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Politique sociale

Entreprise France rech. immigrés, qualif. exigée

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.04.2000 | Sandrine Foulon

Officiellement, la France n'a pas abandonné l'immigration zéro. Mais, dans la pratique, pour pallier les carences dans les secteurs en surchauffe ou les métiers high-tech, elle entrouvre à nouveau ses portes. De façon très sélective. Condition sine qua non : un sérieux bagage professionnel.

Ils sont 18 Polonais, débarqués de Dantzig pour la plupart. Ils ont rejoint le port breton de Concarneau où ils travaillent depuis six mois dans une entreprise de réparation et de construction de bateaux, le chantier Piriou Frères. Aucun d'entre eux ne parle français. Seul un chef de chantier polyglotte joue les traducteurs. Chaudronniers, soudeurs, tuyauteurs, ils communiquent peu, s'arrêtent juste une demi-heure pour déjeuner et continuent de plus belle.

« Les semaines de quarante-cinq heures ne leur font pas peur », explique l'un des 250 salariés de l'entreprise. Payés 150 francs l'heure, logés, nourris, leur seul but est d'amasser un petit magot avant de retourner chez eux, au printemps. « Des ouvriers compétents, souligne Pascal Piriou, le directeur administratif et financier de cette PME familiale. Mais ce sont des mercenaires. Ils viennent sans leur famille. Une solution provisoire pour eux, comme pour nous d'ailleurs. L'idéal serait de pouvoir embaucher des gens de notre “bassin de vie”. C'est un gage de réussite lorsqu'un fils de chaudronnier de l'entreprise vient nous rejoindre. » Malheureusement pour Piriou Frères, les Chantiers de l'Atlantique, dont les carnets de commandes débordent, aspirent vers Saint-Nazaire tous les bras sachant souder dans la région. Faute de candidats nationaux, le grand chantier nazairien fait aussi appel à des chaudronniers venus de l'Est.

Avec la reprise, qui dope l'activité, les petits chantiers explorent toutes les pistes pour dénicher les trop rares candidats. Piriou ouvrira en septembre prochain un centre de formation, à Concarneau même, pour obtenir les chaudronniers et soudeurs que l'Éducation nationale ne peut plus lui fournir. « Une logique à moyen terme », reconnaît Pascal Piriou. Alors, dans l'urgence, l'entreprise, en accord avec l'ANPE et la direction départementale du travail, s'est tournée vers la main-d'œuvre étrangère. L'audit de l'ANPE s'est révélé sans appel. Impossible de trouver de la main-d'œuvre locale. En moins d'un mois, des autorisations provisoires de travail (APT) d'une durée de trois mois, renouvelables une fois, ont donc été délivrées aux ouvriers polonais. L'affaire a été rondement menée grâce à un prestataire spécialisé, l'Agence pour la coopération des entreprises maritimes (Acem). Cette association, en contact avec les chantiers navals polonais, a trouvé les ouvriers « clés en main ». Les chantiers Piriou sont loin d'être un cas isolé et le secteur de la construction navale n'est pas le seul en panne de main-d'œuvre à vouloir recruter hors des frontières.

Pas de bûcherons roumains

Autre exemple, encore plus conjoncturel, celui des professionnels de la forêt. Pour réparer les dégâts de la tempête de décembre 1999, ils ont un besoin urgent de bûcherons et souhaitent recourir à l'immigration. Du côté de l'Administration, ils se heurtent à une fin de non-recevoir. « La priorité est d'employer la main-d'œuvre locale, souligne Dominique Labroue, sous-directrice à la Direction de la population et des migrations (DPM) au ministère de l'Emploi. Le ministère est à l'écoute des branches professionnelle mais n'est pas disposé à satisfaire des demandes qui n'ont pas de sens. La tempête de janvier a, certes, fait exploser la demande de bûcherons. Mais pourquoi faire appel à des Roumains alors que nous avons 3 900 bûcherons au chômage ? » Fustigeant les entreprises qui n'ont pas voulu pousser la porte de l'ANPE, Martine Aubry leur a clairement refusé de recourir à la main-d'œuvre étrangère. Le ministère de l'Agriculture a en outre prévu des formations courtes à la sécurité pour réadapter ces bûcherons au chômage. En revanche, des entreprises allemandes, voire canadiennes, pourront venir, via des contrats commerciaux, réaliser des missions ponctuelles.

