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Politique sociale

Le Travail, ministère précaire

Politique sociale | publié le : 01.09.2010 | Anne Fairise

Valse des ministres, tutelle de Bercy sur l’emploi, flopée de réorganisations… Les agents sont à la peine et l’Hôtel du Châtelet perd en influence.

À quand un nouveau locataire Rue de Grenelle ? Si Éric Woerth a réchappé in extremis, avant l’été, à l’affaire Bettencourt, il lui reste encore à passer l’épreuve du remaniement d’octobre. L’adoption prévue du projet de loi repoussant à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite ouvrira une ultime réorganisation ministérielle, à moins de deux ans de la présidentielle. Or « Monsieur Retraite », comme l’a qualifié la presse, n’a jamais caché avoir été nommé pour conduire la réforme, en lien avec Raymond Soubie, conseiller social de Nicolas Sarkozy. « J’espère avoir du temps pour d’autres dossiers », expliquait-il en mars aux responsables de la Direction générale du travail (DGT).

Le mot a vite fait le tour des services du ministère, ébranlé par la valse de ses locataires depuis 2007. Quatre ministres du Travail en trois ans, voilà un turnover inédit depuis le début de la Ve République. Jamais l’activité n’a été aussi intense dans l’antichambre de la salle des Accords, où sont affichés les portraits des ministres, excepté ceux en fonction sous l’Occupation. En janvier 2009, la photographie de Xavier Bertrand y était fixée après dix-neuf mois bien remplis à concrétiser des promesses du candidat Sarkozy, du service garanti dans les transports à la modernisation du marché du travail. Ensuite, le rythme s’est affolé. Juin 2009, voilà accroché Brice Hortefeux après un semestre fantomatique, hormis la relance du travail dominical. « Il s’est comporté comme dans une salle d’attente », ironise un agent. Mars 2010, à Xavier Darcos d’être épinglé. Sanctionné pour son échec aux régionales, il était déjà en disgrâce pour ses tentatives d’émancipation : l’Élysée l’avait contraint à annuler son opération de name and shame lancée sur les entreprises n’ayant pas négocié sur le stress au travail.

Orphelin de l’Emploi. « Dans un gouvernement globalement stable, alors que la France vit une crise économique et sociale inédite, cette valse n’est pas un signe positif », euphémise Marcel Grignard, numéro deux de la CFDT. Les observateurs y lisent une perte d’influence de la « Maison des partenaires sociaux », lieu des grandes négociations sociales. Une centenaire déjà chamboulée depuis que le redécoupage ministériel de 2007 l’a amputée d’une de ses deux directions de politique publique : la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, concentrant les trois quarts des crédits d’intervention et l’essentiel des moyens (avec 10 000 agents en région, la tutelle de Pôle emploi, de l’Afpa…). Depuis trente ans et l’émergence du chômage de masse, la DGEFP n’avait cessé de gagner en influence. Au point, avait reconnu l’ancien ministre délégué à l’Emploi Gérard Larcher en lançant en 2006 son plan de développement de l’Inspection du travail, que la politique d’aide au retour à l’emploi « avait pris le pas sur la politique du travail », pilier historique et domaine de la Direction générale du travail. Des tensions entre directions vite oubliées : quand la DGEFP est tombée dans l’escarcelle de Bercy, tous les syndicats du ministère du Travail s’y sont opposés.

La perspective d’une approche plus intégrée de l’emploi et de l’économie est pourtant une vieille lune. Martine Aubry n’est revenue, en 1997, Rue de Grenelle qu’à condition de participer à la prise de décision économique : tous les mardis, elle rencontrait son homologue à Bercy, Dominique Strauss-Kahn. « L’intégration de la DGEFP à Bercy est un gage d’efficacité : les incitations économiques et budgétaires gouvernent la politique de l’emploi ! » assène un haut fonctionnaire passé du Travail à l’Économie. Relations renforcées avec le Budget, ministre de l’Économie responsabilisé sur sa politique : il n’y voit que des avantages. C’est Bercy qui annonce désormais l’évolution des chiffres du chômage.

