur Facebook le week-end sont des citoyens faisant ce qu’ils veulent durant leur vie privée : ils auraient pu dire la même chose avec les mêmes personnes au Café du Commerce…, mais leurs propos n’auraient pas pu traîner, donc être récupérés et reproduits à l’infini grâce au Web.

La discussion n’ayant pas porté sur des informations ultraconfidentielles liées à ­l’entreprise (obligation légale de discrétion, L . 2325-5, obligation contractuelle de confidentialité), le citoyen qui n’est alors plus subordonné ne peut être sanctionné. Et il ne semble pas exister de comportement contraire à l’obligation générale de loyauté minimale, ni injure ou diffamation, d’où l’absence de faute disciplinaire.

L’employeur pourrait-il alors démontrer que ces échanges ont provoqué un trouble objectif grave dans l’entreprise, autorisant un licenciement pour simple cause réelle et sérieuse ? Les choses se compliquent alors un peu : qui d’autre a pu avoir accès à ces échanges ? Facebook est parfois un lieu public (le mur, à l’instar d’un blog), mais plus souvent un lieu privé (au sens juridique : non accessible à n’importe qui). Mais, a priori, le salarié y exerce sa liberté d’expression (et non son droit d’expression, spécifique au droit du travail): « Dès lors que n’est pas caractérisé le trouble objectif causé par le comportement du salarié dans l’entreprise, le licenciement pour une cause tirée de la vie privée du salarié est injustifié. »

Conclusion : 1° « Gardez-moi de mes amis… » 2° Au lieu de pleurnicher sur les déboires dus à sa détestable e-réputation désormais gravée dans le marbre numérique, l’homo numericus de base évite de laisser ses empreintes digitales partout en mettant en ligne des photos ou des commentaires débiles. Il ne se contente pas de cocher la case « Accepter », mais en contrôle les accès : les « amis d’amis », c’est n’importe qui. Laisse-t-il la porte grande ouverte lorsqu’il part de chez lui ?

« ALLÔ ! PATRON, BOBO ! » : L’ENTREPRISE MATERNANTE

« Paternalisme : vestiges du ­patronat antique dans la société moderne. » (Littré, 1950.) Depuis 1946 on connaissait le néopaternalisme du comité d’entreprisehéritantdes œuvres sociales d’avant-guerre. Aujourd’hui, d’ailleurs, est-il bien raisonnable que des délégués, en pleine restructuration, se consacrent à la distribution de chèques-cadeaux, chèques-loisirs ou chèques-vacances ?

Côté employeur, l’abaissement constant de la durée du travail a nécessairement redistribué les temps professionnel et personnel dans une atmosphère de montée de l’individualisme. Et l’obligation patronale de sécurité de résultat en matière de santé mentale l’incite à ­appréhender chaque collaborateur globalement. Dans notre société de la réputation, enfin, les grandes entreprises tenues d’être family friendly multiplient conciergeries, crèches, aides à la parentalité, « congés papa poule », voire cures de désintoxication, lignes d’écoute anonymes ou Ticket Psy.

Si elles doivent demain assurer le « bien-être » de chaque salarié, il ne s’agira plus de paternalisme, mais carrément d’entreprise maternante et de mère abusive. « Que l’État reste dans ses limites et se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux », écrivait Benjamin Constant il y a deux siècles. Dans notre société déboussolée, il est donc souhaitable de rappeler, à l’instar de la convention collective des télécommunications sur la prévention des risques psycho­sociaux du 27 mai 2010, que « l’entreprise ne peut s’engager dans la sphère individuelle et la vie personnelle du salarié ». Mais si ce dernier le réclame ? C’est aujourd’hui une injonction paradoxale qui est faite à l’employeur. En matière d’état de santé comme de vie privée (mœurs, orientation sexuelle, situation de famille…), il ne doit surtout pas s’en mêler « s’agissant de toute mesure de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classifi­cation, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat » et a fortiori de licenciement (L . 1132-1 sur les discriminations). Mais si le collaborateur en fait état, l’entreprise doit au contraire en tenir compte, et s’adapter à chaque cas. Notre droit du travail n’est plus en effet centré sur son vieux cœur de métier : la protection collective des travailleurs. Exacerbé par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), l’individualisme de nos sociétés le transforme en protecteur des droits de la personne au travail.

