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La Toile met l’entreprise @ nu

Enquête | publié le : 01.05.2010 | Stéphane Béchaux

Fabuleux outil d’information à la fois pour les employeurs et pour les salariés, le Net est aussi une arme redoutable. Difficile de s’en protéger. Des entreprises pionnières prennent le train en marche.

Vous ne connaissez pas Aline M.? Nous non plus. Et pourtant, cette jolie blonde bientôt trentenaire travaille à la SNCF depuis 2003 comme agent commercial à bord des trains, à Nancy. Un poste qu’elle a décroché après une première expérience chez Buffalo Grill. Pour l’instant, cette ex-élève du lycée Louis-Majorelle à Toul n’a pas prévu de se marier avec son ami, Ludovic C. Elle est d’ailleurs partie sans lui en vacances, fin février, à Center Parcs. Dans l’immédiat, elle n’a pas non plus de projet d’enfant mais trouverait « sympa » de donner naissance, un jour, à des jumelles. Côté loisirs, Aline a gardé des goûts d’ado : elle aime les Harry Potter, jouer à la Nintendo DS et écouter Christophe Maé.

Pour dénicher ces infos très personnelles, nul besoin d’un détective privé. Quelques clics de souris sur la Toile suffisent. De la curiosité mal placée ? Certes. Mais l’intéressée ne peut s’en prendre qu’à elle-même : personne ne l’a forcée à étaler sa vie privée sur Facebook et Copains d’avant. Son cas n’est évidemment pas unique. Comme elle, des millions de Français sèment sur le réseau numérique des infos de toute nature sur leurs activités, leurs goûts, leurs opinions. « Ces nouveaux outils provoquent une disparition des frontières entre vie privée et vie publique. Et les gens n’ont pas appris à se protéger. Au travail, on montrait jusqu’alors ses photos de vacances à la machine à café, puis on les remettait dans sa poche. Aujourd’hui, on les partage en ligne. Et elles y restent », rappelle l’experte en technologies de l’information et de la communication (TIC) Nicole Turbé-Suetens.

Des traces numériques quasi indélébiles. Signature d’une pétition électronique, photo en ligne d’une fête d’école arrosée, commentaire idiot posté sur un forum… Sur le Net, les microévénements du quotidien peuvent porter préjudice à leur auteur sans limite de temps. Lors d’un processus de recrutement, notamment. Voilà dix-huit mois, Hugo L. en a fait l’expérience. Pressenti pour une embauche au sein de la rédaction de 20 Minutes, il s’est fait recaler pour un miniarticle litigieux publié quatre ans plus tôt lors d’un exercice au sein de son école de journalisme. Une mésaventure banale, mais rarement détectée. « Avec Internet, les risques de discrimination sont importants. Mais la Halde n’y peut rien. Personne ne saura jamais qu’il n’a pas été convoqué à un entretien à cause d’une information traînant sur les réseaux », prévient Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à Paris I. En janvier, une étude de l’institut américain Cross-Tab révélait que 14 % des recruteurs français reconnaissaient avoir déjà rejeté des candidatures après avoir trouvé des données sur le Web. Un phénomène qui va s’amplifier. Aux États-Unis, le taux atteint déjà 71 %. « Si on ne peut affirmer que 100 % des candidats font l’objet d’une enquête, il ne faut pas non plus minimiser cette pratique, comme les recruteurs ont tendance à le faire », observe Cécile Vacarie-Bernard, auteure d’une récente thèse intitulée Sous l’œil du recruteur 2.0.

Pour éviter pareil désagrément, certains s’imaginent qu’il leur suffit de rester à l’écart des réseaux sociaux. Mauvaise pioche. Car les identités numériques se construisent collectivement. Proches, collègues, rivaux, clients laissent aussi des infos sur le Web susceptibles de faire ou de défaire n’importe quelle réputation digitale. Sur le plan professionnel, préserver son anonymat numérique devient, de plus, contre-productif. « Le Web permet de traquer les talents, de mesurer la capacité des uns et des autres à s’inscrire dans ces nouveaux médias. Le pire, c’est de ne pas y être visible quand ses concurrents le sont », avertit Renaud Édouard-Baraud, directeur médias de L’Atelier, le centre de veille technologique de BNP Paribas. Jusqu’alors optionnelle, la présence sur la Toile se transforme en obligation, pour le meilleur et pour le pire. « On entre dans l’ère de la transparence, voire du ragot. On va tous s’observer les uns les autres. Il n’y aura pas un unique big brother, mais des millions de little brothers. Il va falloir gérer des problèmes éthiques et sociétaux considérables », pronostique Dominique Turcq, fondateur de l’institut de veille Boostzone.

“On entre dans l’ère de la transparence, voire du ragot. […] Il n’y aura pas un unique big brother, mais des millions de little brothers”, pronostique Dominique Turcq (Boostzone)

En pleine expansion, les réseaux sociaux professionnels, type LinkedIn ou Viadeo, se muent en redoutables outils de détection et de contrôle des talents. Pas – encore – pour dénicher un plombier, mais – déjà – pour recruter un communicant, un directeur marketing ou un ingénieur informatique. « Aujourd’hui, on identifie 70 % de nos candidats au travers des réseaux sociaux. L’époque des annuaires papier d’anciens élèves, c’est fini », confirme Jacques Froissant, fondateur du cabinet de recrutement Altaïde.

Expertises, relations professionnelles, réputation auprès des pairs… Ces outils, qui n’en sont qu’à leurs balbutiements, en disent déjà beaucoup plus long qu’un traditionnel CV papier. Et gare aux assertions fausses, désormais facilement vérifiables ! Du côté des chasseurs de têtes, on se frotte les mains. Et du côté des dirigeants aussi : surveiller ses subordonnés, en particulier les hauts potentiels, devient un jeu d’enfant. « Quand un cadre change souvent son profil et se montre actif sur les réseaux, il y a de fortes chances pour qu’il soit en recherche active d’emploi. Mieux vaut le savoir », confie le DRH technophile d’un industriel de l’armement.

Arme redoutable dans la main des recruteurs, la Toile est, aussi, un formidable outil de renseignements sur les employeurs. Les syndicalistes l’ont bien compris. « On a créé des alertes pour faire de la veille économique et sociale sur l’entreprise. De même, on « googlise » immédiatement tout nouveau dirigeant », confie un élu du personnel de SFR. Les candidats à l’embauche aussi deviennent accros. Avant tout entretien de recrutement, ils écument le Web pour cerner leurs interlocuteurs et les politiques sociales et RH de l’entreprise qu’ils souhaitent intégrer.

Des données facilement accessibles sur les très instructifs sites syndicaux. Mais pas seulement. Blogs de salariés, forums d’échange entre collègues et communautés professionnelles fleurissent sur la Toile. Tous secteurs confondus. Les gendarmes y côtoient les agents de Pôle emploi, les gérants de Petit Casino et les vendeurs d’électroménager de Carrefour. « Sur Internet, les entreprises constituent des pôles d’attraction très forts autour desquels gravitent des communautés d’experts, d’entraide ou de contestation. Il s’y échange énormément d’informations, parfois confidentielles. Les DRH feraient bien de former leurs équipes aux questions de veille économique », estime Maryse Carmes, cofondatrice du Groupe de recherche sur les intranets et le changement organisationnel (Grico).

« Tyrans esclavagistes ». Sur la Toile, le site Web corporate vantant les politiques RH ne suffit plus pour contrôler sa marque employeur. Impossible d’éviter les coups de canif. Du type « Sofinco, boîte pourrie », asséné début mars par un internaute. « Bosser chez eux, c’est être dirigé par des tyrans esclavagistes dans une ambiance merdique avec heures sup à tire-larigot », fustige ainsi l’internaute sur le forum d’Aufeminin.com. Sans que l’établissement de crédit ne réagisse.

Plutôt que de subir ces on-dit, de rares entreprises prennent les devants. La SSII Devoteam, par exemple, incite ses consultants à partager leurs savoirs sur son « blog des experts ». « C’est un moyen de valoriser les compétences internes et de faire rayonner le savoir-faire de l’entreprise », justifie Élise Bruchet, responsable du knowledge management. Même démarche chez Sephora, qui invite ses troupes à témoigner sur son « blog RH ». « On l’a créé dans une optique de réputation, pas de stimulation interne. Il s’agit de montrer à l’extérieur la réalité de l’entreprise en donnant librement la parole à nos collaborateurs », indique le DRH, Philippe Canonne. Un blog qui va s’enrichir de vidéos.

D’autres entreprises tentent d’importer, en interne, les outils collaboratifs du Web. Pour faciliter les échanges, doper l’innovation ou rapprocher la base du sommet. Pas simple. « Les technologies comme Facebook ou Twitter ont été créées par des étudiants pour des usages strictement privés. Elles reposent sur des modèles horizontaux dans lesquels tout le monde est copain avec tout le monde. Or les entreprises restent encore globalement des organisations verticales, avec des chefs qui veulent garder le pouvoir et le savoir », analyse François Lecombe, consultant à Entreprise & Personnel. Une conception pyramidale mise à mal par les outils collaboratifs, que les derniers embauchés maîtrisent beaucoup mieux que leurs chefs. « Désormais, celui qui a le pouvoir, c’est celui qui a le plus de connexions, le meilleur réseau. Et non plus celui qui a le plus de savoir. Demain, on monnaiera le nombre de contacts sur les réseaux professionnels », prédit Carlos Diaz, P-DG de la start-up BlueKiwi, conceptrice de réseaux sociaux d’entreprise.