En dépit d'un discours gouvernemental inflexible sur les flux migratoires, la pression économique est de plus en plus forte pour que l'État rouvre les vannes de l'immigration. Selon le dernier rapport du Haut-Conseil à l'intégration publié en janvier, le nombre global de visas, de long et de court séjour, délivrés en 1998 a progressé de 14 % par rapport à 1997. Même si cette évolution est essentiellement due aux regroupements familiaux (8 % de hausse en 1998) et aux régularisations (51 000 personnes concernées en 1998 contre 19 000 en 1997 par la circulaire Chevènement), il y a fort à parier que les chiffres de 1999 marqueront encore une belle progression.

Le frémissement le plus tangible concerne les nouvelles technologies, où les entreprises désespèrent de trouver des candidats. Dès 1998, les ministères de l'Emploi et de l'Intérieur ont publié une circulaire visant à alléger les procédures d'entrée en France des informaticiens étrangers, dont le salaire ne peut être inférieur à 180 000 francs brut annuels. En clair, l'Administration n'applique plus le fameux principe de l'opposabilité de la situation de l'emploi pour refuser le recrutement de ces ingénieurs extracommunautaires. Les effets de cette circulaire sont encore difficiles à mesurer. Les dernières statistiques de l'OMI (1998) font état d'une augmentation de 74 %, ce qui représente toutefois un chiffre modeste : 699 entrées supplémentaires, au regard des 100 000 à 150 000 étrangers qui obtiennent un titre de séjour permanent chaque année. Mais, sur le terrain, les entreprises commencent à percevoir le changement.

Douze nationalités dans une SSII

« La situation s'est nettement assouplie, constate Béatrice Bigoin, responsable des ressources humaines de la branche télécoms de la SSII Steria. Il y a trois ans, nous avons essuyé deux refus successifs concernant l'embauche d'un ingénieur… suisse ! Aujourd'hui, aucun problème pour recruter des Vénézuéliens, des Indiens, des Coréens ou des Européens de l'Est, qui eux-mêmes cooptent des compatriotes. Nous comptons jusqu'à 12 nationalités différentes dans nos murs. Un melting-pot essentiel dans un marché comme le nôtre, tourné vers l'export. » Les frontières n'arrêtent plus les entreprises en quête de profils qualifiés. À l'instar de AFD Technologies, société spécialisée dans les réseaux et les télécoms créée il y a plus d'un an. « Pour séduire les candidats, nous allons faire notre numéro de claquettes directement dans les écoles d'ingénieurs au Maghreb », explique Isabelle Pommier, chargée du recrutement dans cette société de 120 salariés basée à Paris. Les quelque 10 000 francs que toute société française est tenue de verser à l'Office des migrations internationales (OMI) pour l'embauche d'un salarié extracommunautaire ne freinent pas les élans.

Pas question, cependant, pour le gouvernement d'accorder un droit systématique au travail, même dans les high-tech. Ballotté entre les exigences des entreprises et la nécessité de reclasser 2,7 millions de chômeurs, l'Administration française jongle avec un dossier délicat. Les levées de boucliers syndicales qui ont eu lieu aux Pays-Bas, au Danemark ou en Allemagne l'incitent à la prudence. Dès l'annonce surprise du chancelier allemand Gerhard Schröder d'accorder 30 000 visas spéciaux pour les informaticiens, le syndicat IG Metall est monté au créneau en rappelant que 4 millions de personnes cherchent un emploi outre-Rhin.

La peur du dumping social

En France, pas de mesure globale ou de campagne de recrutement à l'allemande en vue. L'octroi d'autorisations de travail s'effectue encore au cas par cas, en fonction des besoins réels des entreprises. Le nombre d'immigrés au chômage – 24 % en moyenne, 31 % pour les seuls immigrés extracommunautaires – et la crainte de voir une vague d'immigration introduire un dumping social sur le territoire freinent les ardeurs des pouvoirs publics, qui privilégient des formules de codéveloppement. « Certains employeurs ont tendance à chercher de la main-d'œuvre toujours plus loin, souligne Jean-Pierre Garson, chargé d'études et spécialiste des migrations internationales à l'OCDE. Ils évitent ainsi les communautés déjà bien implantées en France, organisées et connaissant leurs droits. »

