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PLUS SOCIALE QUE MA BOITE TU MEURS !

Enquête | publié le : 01.04.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud, Jacques Trentesaux

Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait du social ! La liste des actions éthiques et solidaires menées par les entreprises françaises commence à ressembler à un inventaire à la Prévert. Mais il faut faire la part entre les politiques de longue haleine et les coups médiatiques. Qui peuvent tourner au flop.

La scène se passe à Matignon, sous le gouvernement Juppé. Le Premier ministre a convié quelques grands patrons à dîner sous les lambris. Au dessert, il donne à ses convives une leçon de civisme : à l'heure où on licencie à tour de bras en France, les entreprises doivent faire quelque chose. Le lendemain, l'un des participants, le président de l'enseigne de distribution textile Sara Lee, convoque son état-major : « Faites-moi du social, un projet avec de l'éthique. Mais pas une usine à gaz. » Depuis ces agapes, la croissance est revenue, mais cela n'a pas déculpabilisé les chefs d'entreprise. Au cours des derniers mois, la Fédération internationale des droits de l'homme a rencontré plusieurs patrons français, dont celui de Carrefour, cherchant à injecter un peu de social dans leur stratégie d'entreprise. « Aujourd'hui, il faut montrer qu'on est un employeur clean », dit l'un des porte-parole de cette ONG. Dans les années 80, l'entreprise était « citoyenne ». Depuis le milieu des années 90, elle se doit d'être socialement correcte. Et de le faire savoir. Fondations, chartes, labels, campagnes et initiatives sociales en tout genre, la mode est lancée. Les employeurs y trouvent leur compte : les salariés se mettent à considérer l'entreprise autrement que comme un centre de profits. Les clients sont de plus en plus sensibles à l'image sociale des sociétés dont ils achètent les produits ou les services. Et les actionnaires eux-mêmes, sous l'influence des Anglo-Saxons, commencent à privilégier les entreprises socialement responsables.

Après avoir vécu l'époque bénie des success stories et de l'argent roi, les dirigeants ont compris que, après les années de crise, la cote de l'entreprise avait besoin d'un sacré lifting. Autant en façade qu'à l'intérieur. Car un projet social est bien utile pour (re) mobiliser et fédérer les salariés. En prenant les commandes de la Compagnie générale des eaux, fin 1994, Jean-Marie Messier hérite d'un mastodonte de 215 000 personnes réparties dans plus de 2 000 filiales, à l'image ternie par les affaires. Parmi ses premières décisions, ce quadra crée une DRH groupe et lance une fondation d'entreprise. Rien de tel « pour créer un sentiment d'appartenance », voire une » fierté d'entreprise », souligne Éric Besson, délégué général de la fondation Vivendi.

Règle numéro un : séduire les salariés

Beaucoup l'ont compris si l'on en juge par le nombre croissant de fondations d'entreprise (il en existe désormais une centaine en France) qui offrent le triple avantage de la pérennité (cinq ans d'existence au minimum), de la transparence (le conseil d'administration doit être composé d'au moins un tiers de personnes qualifiées) et surtout de la visibilité (puisqu'elles constituent des entités juridiques indépendantes)… pour des montants souvent dérisoires. Afin d'impliquer le plus largement possible ses troupes, Jean-Marie Messier souhaite que chaque projet soutenu financièrement par sa fondation soit parrainé par un salarié. Aujourd'hui, on compte 1 300 parrains sur 245 000 collaborateurs. La logique est la même à la fondation Kronenbourg : chaque projet est suivi de bout en bout par un parrain qui va chercher en interne les compétences nécessaires (marketing, financières, informatiques, juridiques, etc.) à sa réalisation. Avantage : cela facilite les contacts interservices… même si les parrains « actifs » ne sont encore qu'une trentaine sur les 2 000 salariés de la brasserie. Un sondage Sofres, réalisé en 1996 pour le compte de l'Institut du mécénat humanitaire (IMH) – une association d'appui aux projets de lutte contre l'exclusion – présidé par Claude Bébéar, avait révélé l'engouement des salariés pour ce genre d'initiatives. 84 % se sont déclarés favorables à un engagement de leur entreprise dans ce domaine, 71 % à l'implication des salariés eux-mêmes. Certains groupes sont déjà allés très loin dans cette démarche. Rhône-Poulenc Rorer a bâti, sur son site d'Antony (1 800 salariés), un « réseau de compétences » qui recense tous les savoir-faire professionnels et extraprofessionnels des salariés volontaires. Cette banque de données a permis de repérer quatre violonistes susceptibles de jouer dans les hôpitaux pour les enfants malades !