Reste que le souhait de Nicolas Sarkozy, modelé par Jean-Louis Borloo après son passage Rue de Grenelle, était de regrouper Affaires sociales et Économie dans un même portefeuille. « Le rattachement de l’ensemble DGT-DGEFP à Bercy était prévu, rappelle un haut fonctionnaire. Mais les partenaires sociaux ont insisté pour avoir “leur” ministère. Ils n’ont pas vu que celui-ci, sans la DGEFP, perdrait en influence. » Les confédérations ont fait contre mauvaise fortune bon cœur, et ajouté le ministère de l’Économie à la liste de ceux visités, outre Matignon et surtout l’Élysée. Pas les agents du Travail, qui dénoncent une dilution de la mission d’aide au retour à l’Emploi au sein de Bercy et une minoration de la mission Travail. « Lors des récentes grandes fermetures de sites, le secrétaire d’État chargé de l’Emploi ou le ministre du Travail se sont-ils exprimés ? Les services déconcentrés, qui géraient localement les conflits, leur rapportaient. Mais c’est le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, qui a occupé le terrain. Qu’il s’annexe le traitement des conflits collectifs et de la réglementation sociale pose problème : qui pilote ? » vitupère un ex-directeur départemental du Travail qui a passé des soirées au téléphone à expliquer au dircab de Christian Estrosi « les subtilités de la réglementation en matière de reclassement ».

Une vision partielle des faits, voilà le risque de la scission DGT-DGEFP. « Cela peut réorienter l’action publique. Car la mission Emploi est plus attachée aux résultats, moins aux procédures », reconnaît un ex-directeur d’administration centrale. Les arbitrages politiques se font, depuis 2009, au sein d’un comité où les deux secrétaires généraux des deux ministères réunissent les directeurs de leurs administrations centrales. La vie des agents n’est pas facilitée. Désormais sous double tutelle du Travail et de l’Économie, les responsables des services déconcentrés sont regroupés alternativement Rue de Grenelle et à Bercy…

Les syndicats craignent que les Direccte privilégient le soutien aux entreprises au détriment des salariés

Restructuration territoriale. Le malaise est manifeste dans ces services en région, en restructuration. La faute à… la révision générale des politiques publiques, qui a transformé depuis mi-2010 toutes les ex-directions régionales et départementales du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DRTEFP et DDTEFP) en directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi. « Les Direccte constituent la création de services déconcentrés la plus complexe de toute la RGPP », reconnaît Annaïck Laurent, chargée de mission Travail auprès du secrétaire général des ministères sociaux. Car elles intègrent en un service unique, outre les ex-DRTEFP et DDTEFP, sept administrations du ministère de l’Économie (développement industriel, concurrence…), certaines ayant une « DRH » dédiée, d’autres non. Autant dire un casse-tête pour gérer moyens et effectifs. Surtout, les syndicats de la Rue de Grenelle pointent un glissement de philosophie dans l’énoncé de la mission : créer un guichet unique au service des entreprises. Leur crainte ? Que le soutien à celles-ci soit privilégié. « Le ministère du Travail s’est constitué historiquement, au début du XXe siècle, autour du corps de l’Inspection du travail, réparti depuis 1874 sur le territoire, analyse Vincent Viet, chercheur au CNRS. Or celui-ci se souciait de protéger les salariés, l’économie étant secondaire à ses yeux. Cette vocation protectrice explique en partie les réticences des services à se retrouver sous une tutelle qui ne soit pas exclusivement tournée vers le Travail. »