Il n'est pas question non plus de multiplier les situations sociales comparables à celles des saisonniers employés dans l'agriculture. Les risques sont plus limités avec le personnel qualifié. Même si un informaticien russe ou indien coûte moins cher qu'un national, ces disparités s'atténuent assez rapidement. « Les niveaux de salaire à l'embauche varient selon la formation, souligne Béatrice Bigoin, de Steria. Un ingénieur vénézuélien formé dans son pays et ne parlant pas français sait qu'il aura un petit handicap. Il ne pourra prétendre à la même rémunération qu'un de ses compatriotes diplômé des Télécoms. Mais, très vite, il pourra progresser. » D'autant que les employeurs se bousculent au portillon.

Des missions d'un an maximum

Pour autant, l'administration préfère prendre ses précautions. Des seuils salariaux ont été fixés, dès 1996. Les directions départementales du travail ont été invitées par circulaire à se montrer « souples » avec les cadres étrangers gagnant plus de 23 500 francs brut mensuels. « Le ministère revendique clairement une politique de régulation des flux migratoires, poursuit Dominique Labroue. Notamment pour les qualifiés que l'on ne trouve pas en France. » Priorité aux immigrés en provenance des pays développés et émergents. Sur les 4 300 autorisations provisoires de travail délivrées en 1998, 1 700 l'ont été à des Nord-Américains, 600 à des Européens de l'Est, 140 à des Japonais… Munies de titres de séjour permanents ou provisoires, ces populations sont de plus en plus choyées. Une tendance que l'on retrouve chez les étudiants. Après des années d'entrées au compte-gouttes, le nombre d'étudiants étrangers progresse fortement (+ 22,5 %). Là encore, il s'agit surtout pour la France de rattraper son retard.

Autre phénomène, les entreprises internationales sollicitent de plus en plus souvent des travailleurs qualifiés venant de l'étranger pour des périodes courtes. À l'image de Cristian Gutiérrez, 32 ans, Québécois d'origine chilienne, responsable du marketing chez Cognicase, société canadienne de services et de conseil en high-tech à Paris. « La plupart de nos ingénieurs sont détachés par le groupe. Ils réalisent en France des missions d'un an maximum pour ensuite reprendre leurs valises et se poser ailleurs, à l'international. Jeunes, sans attaches, ils passent d'un pays et d'un employeur à l'autre. » « Il y a encore une dizaine d'années, on comptait beaucoup plus d'entrées de salariés permanents que temporaires, note André Lebon, chargé d'études à la Direction des populations et des migrations. Depuis 1998, la tendance s'est inversée. »

Obnubilés par la mondialisation des marchés et la nécessité de créer des équipes multiculturelles, les grands groupes cherchent également de plus en plus à recruter des étrangers. Un besoin vital pour la Lyonnaise des eaux, présente dans 85 pays et employant 45 000 salariés, dont 36 000 dans le monde. « Nous avons par exemple en Asie-Pacifique un réseau de chasseurs de têtes qui travaille en permanence pour nous, souligne Éric Asselin, DRH de la Lyonnaise des eaux. Nous recrutons chaque année dans le monde environ 500 cadres qui seront formés à nos métiers avant de retourner opérer dans leur région d'origine. Car nos marchés sont très locaux. Du coup, il nous faut en outre, en France, des cadres qui comprennent les environnements de ces pays. » Au seul siège social parisien de la Lyonnaise, qui compte 300 personnes, le nombre de non-Français est passé en deux ans et demi de 0 à 45. « Mais il est vrai qu'aujourd'hui il n'est pas toujours facile de faire venir des cadres étrangers, poursuit Éric Asselin. Cela nous coûte très cher. Et il est tout aussi compliqué d'obtenir des autorisations pour des techniciens indonésiens ou indiens à moins de 24 000 francs mensuels. »