À l'instar de leurs homologues anglo-saxons, certains employeurs accordent des « congés solidaires » à leurs salariés, leur permettant de participer à la vie d'une association sur leur temps de travail. Ford France et Marks & Spencer accordent ainsi une journée par semaine pendant trois mois. « C'est une sorte de programme de développement personnel dans le cadre d'une association d'insertion , commente Marie-Françoise Bellamy, ancienne DRH de magasins Marks & Spencer de la région parisienne. En retour, l'entreprise espère récupérer un collaborateur plus épanoui et, pourquoi pas, doté de compétences nouvelles.

Un impératif : appâter le chaland

Le socialement correct apparaît aussi comme un bon moyen de se distinguer de la concurrence. Lorsque le distributeur de meubles Ikea a annoncé à grand renfort de publicité sa décision de distribuer à ses salariés l'intégralité de la recette du 9 octobre de ses magasins européens, beaucoup de clients ont décidé d'attendre cette journée pour faire leurs emplettes. Résultat : chaque collaborateur à plein temps a touché un bonus d'environ 10 000 francs. Double bingo pour Ikea. Le 23 mars dernier, la chaîne de salons de coiffure Vog (170 salariés) copie l'idée : « Cette opération spéciale s'inscrit dans le cadre de la politique sociale du groupe, fondée sur le partage et l'esprit d'équipe », explique le communiqué de presse. L'appel du pied n'est même pas déguisé : « Les salariés espèrent que cette opération sera un succès et que les clients leur rendront une petite visite ce jour-là. » Quant au distributeur de vêtements pour enfants Tout compte fait, il a remercié par affichettes les clients de ses 68 magasins de lui avoir permis d'« aborder les 35 heures sans baisse de rémunération et dans les meilleures perspectives : forte progression du nombre de collaborateurs à temps complet, plus de 100 % d'emplois créés dans les dix-huit mois en cours, maintien du rapport qualité-prix [des] produits ». Là encore, le message est sans ambiguïté : « Ici, on respecte le personnel. C'est une bonne raison de nous rester fidèles. » Seul hic : les affiches ont été posées avant même la signature officielle de l'accord…

Confirmation par la dernière enquête de consommation du Credoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) de 1999 : 58 % des personnes interrogées se disent « beaucoup » ou « assez » incitées à acheter un produit « fabriqué par une entreprise soucieuse du droit des salariés », ou bien dont « le fabricant soutient financièrement une cause humanitaire » (contre 50 % en 1998). « La citoyenneté d'entreprise est devenue un avantage concurrentiel si elle s'inscrit dans le long terme », estime Patrick Gagnaire, vieux routier du social et délégué général de l'association ABC social, chargée d'aider les entreprises à mettre en œuvre leur responsabilité sociale. L'argument fait mouche. Car il devient de plus en plus difficile aux entreprises de se distinguer par la seule qualité de leurs produits. Peu à peu, l'idée que le social peut faire vendre fait son chemin. D'où l'apparition de petites vignettes rappelant l'engagement social de certaines marques. Les acheteurs de gâteaux P'tit Pâtissier n'ignorent plus le partenariat de ce groupe agroalimentaire avec Les Restaurants du cœur. La marque Malongo a décidé de reverser 2 francs sur chaque kilo de café vendu pendant un mois en grande surface aux victimes du cyclone Mitch, au Honduras. Même France Télécom n'hésite pas à informer les acheteurs de cartes téléphoniques de son action en faveur des autistes !

