logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Face au numérique, l’édition reste zen

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.09.2010 | Laure Dumont

Réorganisé autour de grands groupes après vingt ans de mutation, le secteur de l’édition doit affronter la révolution des iPad et autres « liseuses ». Il commence à y adapter ses métiers… sans hâte.

Elles sont désormais installées dans des tours impersonnelles du 13e arrondissement de Paris ou dans des immeubles cubiques de la banlieue parisienne. Fini, les parquets qui craquent, les couloirs alambiqués et les bureaux exigus et encombrés. À Saint-Germain-des-Prés, la flambée des loyers a eu raison d’une tradition séculaire et microcosmique pour les maisons d’édition. En mars dernier, même les éditions du Seuil ont quitté la rue Jacob, à deux pas du quartier Latin, pour investir un bâtiment sans âme de l’autre côté du périphérique. Il ne reste plus guère que Gallimard qui s’accroche à la rue Sébastien-Bottin, coincé entre un hôtel très chic et des boutiques de mode.

Signe des temps, cette migration géographique boucle vingt années de mutation au cours desquelles le secteur s’est profondément réorganisé. « Depuis 1990, les effectifs ont baissé de 25 %, dans un mouvement constant d’externalisation du cœur de métier, alors que le chiffre d’affaires du livre a progressé de 32 %, résume Martine Prosper, éditrice chez Casterman et responsable de la CFDT Livre, majoritaire dans la profession. Depuis dix ans, l’édition affiche les minima les plus bas, toutes branches confondues, poursuit-elle, et si le secteur compte 13 000 salariés au total avec la distribution, il y a autant de personnes à l’extérieur qui contribuent à la chaîne du livre, dans une précarité et un isolement croissants. » Une réalité sociale peu reluisante que Martine Prosper décrit dans un petit livre virulent (Édition, l’envers du décor, éditions Lignes, 2009) sur les piètres conditions de travail réservées, y compris par les plus prestigieuses maisons, aux salariés, stagiaires et autres travailleurs à domicile (TAD), surdiplômés et passionnés (voir encadré p. 48).

Une nouvelle révolution. Ébranlés par l’externalisation, les salariés ont également souffert de la concentration du secteur autour de mastodontes comme Editis et Hachette, mais aussi de grosses maisons (La Martinière, Flammarion, Gallimard…) qui ont racheté pléthore de petites marques. Ces groupes financiarisés, davantage soucieux de rentabilité, ont taillé dans les effectifs. À peine remises, leurs troupes voient à présent débarquer le livre numérique. Comment les éditeurs se préparent-ils au choc culturel des iPhone, iPad et autres « liseuses » ? Pour l’heure, difficile de pronostiquer la mort du livre papier et, dans la foulée, la disparition de la cohorte de métiers qui le font vivre, des éditeurs aux maquettistes en passant par les iconographes, fabricants et illustrateurs. Le livre se tire honorablement de la mutation en cours : premier bien culturel en poids économique, selon la société d’études de marché GfK, il affiche, avec un chiffre d’affaires de 4 milliards d’euros, une santé économique insolente face aux professionnels de la musique et du cinéma. En 2008, l’édition a produit 76 000 titres, dont 38 000 nouveautés, pour un total de 740 millions d’exemplaires.

Face à ces volumes étourdissants, les scores du numérique font pâle figure : 12 000 exemplaires d’un cahier de vacances décliné pour la Nintendo DS ont été écoulés l’an dernier. Infime, comparé au 1,5 million d’exemplaires de la version papier. Quant au modèle économique, il n’est pas encore très assuré. L’un des best-sellers du parascolaire, le Bescherelle des conjugaisons, véritable bible éditée par Hatier, s’écoule chaque année à 600 000 exemplaires au prix de 7,90 euros. Sa version iPhone est désormais disponible pour… 79 centimes !

Et pourtant tout le monde est en marche, voire déjà dans les starting-blocks. « Nos réflexions stratégiques ne portent que sur le numérique, indique Philippe Champy, DG des éditions Retz, spécialisées dans le livre scolaire et la pédagogie. Les produits numériques nous laissent entrevoir mille horizons de créativité. Il est enthousiasmant d’imaginer des manuels interactifs fondés sur la simulation de phénomènes, telles les étapes de l’éruption d’un volcan. L’enfant apprend en agissant, et ses apprentissages peuvent gagner en efficacité. » Retz compte 24 salariés dont six éditeurs « classiques ». Mais des chefs de projet numérique, des infographistes et développeurs aident cette équipe dans son évolution vers le numérique.

