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Une éthique difficile à exporter

Dossier | publié le : 01.03.2010 | Sarah Delattre

Sur le papier, les donneurs d’ordres occidentaux s’efforcent de devenir des acheteurs socialement responsables. Sur le terrain, dans les pays de production, c’est moins simple. Les médias, les ONG ou les syndicats peinent à vérifier le respect des droits fondamentaux tout le long de la chaîne d’approvisionnement.

En février dernier, le collectif Éthique sur l’étiquette – qui regroupe des associations de solidarité internationale, des syndicats et des mouvements de consommateurs ou d’éducation populaire – a marqué la clôture des soldes en manifestant devant un Centre Leclerc de la banlieue parisienne pour dénoncer les conditions de travail dans les usines de confection des produits qui remplissent les Caddie des consommateurs. « La grande distribution ne solde pas que des vêtements. Toute l’année, elle solde aussi ceux qui les fabriquent », « Fabrication de jeans douze heures par jour pour 27 euros mensuels seulement », pouvaient lire les badauds. Un coup de griffe médiatique aux politiques d’approvisionnement des grandes enseignes telles que Carrefour, Auchan, Casino et consorts qui se veulent pourtant acheteurs responsables à grand renfort de chartes, d’accords internationaux, de partenariats avec des ONG et d’audits sociaux.

Sous la pression de l’opinion publique occidentale soucieuse de consommer des produits équitables, des ONG et des syndicats internationaux, les donneurs d’ordres affichent dorénavant leur volonté de faire respecter les droits fondamentaux, non seulement au sein de leurs filiales étrangères, mais aussi chez leurs sous-traitants. « Aujourd’hui, il n’y a pas une entreprise du CAC 40 qui n’évoque sa responsabilité en tant que donneur d’ordres », observe François Fatoux, délégué général de l’Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (Orse). Dans une étude comparative sur la communication des entreprises du CAC 40 relative aux achats responsables publiée récemment, l’observatoire relève que « plus d’un quart sont impliquées dans des initiatives visant à favoriser l’intégration de la RSE tout au long de la chaîne d’approvisionnement », qu’« une entreprise sur deux affirme avoir formalisé et/ou intensifié sa démarche achats responsables en 2008 ».

Les plates-formes de partage d’audits sociaux se multiplient. Carrefour, par exemple, ne ménage pas ses efforts, tout au moins sur le papier. Depuis 1997, le géant français de la grande distribution s’appuie sur la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (Fidh) pour s’assurer du respect des droits fondamentaux dans sa chaîne d’approvisionnement. En 1998, il contribuait au lancement de l’Initiative clause sociale (ICS), qui permet aux distributeurs français de mutualiser les résultats d’audits sociaux menés chez leurs fournisseurs par des cabinets indépendants.

Au niveau mondial, Carrefour participe aussi au global social compliance programm (GSCP). Réunissant 27 multinationales, parmi lesquelles Auchan, Carrefour, Casino, Ikea, Metro, Walmart, ainsi que la Fidh, WWF et le syndicat international des services UNI à titre consultatif, ce programme vise également à partager les résultats d’audits des fournisseurs ainsi qu’une approche de développement durable tout au long de la chaîne d’approvisionnement. De même, Danone s’est engagé dès 2007 dans la mise en commun de ses résultats d’audits en adhérant à la démarche AIM-Progress, qui doit conduire à l’adoption de critères de responsabilité sociale communs aux géants de l’agro­alimentaire. Le groupe de Franck Riboud a aussi rejoint Sedex (Supplier Ethical Data Exchange), une plate-forme qui fédère 317 donneurs d’ordres (Burberry, The Body Shop, Adidas, Carlsberg, Nestlé…) et fournisseurs pour leur « permettre le partage des données en vue d’une amélioration des performances éthiques », d’après le site Internet.