L'objectif des fabricants de ces produits de grande consommation est de montrer aux clients qu'ils sont « socialement responsables » du monde extérieur. Mais il ne faut pas négliger d'être « propre » en interne. En 1998, le collectif. De l'éthique sur l'étiquette a rassemblé 120 000 signatures en France pour dénoncer les mauvaises conditions de travail dans les usines d'articles de sport en Asie. Ce groupement d'une cinquantaine de syndicats et d'associations (Frères des hommes, la CFDT, le Comité catholique contre la faim et pour le développement) révèle à l'opinion que, pour une paire de chaussures de sport vendue 350 francs, 6 francs seulement reviennent à l'ouvrier qui l'a fabriquée. Cette même année, la France découvre avec stupeur qu'une partie des ballons de la Coupe du monde de football est réalisée par des prisonniers politiques chinois. C'est pour séduire ces consommateurs citoyens que des entreprises, à l'instar du géant de la distribution Promodès (enseignes Continent, Champion, etc.), ont adopté la norme internationale SA 8 000 (pour Social Accountability), l'équivalent social des normes ISO pour l'environnement et la qualité.

Créée aux États-Unis et adoptée par Toys « R » Us, Avon ou le vépéciste allemand Otto Versand, cette norme sociale vise à garantir de bonnes conditions de travail dans l'entreprise qui l'adopte et chez ses sous-traitants. Interdiction du travail des enfants de moins de 15 ans, pas de travail forcé, respect des libertés syndicales, de la négociation collective, temps de travail inférieur à quarante-huit heures par semaine, respect des salaires minima légaux… Chef d'orchestre de la norme chez Promodès, Bertrand Duliscouet, directeur qualité et packaging, ne cache pas que le respect de la SA 8 000 prendra du temps. Certaines marques américaines ont, par exemple, renvoyé à l'école des enfants de moins de 15 ans qui travaillaient à l'usine et accepté de payer le manque à gagner à leurs familles !

Les actionnaires entrent dans la danse

Aux États-Unis, le mieux-disant social est devenu un tel argument de vente que les actionnaires l'exigent désormais des entreprises. En plus du sacro-saint ratio de rentabilité ou de création de valeur, nombre de gestionnaires de fonds de pension attendent le respect de critères sociaux ou environnementaux. L'arrivée des fonds de pension anglo-saxons sur le marché français – ils possèdent désormais 40 % du capital des quarante premières sociétés cotées de la Bourse de Paris – a lancé le même mouvement en France. « Quatre fois par semaine, je suis sollicité par notre responsable de la communication financière pour expliquer en quatre lignes la politique de mécénat menée par Axa », confirme Dominique Fouchard, secrétaire général d'Axa Atout cœur, la structure interne de mécénat du géant de l'assurance.

Pour répondre aux nouvelles exigences de leurs actionnaires, les grandes entreprises françaises commencent à faire état, dans leurs rapports annuels, de leurs engagements sociaux. Elles ne font qu'emboîter le pas aux Anglo-Saxons qui publient, parallèlement au traditionnel rapport annuel, un rapport social et environnemental. Pas d'équivoque possible : aux États-Unis, ce document est baptisé stakeholders report. En clair, le rapport de l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise. Rien d'étonnant à ce qu'un groupe comme Danone, dont les marques sont présentes partout dans le monde, ait publié en 1999 son premier rapport de « responsabilité sociale ». Dans l'introduction de ce document de 32 pages – tout en couleur et sur papier recyclé –, le P-DG de Danone, Franck Riboud, évoque le « double projet économique et social » de son groupe. « La culture de notre groupe puise ses racines dans la conviction que la performance économique et l'attention aux personnes sont intimement liées », explique-t-il. En 1998, le fils d'Antoine Riboud avait créé, au sein de la direction générale, une structure dénommée Danone Initiatives chargée « d'impulser et de coordonner les actions de responsabilité sociale » à l'échelle du groupe.