Du salarié citoyen au citoyen salarié : cette évolution qui vise ? aussi bien la liberté d’expression que les opinions politiques ou religieuses oblige chaque entreprise à revisiter ses pratiques juridiques et donc RH.

D’UN DROIT DES TRAVAILLEURS AUX DROITS DE LA PERSONNE AU TRAVAIL

Exemple le plus probant : la confrontation entre vie privée et mobilité géographique. Depuis l’arrêt Stéphanie M. du 14 octobre 2008, il faut, quelles que soient les stipulations contractuelles, pouvoir, dans chaque cas, s’expliquer sur le respect de l’article L. 1121-1. Ainsi, dans l’arrêt du 12 juillet 2010, où un ingénieur ayant refusé une mission de vingt-trois mois à Genève malgré une clause de mobilité avait été licencié pour faute. Normal pour les juges du fond : « M. Y. avait méconnu son obligation contractuelle dès lors que cette mission était justifiée par les besoins du service. » Cassation prévisible : le juge devait rechercher « si la mise en œuvre de la clause contractuelle ne portait pas une atteinte au droit du salarié à une vie personnelle et familiale, et si une telle atteinte pouvait être justifiée par la tâche à accomplir, et était proportionnée au but recherché ».

Cet examen personnalisé n’est plus limité à l’expatriation lointaine ; dans un second arrêt du 12 juillet 2010, une vendeuse refuse d’être mutée d’un magasin marseillais dans un autre magasin marseillais : donc dans le même secteur géographique. Défaut de cause réelle et sérieuse : « La société P. avait imposé à Mme A., malgré sa situation familiale, une mutation rapide et sans explication, par une décision exclusivedelabonnefoi contractuelle. »

À ce secteur géographique, on pourra demain et pour les mêmes raisons ajouter un secteur temporel : le savant équilibre construit entre notre vie personnelle et la vie professionnelle. On peut par exemple imaginer que, avec la croissance de l’âge et du nombre des seniors, nombreux seront les enfants salariés devant s’occuper à domicile de leurs très vieux parents. Modifier un horaire de cantine peut alors poser de graves problèmes d’organisation à une collaboratrice jugée insubordonnée par l’entreprise, mais petite fille modèle par son vieux papa.

FLASH
Et la vie syndicale ?

« L’adhésion du salarié à un syndicat relève de sa vie personnelle et ne peut être divulguée sans son accord » (CS, 31 mars 2010). Un syndicat voulant démontrer sa représentativité n’a donc pas à transmettre àl’employeur la liste de ses adhérents. Même logique, mais du côté disciplinaire, avec l’arrêt du 30 juin 2010 où deux membres d’un comité d’entreprise européen étant arrivés largement et délibérément en retard avaient reçu un avertissement.

« Une sanction disciplinaire ne peut être prononcée qu’en raison de faits constituant un manquement du salarié à ses obligations professionnelles envers l’employeur ». Le retard reproché concernant l’exercice de leurs mandats représentatifs leur vaut annulation de la sanction.

Au-delà de cette singulière espèce, cette immunité-impunité rappelle la jurisprudence de la chambre sociale s’agissant d’un trésorier détournant des fonds du comité d’entreprise : ces détournements intervenant forcément dans le cadre du mandat, l’employeur ne peut donc le sanctionner. Plus réaliste, le Conseil d’État fait légitimement de la résistance lorsqu’il examine les demandes d’autorisation, et les salariés concernés montreront ce qu’ils en pensent aux prochaines élections.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray