En France, le travail prend trop de place, constate la sociologue. Rompre avec le capitalisme pourrait être une solution pour remédier à cet état de fait.
La valeur travail fait-elle l’objet d’un grand malentendu ?
Oui. On entend depuis des années qu’il faudrait réhabiliter la valeur travail. J’ai malheureusement participé à ce débat en intitulant un de mes livres le Travail, une valeur en voie de disparition, en 1995. Un an plus tard, le livre de Rifkin la Fin du travail était publié : tout s’est passé comme si nous constations la fin de la valeur travail. Mon propos était tout autre : je voulais m’interroger sur la capacité du travail à permettre aux individus, en toute circonstance, de s’exprimer et comprendre comment on pouvait améliorer l’accès de tous à l’emploi.
Mais cette valeur a-t-elle disparu ?
Mais non, au contraire ! Les attentes qui sont placées dans le travail n’ont jamais été aussi fortes. Les Français sont, parmi les Européens, ceux qui considèrent le plus que le travail est très important. Mais ils sont aussi ceux qui disent le plus qu’ils aimeraient que le travail prenne moins de place ! Ce qui m’intéresse dans cette question, c’est le décalage qui existe entre l’idéal et le réel. Je suis en désaccord avec les auteurs qui défendent l’idée que, parce qu’il requiert un intense investissement subjectif, le travail permet systématiquement aux individus de s’exprimer, de « faire œuvre ». Marx disait que pour produire comme des êtres humains il nous fallait d’abord libérer le travail. D’où ma question : le travail actuel, hétéronome, subordonné, jouet d’une division du travail toujours plus intense, est-il bien celui qui nous permettrait de nous réaliser et de nous exprimer ? Autrement dit, les maux actuels du travail sont-ils conjoncturels ou inhérents à un type de société qui a mis la réalisation du profit, l’obtention du plus gros PIB possible et la compétition au ? cœur de son fonctionnement ? Les conditions d’une libération du travail n’exigent-elles pas une véritable révolution ?
Pourquoi les Français sont-ils, plus que les autres, affectés par leur rapport au travail ?
Sans doute du fait du fort décalage entre les immenses attentes qu’ils placent dans le travail et la réalité. Alors que l’intérêt accordé au contenu du travail est très fort dans notre pays, les conditions réelles d’exercice du travail montrent des Français très déçus : stress très élevé, perspectives de promotion inexistantes, insatisfactions par rapport au salaire… Au Danemark ou au Royaume-Uni, la relation au travail est plus pragmatique. Dans l’Hexagone, la relation est beaucoup plus affective : le travail est un statut.
Quelle contribution la droite a-t-elle apporté au débat sur la valeur travail ?
Deux événements ont convergé pour mettre la question de la dégradation de la valeur travail au centre du discours de la droite : la mise en œuvre des 35 heures, interprétée comme un désamour vis-à-vis du travail ; la critique du RMI et de ce que l’on a appelé l’assistanat, où les allocataires des minima sociaux ont été soupçonnés de préférer le non-travail au travail. Certains économistes ont dénoncé parallèlement une « préférence française » pour le loisir qui expliquerait tous nos maux. En présentant la loi Tepa en 2007, la ministre des Finances, Christine Lagarde, déplorait simultanément la représentation du travail comme servitude et l’apologie de la paresse sur laquelle reposait, selon elle, la philosophie des 35 heures. C’est amusant de voir aujourd’hui l’OCDE et des fondations américaines et britanniques très sérieuses recommander la réduction du temps de travail comme meilleur remède à la crise économique et écologique.
Comment donner moins de place au travail ?
Deux voies sont possibles. La première consisterait à rompre avec le capitalisme. On ne prend pas cette direction, mais la prise de conscience que nous risquons une crise écologique majeure peut nous pousser à ne plus juger les performances de nos sociétés uniquement à l’aune de la croissance du PIB mais aussi à celle de la qualité des produits et du travail. Si nous voulons vraiment changer le travail, il nous faudra sans doute rompre avec l’obsession du profit, réformer le modèle de développement et les indicateurs de mesure du progrès, révolutionner notre conception de l’entreprise, conçue comme une institution sous la surveillance d’une double « chambre », celle des actionnaires et celle des salariés, comme le propose par exemple la philosophe Isabelle Ferreras. Un tel projet peut constituer notre horizon. En attendant, le malaise des salariés exige, à tout le moins, que soit mise en place au plus vite la réforme du « travail décent » que le BIT appelle de ses vœux depuis dix ans.
Sociologue.
PARCOURS
Normalienne et énarque, agrégée de philosophie, Dominique Méda est directrice de recherche au Centre d’études de l’emploi. Spécialiste du travail, elle a publié de nombreux ouvrages sur la valeur travail (voir Livres, page 72). Elle s’est également beaucoup intéressée à la réduction du temps de travail, à la place des femmes dans le monde du travail et a notamment participé au collectif Fair (Forum pour d’autres indicateurs de richesse). Elle vient de publier Travail : la révolution nécessaire (Éditions de l’Aube, 2010).