Une nouvelle génération d’accords-cadres intègre les sous-traitants. Face à la défaillance des États et à l’incapacité des Nations unies d’adopter des normes internationales véritablement contraignantes, les world companies signent avec les fédérations syndicales internationales des accords-cadres dont le contenu, vu de France, reste socialement au rabais. En plus d’y réaffirmer le droit à la liberté syndicale, la non-discrimination, l’égalité de traitement, l’interdiction du travail forcé et du travail des enfants, etc., pour ses propres salariés, bon nombre de ces textes dits de « droit mou » intègrent aujourd’hui un chapitre sur les sous-traitants et les fournisseurs.

Dans son accord renégocié en mars 2008 avec la Fédération internationale des syndicats de travailleurs de la chimie, de l’énergie, des mines et des industries diverses (Icem), Rhodia s’engage par exemple à améliorer la sécurité et à assurer un suivi des indicateurs tant pour ses salariés que pour ceux des entreprises sous-traitantes. Le groupe chimique attend qu’elles respectent les droits fondamentaux, « tout manquement grave et non corrigé après observation » étant susceptible de mettre un terme aux relations avec l’entreprise concernée. Le constructeur automobile PSA, qui a renégocié récemment son accord valable dans ses 110 filiales, va plus loin, non seulement en demandant à ses sous-traitants l’application des conventions internationales de l’OIT, mais aussi en leur prescrivant un engagement similaire à l’égard de leurs propres fournisseurs. « Dans le cadre d’appels d’offres, PSA s’engage à ce que le respect des droits humains soit un critère déterminant dans la sélection des fournisseurs », stipule le texte. « Un processus spécifique sera également mis en place envers les petites entreprises de fournisseurs et sous-traitants pour leur permettre d’appliquer progressivement les standards de l’OIT. » Même effort de contrôle de la chaîne de sous-traitants chez EDF, dont le nouvel accord sur la responsabilité sociale ratifié en janvier 2009 par 13 fédérations syndicales couvre 125 000 salariés. L’entreprise publique s’y engage notamment à mettre en place à l’égard de ses sous-traitants des procédures appropriées de sélection et d’évaluation et leur demande de reprendre envers tout sous-traitant ses propres exigences.

Plus original, la création par Danone d’un fonds de dotation pour l’écosystème chargé de soutenir des projets d’investissement pour des fournisseurs, des agriculteurs ou des sous-traitants du groupe. Doté de 100 millions d’euros en 2009, ce fonds socialement correct sera ensuite abondé à hauteur de 1 % du résultat net du groupe.

Des engagements difficiles à vérifier. Reste que, sur le terrain, il est difficile de vérifier la réalité de ces déclarations d’intention. Faute de moyens humains et matériels, les ONG et les représentants des salariés ne peuvent pas sérieusement jouer les empêcheurs de trimer en rond. La non­reconnaissance et la faiblesse des syndicats dans plusieurs régions du monde, notamment aux États-Unis et en Asie, entravent sérieusement la transmission des engagements sur le terrain. Des directions ferment souvent les yeux sur les pratiques locales de discrimination syndicale, d’heures supplémentaires non payées… Alors, dépenser du temps et de l’argent pour enquêter sur les comportements socialement responsables de leurs fournisseurs, vous n’y pensez pas sérieusement ! Malgré tout, les audits sociaux se multiplient.

Pour s’assurer en interne du respect de ses engagements, PSA réalise à la fois une autoévaluation des directions locales et des audits externes. « Chaque filiale doit se positionner par rapport à nos engagements, sachant que les organisations syndicales évaluent ce positionnement, explique Philippe Dorge, directeur des relations sociales et du travail chez PSA. Une dizaine de filiales par an sont par ailleurs auditées par un cabinet externe. Plusieurs DRH de filiale estiment que notre accord est très structurant et permet de mieux savoir ce qui se passe. »