Il y a aussi des raisons tangibles. Les nouveaux venus sont minoritaires (15 % des troupes) mais ont arraché le pilotage de 9 Direccte sur 22. La moindre bévue nourrit les craintes. À l’exemple des propos de cet ex-Drire à la tête d’une Direccte, étonné que les inspecteurs du travail ne préviennent pas les employeurs avant un contrôle ! « Il faudra construire une culture commune dans les Direccte », martèle Frédéric Laisné, du Syntef-CFDT. « Plus que les missions, la réorganisation a touché pour l’instant l’encadrement », note Dominique Maréchau, du Snutef-FSU. Et généré un sacré bazar. En Languedoc Roussillon, l’organigramme de la Direccte, née en 2009, est définitif depuis juin ! Partout, il a fallu revoir les circuits de décision entre préfectures et Direccte, et au sein de celles-ci. Au point de provoquer « des retards dans le règlement du chômage partiel aux entreprises », précise un agent du Sud. Cerise sur le gâteau : la mutualisation des fonctions support regroupées dans des centres régionaux. Dès l’automne, les processus administratifs de contrôle (chômage partiel, etc.) seront revus avant d’être, en partie, externalisés. Sans compter le non-remplacement d’un fonctionnaire retraité sur deux…

Cette instabilité générale alimente la démobilisation : le Languedoc-Roussillon a connu autant de journées d’absentéisme de janvier à avril 2010 qu’en 2008. Rue de Grenelle, les syndicats ont alerté la Dagemo (DRH) sur l’accentuation de la souffrance des agents : depuis 2008, la CGT a recensé cinq suicides, et trois tentatives, « en lien avec le travail ». Chose certaine, les prochaines réorganisations – relocalisation à Metz de la direction statistique (Dares) – n’apaiseront pas la « Maison des partenaires sociaux ».

Luc Allaire, directeur de la Dagemo, « DRH » du ministère du Travail
“Le ministère du Travail veut être exemplaire dans la prévention des risques psychosociaux”

Les syndicats dénoncent une montée de la souffrance au travail depuis la mise en œuvre de la RGPP en région. Faites-vous ce constat ?

Il faut être prudent avant d’établir tout lien de cause à effet. Premièrement, définir la cause des risques psychosociaux est complexe : certains suicides sur le lieu de travail n’ont rien à voir avec la situation professionnelle. Deuxièmement, le sujet n’est pas récent. Mon prédécesseur a été interpellé par les syndicats, dès 2006, après le suicide d’un agent. En deux ans, quatre comités d’hygiène et de sécurité ministériels ont été consacrés à ce sujet. En 2007, une enquête a été ouverte auprès des CHS régionaux. Ses conclusions n’ont pas fait apparaître de souffrance au travail.

Ces résultats d’enquête ont été contestés…

Cette enquête était méthodologiquement contestable : ce sont les présidents des CHSR, des responsables administratifs, qui y ont répondu. J’ai donc proposé aux syndicats une enquête statistique Sumer. Adaptée à notre ministère, elle sera menée avec la Dares auprès de 2000 agents, soit un cinquième des effectifs.

Aucun syndicat n’a approuvé cette mesure.

Certains contestaient le recours à ce questionnaire, d’autres souhaitaient qu’il soit réalisé via les médecins de prévention. Je ne les ai pas suivis car l’autoquestionnaire Sumer est validé sur le plan scientifique. Mais j’ai accédé à leur demande de lancer, en parallèle, un premier plan d’action en 11 points : recensement et soutien des initiatives en région, organisation d’un séminaire, formations pour l’encadrement et les membres de CHSR…

Avez-vous recensé les suicides sur le lieu de travail ?

Leur nombre est très limité.

Quand les résultats de l’enquête seront-ils connus ?

Au premier trimestre 2011. Ils donneront lieu à un second plan d’action. L’enquête sera renouvelée tous les deux, trois ans pour maintenir une dynamique. Le ministère du Travail entend être exemplaire dans la prévention des risques psychosociaux.

A. F.

Auteur

  • Anne Fairise