Finie l'immigration zéro

Ce manque de souplesse est également dénoncé par le DRH de Siemens Réseaux et Télécommunications, qui gère 110 salariés de 17 nationalités différentes. « Les délais d'impatriation sont très longs et décalés par rapport aux besoins économiques, souligne Xavier de Yturbe. À supposer qu'on remporte un appel d'offres, on ne peut pas se permettre d'attendre trois mois un permis pour un ingénieur hongrois, turc ou chinois… Si l'on parvenait à une unicité de temps et de lieu pour toutes ces formalités, on gagnerait un temps précieux. D'autant que la concurrence internationale est rude. Il manque en Europe 600 000 ingénieurs en télécommunications dont 40 000 en France. »

Même colossaux, ces besoins de main-d'œuvre qualifiée peuvent-ils renvoyer la politique de l'immigration zéro en vigueur depuis plus de vingt ans aux oubliettes ? Le retour de la croissance est un aiguillon autrement plus puissant. Des politiques, Alain Juppé en tête, mais aussi des experts, tels Patrick Weil, auteur d'un rapport publié en janvier pour le Haut-Conseil à l'intégration, ou encore Jean Boissonnat, ancien membre de la commission emploi au Commissariat du Plan, affirment que la France devra revoir sa politique d'immigration. Renoncer totalement au principe d'opposabilité de la situation de l'emploi ? Assouplir les dispositions existantes dans l'esprit de la circulaire de 1998 pour les informaticiens ? Continuer à privilégier une immigration élitiste, tournée vers les qualifiés ? Favoriser les migrations provisoires ? Essayer de résorber le chômage tout en cédant aux pressions des entreprises en quête de talents étrangers ? Tous les scénarios sont envisageables. « Dans un contexte de chômage élevé, on n'assisterait pas à une grande révolution en matière d'immigration, estime Jean-Pierre Garson, de l'OCDE. L'État peut encore compter sur les réserves de main-d'œuvre, mais aussi sur les délocalisations qui se perpétuent ou sur des gains de productivité encore possibles. En revanche, si les besoins des entreprises deviennent massifs, elles pourraient bien recourir à cette main-d'œuvre ponctuelle qui leur assure la flexibilité tant souhaitée. »

Et puis, il ne faut pas oublier les sombres perspectives démographiques. Selon le dernier rapport de l'ONU, l'Europe aura perdu 25 millions d'habitants dans vingt-cinq ans, 150 millions à l'horizon 2050. La vieille Europe – en 2050, 47 % de la population aura l'âge de la retraite – devrait ainsi ouvrir ses portes toutes grandes. En France, le flux migratoire de quelque 100 000 personnes par an actuellement pourrait passer à plus de 700 000. De quoi ébranler les discours les plus protectionnistes. Le frémissement fera-t-il place à un véritable phénomène structurel ? L'Europe aura aussi son mot à dire. Depuis le traité d'Amsterdam, la Commission européenne est saisie du dossier de l'admission des travailleurs étrangers. Un projet de politique migratoire européenne est attendu en juin. D'ici là, les entreprises devront prendre leur mal en patience.

Vers une politique à l'américaine ?

Mener une politique de peuplement, capter les meilleurs candidats et tirer profit de l'immigration sans susciter de grands débats sur le chômage, l'Amérique du Nord et l'Australie savent faire. Chaque année, les États-Unis attirent près de 1 million d'immigrés. « On ne peut pas véritablement parler de politique de quotas, mais plutôt de programmation, souligne Jean-Pierre Garson, spécialiste des migrations internationales à l'OCDE. Le Canada, les États-Unis, voire l'Australie, décident des profils recherchés en fonction des besoins du marché. Ils se fondent, notamment au Canada, sur un système de points variant selon les qualifications professionnelles, l'âge, la nationalité…

Les États-Unis sont même allés jusqu'à créer un système de loterie pour délivrer des « Green Card » (cartes de travail) aux nationalités trop peu représentées. »

Partout dans les ambassades, les États-Unis et le Canada possèdent une armada de recruteurs prêts à repérer les bons candidats. En marge d'une politique d'immigration familiale très forte, ils privilégient également une immigration temporaire : des travailleurs d'ailleurs qualifiés de « non immigrants » et qui donnent du fil à retordre aux syndicats nord-américains. « C'est parfois l'occasion pour des employeurs de contourner les conventions collectives américaines en s'alignant sur celles du pays d'origine », poursuit Jean-Pierre Garson. Reste à savoir si cette politique de programmes en fonction des besoins fera des émules en Europe.

Auteur

  • Sandrine Foulon