Selon PSA, qui a mis en œuvre 310 plans d’action prioritaires en 2009 dont 11 concernant les relations avec les fournisseurs, cette politique s’est traduite par des procédures d’alerte sur la violation des droits humains en Russie, la mise en place d’IRP en Algérie, d’un âge minimal de recrutement au Brésil, d’un accord sur l’organisation du temps de travail en Argentine…

Chez Danone, « le cabinet KPMG a audité 20 % de notre périmètre en 2009, vérifiant la véracité des autoévaluations menées par nos filiales, explique Marc Gosser, directeur de la responsabilité sociétale du groupe. Des mesures de correction ont par exemple permis une meilleure reconnaissance du droit syndical en Russie. Nous avons par ailleurs réalisé une centaine d’audits de fournisseurs en 2009, particulièrement dans le monde agricole, où le travail forcé et le travail des enfants restent un risque ». Plus inédit, dans le cadre de ses accords avec l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration (UITA), Danone finance au sein de cette structure un poste de permanent syndical chargé de contrôler sur place le respect des engagements. « En tandem avec un représentant de la direction, je visite six sites par an pour y vérifier le respect des accords, témoigne Patrick Dalban-Moreynas, coordinateur UITA. En 2009, je suis allé en Espagne, en République tchèque, en Pologne, en Allemagne, en Russie et en Argentine, où une forte présence syndicale a contribué à améliorer la sécurité au travail dans les usines. Mais, pour 2010, l’Indonésie est tombée à l’eau pour cause d’opacité syndicale. »

Dans le cadre de son partenariat avec Carrefour, la Fidh missionne une vingtaine d’observateurs bénévoles chargés de visiter inopinément quelques usines en Chine, en Inde et au Bangladesh. Mais, à raison d’une demi-journée par site, l’exercice reste limité. Surtout, dans « Un regard critique des fournisseurs sur les politiques achats des grands groupes », réalisé en septembre 2007, l’Orse mettait en exergue « un cercle perverti ». « Une démarche assise sur d’excellentes intentions et qui devrait permettre d’entraîner un nombre croissant d’entreprises dans une démarche de progrès aboutit, par manque de concertation, à une pression accrue sur les fournisseurs et à un résultat inverse de celui recherché. » Les fournisseurs interviewés y dénonçaient « un discours dominant sur les relations gagnant­gagnant en décalage avec des rapports commerciaux rudes et des négociations difficiles conduites par des acheteurs pris entre des objectifs contradictoires ». Se désespérant de voir les politiques d’approvisionnement du groupe Casino véritablement évoluer, Amnesty International a demandé le divorce en avril 2009, mettant fin à un partenariat qui avait débuté en 2003.

« Cash ! » dénonce les pratiques de la grande distribution

Je quitte la maison à 6 heures chaque matin et je rentre à 21 heures. » « Nous devons travailler de 9 heures du matin à 1 heure du matin suivant. » « Si nous tentons de créer un syndicat, nous perdrons notre travail. » Le rapport « Cash ! » sur les pratiques d’approvisionnement de la grande distribution et les conditions de travail dans l’industrie de l’habillement égrène les témoignages d’ouvrières et met à nu une glaçante réalité. Orchestrée par Clean Clothes Campaign, qui s’est entretenu avec 440 travailleurs dans quatre pays (Sri Lanka, Inde, Bangladesh et Thaïlande), la campagne dénonce les pratiques des géants comme Walmart, Carrefour ou Lidl. « Les enseignes de la grande distribution favorisent des pratiques d’approvisionnement destinées à obtenir un maximum de flexibilité et les prix les plus bas de la part de leurs fournisseurs, constate le rapport. En même temps, ils affirment qu’ils améliorent les systèmes dont ils disposent pour faire appliquer leurs codes de conduite concernant les droits des travailleurs. Les pratiques engendrent une série de pressions qui ont des impacts négatifs sur les travailleurs. Les normes dont se sont dotés les grands distributeurs sont largement violées dans leurs propres filières d’approvisionnement. »

Auteur

  • Sarah Delattre