Pour rendre plus transparentes leurs performances sociales, les entreprises cèdent à la nouvelle mode de la cotation sociale. C'est-à-dire qu'elles se soumettent à un classement qui repose sur des critères sociaux (gestion des carrières, politique de formation, épargne salariale, etc.). Longtemps, les Américains ont été les seuls à occuper ce créneau. En juillet 1997, le cabinet français Arèse s'est lancé le premier sur le marché du « rating social ». Sa fondatrice, Geneviève Ferone, a passé six ans aux États-Unis, où elle a eu le temps d'étudier le fonctionnement des fonds de pension. Adossé aux caisses d'épargne et à la Caisse des dépôts, Arèse exclut depuis l'origine « tout discours militant ». « Nous avons créé le marché, mais le marché était prêt. La conscience financière collective était à la recherche d'autres critères de performance », explique Geneviève Ferone. Le banquier des collectivités locales Dexia a été le premier à faire référence à cette cotation dans son rapport annuel.

Les grandes entreprises peuvent également commander des audits sociaux aux cabinets anglo-saxons, comme KPMG et PricewaterhouseCoopers, rompus depuis longtemps à ce genre d'exercice outre-Atlantique. Car l'essentiel, c'est le message. Fin janvier, après la tempête qui a ravagé une partie de la France, la fondation Vivendi annonce à grand renfort de publicité qu'elle ouvre une ligne de 10 millions de francs pour financer des projets de reboisement ou de reconstruction. Le coup est superbe pour ce groupe, dont les clients sont des collectivités locales. Le grand rival, Suez-Lyonnaise des eaux, s'est borné à mettre à disposition des communes sinistrées 120 groupes électrogènes. Sans tapage médiatique.

Le double langage d'Axa

L'opportunisme de Vivendi tranche avec la discrétion de groupes comme Darty, qui a créé il y a quinze ans une entreprise d'insertion pour le recyclage d'appareils électroménagers. Ou comme le géant de la distribution Casino, dont le fondateur, Antoine Guichard, figure parmi les pionniers discrets de l'engagement social de l'entreprise. « Le mauvais social fait encore trop vendre et le bon social pas assez, estime Robert Rochefort, directeur du Credoc. Mais les entreprises doivent apprendre qu'à l'avenir il ne pourra plus y avoir un décor (la publicité et le marketing) et un envers du décor (la réalité effective de leur organisation et de la production). Les clients veulent de la vérité et de l'honnêteté dans l'engagement. » Axa en a fait l'expérience. En décidant de doubler le montant des primes d'assurance vie des parents d'enfants handicapés, elle s'est attiré les foudres de l'opinion publique.

Nul ne retiendra que la société de Claude Bébéar était le seul assureur à avoir accepté de signer un tel contrat avec l'Unapei, fédération d'associations de parents d'enfants handicapés, qui lui coûtait 50 millions de francs par an. Ni qu'elle soutenait depuis dix ans les associations de handicapés via Axa Atout cœur. En termes d'image, Axa passe désormais pour une compagnie d'assurances qui cherche à faire du profit sur le dos des handicapés. « En situation de crise, toute communication peut être interprétée de travers », souligne Dominique Fouchard, secrétaire général d'Axa Atout cœur, justifiant le fait que l'assureur n'ait pas cherché à rectifier le tir, en évoquant son combat en faveur des handicapés. « L'entreprise qui s'engage socialement sans le dire sera bientôt plus pénalisée que celle qui ne fait rien », ajoute-t-il, très dépité, reconnaissant qu'en interne les salariés, en particulier les derniers embauchés, ont eu le sentiment que leur entreprise tenait un double discours.

Aux yeux de Jan Noterdaeme, coordinateur du Réseau européen des entreprises pour la cohésion sociale, toute démarche sociale s'avère efficace « si elle est voulue en haut, acceptée par le bas et qu'elle fait partie intégrante de la stratégie de l'entreprise ».Gare aux images qui ne collent pas à la réalité, à la démotivation des collaborateurs ou aux opérations trop ostensiblement publicitaires ! Adepte du scandale, Benetton multiplie les campagnes « engagées » (reality campaigns) sur les condamnés à mort, les handicapés ou les malades du sida. Mais, d'après un sondage réalisé en 1998, la firme italienne est la marque la plus boycottée en France… après McDonald's.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud, Jacques Trentesaux