Lyonnaise des eaux, Dassault Systèmes, Société générale, Alcatel-Lucent… De plus en plus d’entreprises se mettent au Web 2.0. « Ces outils permettent de casser les rapports principalement verticaux pour faciliter le travail en réseau. Ils sont facteurs de connaissance, de convivialité et de fidélisation de la génération Y », explique Sarah Alezrah, responsable de l’intranet de Bouygues Telecom. Une plate-forme en pleine évolution, qui fait la part belle à la personnalisation, en attendant le lancement prochain d’un réseau social d’entreprise.

Autre pionnier, SFR. Voilà deux ans, l’opérateur a lancé son intranet collaboratif MySFR, refondu récemment. « On l’a conçu comme un outil de transparence, visant à fluidifier l’information et à favoriser l’interactivité selon les codes du web 2.0. Lors de la fusion avec Neuf, on en a fait notre vecteur unique de communication », explique Jean-Marie Vinas, directeur de la communication interne. Une expérience concluante mais pas révolutionnaire : hormis une vingtaine de contributeurs réguliers, les salariés ne se précipitent pas sur l’outil pour échanger. Sauf quand ils sont… en colère. En début d’année, la direction en a fait l’expérience, en communiquant sur le résultat des négos salariales non conclusives. Résultat, des dizaines de commentaires de collaborateurs exprimant leur mécontentement. Et un message, signé de l’intersyndicale, censuré. Complexe, l’interactivité.

Scanner numérique

Les moteurs de recherche traditionnels, tels Google ou Yahoo !, permettent certes de faire des recherches sur les individus. Mais, n’ayant pas été conçus à cette fin, ils s’avèrent médiocres pour fouiller les réseaux sociaux privés (Facebook, Flickr, MySpace, Twitter) ou professionnels (LinkedIn et Viadeo).

Des manques comblés par de nouveaux outils, centrés sur les personnes. En France, le plus connu s’appelle 123people. Quelques secondes suffisent pour afficher photos, vidéos, coordonnées, blogs, liens Internet et espaces personnels de l’individu recherché. Les résultats s’avèrent souvent « bluffants », mais peuvent aussi ? être pollués par la présence d’homonymes.

D’autres moteurs, non francophones, font aussi un peu froid dans le dos. Ainsi de Yasni ou de Whozat ?, qui scannent les identités numériques en quelques secondes. Des outils qui, d’après tous les spécialistes, vont encore faire des progrès considérables…

14 % des recruteurs français avouent avoir déjà rejeté des candidatures après avoir obtenu des informations sur le Net, estime une étude de l’institut américain Cross-Tab.

Des DRH plus dinosaures que technophiles

Une espèce rare, les DRH 2.0 ! Inquiets, méfiants et, surtout, un peu dépassés, les directeurs des ressources humaines courent après le train numérique. Parmi les rares réflexes aujourd’hui répandus dans la profession, la surveillance de la prose syndicale numérique. Sur les blogs ou les sites spécialisés, tel Miroir social. « On a du mal à les convaincre de s’exprimer. En revanche, ce sont nos premiers abonnés. Ils veulent savoir ce que leurs syndicalistes racontent », explique Rodolphe Helderlé, fondateur du site. Du côté des blogs, rien à se mettre sous la dent. Aucun DRH de renom ne s’y est encore essayé. Hormis Jean-Claude Delmas, DRH de Casino Supermarchés, dont le dernier billet remonte à… la mi-novembre.

Certains DRH défrichent néanmoins la jungle numérique. Le groupe Société générale, par exemple, est en phase de déploiement d’un réseau social interne dédié à sa communauté RH, soit 2800 personnes dans le monde. « Qui, mieux que les RH, peut tester ce nouvel outil qui va changer profondément notre façon de travailler ? » justifie Franck La Pinta, responsable de la marque employeur du groupe bancaire. Autre initiative, celle du Club des ex qui, animé par Armand Sohet, DRH d’une division de Thales, réunit des anciens de la fonction RH de PSA. Informel, le club dispose d’un outil collaboratif pour favoriser les échanges entre ses membres. « La difficulté, c’est de faire adhérer les DRH traditionnels, qui ont du mal avec le numérique. On rencontre le même problème que dans l’entreprise. Doter les individus d’un outil ne suffit pour qu’ils créent des connexions », note Armand Sohet. En matière informatique, les DRH doivent composer avec les DSI et les directeurs financiers. « Le Web 2.0 n’est pas encore un standard. Il faut donc à la fois choisir les bons outils et les inscrire dans les budgets », analyse Philippe Torres, directeur des études de L’Atelier, le centre de veille technologique de BNP Paribas.

Il n’empêche, les DRH vont devoir sauter le pas. Car le numérique va bouleverser l’organisation du travail. « Toutes les politiques RH vont être touchées, y compris la rémunération et l’évaluation », prévient Dominique Turcq, de l’institut de veille Boostzone. Patron de l’éditeur BlueKiwi, Carlos Diaz prédit même l’avènement d’un DRH d’un nouveau type : le « directeur des… réseaux humains ». S. B.

Auteur

  • Stéphane Béchaux