Seul Editis a signé un accord de GPEC pour amorcer la conversion de ses personnels

Chez Flammarion, quatrième éditeur français (600 salariés) et filiale de l’italien RCS, le numérique ne suscite pas non plus d’inquiétudes : « Nous sommes une organisation apprenante par nature, avec des collaborateurs de bon niveau dotés de fortes capacités d’adaptation », rappelle Olivier Randon, le DRH. Mais le virage du numérique n’est pas pris à la légère pour autant. Depuis deux ans, un « comité numérique » composé de tous les métiers de la maison se réunit tous les mois pour valider la stratégie de l’entreprise. Et un groupe « projet numérisation », où tous les métiers sont également représentés, planche tous les quinze jours sur les nouvelles procédures qu’implique le passage au numérique. La direction d’Editis, le deuxième éditeur français qui regroupe plus de 40 marques et 2500 salariés pour un chiffre d’affaires de 760 millions d’euros en 2008, a aussi adopté une démarche volontariste sous la houlette de son DRH, Pierre Dutilleul, dans le groupe depuis vingt ans : « Oui, le numérique va tous, sans exception, nous faire changer de métier. C’est un virage important pour notre profession et je me bats pour faire admettre cette réalité autour de moi. »

Editis est le seul éditeur à avoir signé un accord de GPEC en mars pour amorcer la conversion des personnels. « Nous avons travaillé sur un répertoire des métiers pour recenser les fonctions et mesurer l’impact de la numérisation sur elles », explique Véronique Chanson, déléguée du personnel CFE-CGC, chargée des partenariats éditoriaux chez Solar. Résultat : 1 000 salariés ont déjà été formés aux nouvelles techniques d’archivage. Et, au centre de distribution de Malesherbes, les salariés chargés de la relation client, en contact avec les diffuseurs et les libraires, sont actuellement formés pour administrer la future hot line des lecteurs numériques.

De leur côté, les 110 salariés de la filiale Place deséditeurs (huit maisons d’édition dont Belfond, Hors Collection, Omnibus…) ont gambergé sur leur avenir professionnel dans le cadre d’ateliers de créativité. Ce brain­storming a abouti à la définition de cinq sujets jugés cruciaux. Trois d’entre eux concernent le numérique. « Beaucoup de collaborateurs étaient contents d’être associés à la réflexion sur l’avenir de leurs métiers, et les partenaires sociaux y ont participé sans avoir le sentiment que l’on usurpait leur rôle. Je crois que nous avons réussi à instaurer un dialogue ouvert et libre. Un salarié sur deux était présent aux cinq ateliers finaux », relate Blandine Langlois, DRH du pôle littérature d’Editis.

28 % du budget formation. Dans le milieu de l’édition,on a longtemps dit qu’en matière sociale c’était le groupe Hachette qui donnait le la. Il est vrai que le premier éditeur français (1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires, plus de 7 000 salariés dans le monde, dont 1 400 en France, et une trentaine de marques), filiale du groupe Lagardère, pèse lourd dans le paysage. Mais sa direction a choisi une voie plus classique que ses challengers. « En 2009, nous avons consacré 28 % du budget de formation au numérique, indique Pierre Lecomte, DRH d’Hachette Livre. La mutation technologique génère peu de créations de postes, car l’idée est qu’elle s’intègre dans les métiers de nos collaborateurs. » Une directrice du numérique également chargée du développement international doit fédérer cet effort. Insuffisant, rétorquent les syndicats : « Il faudrait un budget spécifique, en plus du plan de formation habituel, regrette Didier Mollet, DP CFDT, chargé du marketing au département parascolaire. Pour l’instant, aucun accord de GPEC n’a été signé et notre sentiment est que l’on parle beaucoup du numérique dans les médias, mais que ça ne suit pas dans les faits. Les éditeurs ne sont pas formés en masse à travailler sur les nouveaux supports de type iPad et iPhone. Nous craignons des dégâts similaires à ceux qu’a connus la branche presse d’Hachette lors du virage numérique, qui s’est soldé par 950 départs. »

Depuis le dernier Salon du livre, le livre numérique est en effet sur toutes les lèvres. Mais le buzz médiatique semble avoir du mal, chez certains éditeurs, à se transformer en actions concrètes. Jean, 35 ans, fabricant dans une prestigieuse maison, ne cache pas sa déception : « Malgré les grandes évolutions technologiques actuelles, il y a une absence complète de formation et d’information. On reste sur nos pratiques traditionnelles. Ceux qui s’intéressent aux nouvelles technologies se forment tout seuls. Et l’on continue à publier à tour de bras des livres sur de nouveaux modes de management que l’on est incapable d’appliquer en interne ! » ironise-t-il.

Même constat à l’Opca CGM, dédié aux industries graphi­ques, où les program­mes se mettent en place lentement : « Depuis l’année 2008-2009, la branche a choisi de consacrer un budget à la formation des travailleurs à domicile, notamment à l’édition multi­support, raconte Violaine Verlet. Mais, pour l’instant, 26 personnes sont inscrites pour 2010 »… sur 8 000 à 11 000 travailleurs à domicile !

Il faut bien reconnaître que, pour l’instant, rien ne presse vraiment, tant le bon vieux livre papier semble indétrônable. D’après une étude du Boston Consulting Group, le livre numérique représenterait 10 % du marché en 2015. « Si c’est le cas, note Olivier Randon, DRH de Flammarion, c’est absorbable. Si l’on atteint 20 %, en revanche, nous risquons d’être touchés, notamment au niveau de notre centre de distribution. C’est pour anticiper ce risque que nous y avons bloqué l’évolution de l’effectif, stabilisé aujourd’hui à 180 personnes. »

C’est en effet le maillondela chaîne du livre qui pourrait, à terme,êtrele plus touché par la dématérialisation des ouvrages. Or les centres de dis­tribution (CDL chez Hachette Livre, Interforum chez Editis, Volumen chez La Martinière…) représentent l’une des activités les plus lucratives de l’édition. Alors que la totalité des acteurs touche un pourcentage du prix du livre, cet intermédiaire incontournable est le seul à être rémunéré à la commission sur les entrées et les sorties d’ouvrages. Plus il y a de livres mis en vente, plus les centres de distribution enregistrent de sorties et de retours, et donc de revenus. Une sorte de poule aux œufs d’or que personne, pour l’instant, n’a intérêt à voir s’épuiser.

13 000 personnes travaillent au sein des maisons d’édition. Mais autant contribuent à la chaîne du livre à l’extérieur sous des statuts divers. Source : CFDT Livre.

Des pratiques sociales d’un autre âge

Des rémunérations médiocres, voire illégales quand elles prennent la forme de droits d’auteur systématiquement. Stages interminables et non payés, licenciements pour faute récurrents, ruptures conventionnelles à la pelle… L’édition ne brille pas par sa politique sociale et ce n’est pas la négociation sur les minima de branche – qui vient encore d’échouer en juin – qui va améliorer la situation. Signe de l’immaturité du secteur, toutes les négos se font sous la tutelle du ministère du Travail car le statut atypique du Syndicat national de l’édition (loi 1901) n’en fait pas une branche à part entière. Seule l’attractivité de l’édition, le lien affectif avec le livre et le prestige du métier justifient des décennies de pratiques sociales archaïques. Avec beaucoup de candidats et peu de postes, le ticket d’entrée est cher payé, et passe par un empilement de stages et de CDD, parfois trois à cinq années durant, avant d’accéder éventuellement à l’inespéré CDI. La concentration du secteur depuis la fin des années 80 a certes, dans les plus grands groupes, normalisé les relations sociales et professionnalisé les RH. Mais beaucoup d’éditeurs perpétuent des traditions douteuses : « L’édition est notre bête noire, indique Ophélie, de Génération précaire. Nous relevons les pires situations en littérature générale, chez des éditeurs renommés. Les stagiaires y sont livrés à eux-mêmes, corvéables à merci, formés par leurs prédécesseurs puis formateurs à leur tour des suivants. Le chantage affectif y est un levier puissant. »

Depuis un an, les correcteurs, qui sont souvent des travailleurs à domicile, s’organisent pour dénoncer une précarité croissante. Ceux d’Harlequin ont contesté en mai des tarifs de 20 % inférieurs à ceux de la convention collective de l’édition. Chez Univers Poche (Editis), 11 correcteurs sur 37 TAD viennent d’obtenir un CDI. Mais leurs douze ans d’ancienneté, en droits d’auteur, sont passés à la trappe. Tarif de base : 10,25 euros net l’heure. Dans un marché bien portant qui a un taux de rentabilité moyen de 10 %, le livre de poche, sentimental qui plus est, est une vache à lait. Pas pour tout le monde, manifestement.

Auteur

  • Laure Dumont