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Enquête

DITES PLUTOT SOCIALLY RESPONSIBLE EN AMERICAIN

Enquête | publié le : 01.04.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud

Tout est parti des États-Unis, il y a une bonne vingtaine d'années. Les pionniers de l'époque, férus d'éthique et respectueux de l'environnement, ont cédé la place aux professionnels du socialement correct. Car, aujourd'hui, pour plaire aux clients et attirer les investisseurs, il faut présenter un bilan social irréprochable. Sinon, gare !

C'est un best-seller qui s'est déjà vendu à plus d'un million d'exemplaires. Un énorme ouvrage, dont l'édition 2000 comporte les noms de quelque 300 entreprises et de plus de 2000 marques fabriquant des produits de grande consommation. Shopping for a Better World (« acheter pour un monde meilleur ») est le titre sans ambiguïté de cet annuaire, édité par le Council on Economic Priorities. C'est cet organisme new-yorkais qui a mis au point, il y a trois ans, la première norme sociale internationale, la SA 8000 (pour Social Accountability). Petite sœur des normes ISO, elle garantit des conditions de travail décentes chez l'entreprise bénéficiaire et, à terme, chez ses fournisseurs. Les géants américains Avon, Toys “R” Us, Reebok, mais aussi le vépéciste allemand Otto Versand et le groupe français Promodès ont été les premiers à y souscrire. Les consultants, chercheurs et responsables d'entreprise qui composent le Council on Economic Priorities décernent chaque année des prix comme le Corporate conscience award, récompensant les entreprises méritantes, et publie des classements, à l'instar des 50 Best Companies for Asians, Blacks and Hispanics. C'est-à-dire des sociétés qui respectent le mieux le droit des minorités.

À l'image de cette norme SA 8000, la mode du socialement correct qui séduit les entreprises françaises vient tout droit du monde anglo-saxon, à commencer par les États-Unis. « Les entreprises ont pallié depuis longtemps le non-interventionnisme de l'État », constate Jan Noterdaeme, coordinateur général du Réseau européen des entreprises pour la cohésion sociale (Reecs), constitué il y a cinq ans (voir encadré p. 24). La forte tradition caritative existant outre-Atlantique et les incitations sous forme d'alléchantes réductions d'impôts accordées en contrepartie des dons expliquent aussi le civisme des entreprises américaines. Même si les premiers fonds éthiques remontent aux années 20, les pionniers du socialement responsable sont apparus dans les années 70. L'exemple le plus marquant est celui du fabricant de glaces Ben & Jerry's. Du nom de deux amis d'enfance, Ben Cohen et Jerry Greenfield, anciens hippies persuadés que la linked prosperity, littéralement la « prospérité partagée », était une des clés du business. Aujourd'hui, même si le roi de la crème glacée est une valeur sûre de la Bourse, il continue d'acheter son lait aux fermiers du Vermont (qui ne donnent pas d'hormones à leurs vaches), se fournit en brownies auprès d'une entreprise de Harlem qui réinsère d'anciens détenus, et offre des prix décents aux petits producteurs de café mexicains. Quant à la distribution des glaces, elle est réalisée en partie aux États-Unis par des associations locales d'insertion.

Des crèches pour les salariés de Patagonia

Classé par le magazine Fortune au 24e rang des entreprises américaines où il fait bon travailler, le fabricant californien de vêtements pour les sports extrêmes Patagonia mêle les préoccupations sociales au strict respect de l'environnement. Créée par Yvon Chouinard, un ancien alpiniste amoureux de la nature, la firme Patagonia ne travaille que le coton exclusivement biologique et la laine polaire issue de produits recyclés. L'entreprise reverse 1 % de son chiffre d'affaires (qui avoisine le milliard de francs) à des associations de protection de la nature. Côté social, Patagonia fonctionne avec une hiérarchie ultralégère, fait partie des rares sociétés américaines qui proposent une bonne couverture sociale à leurs salariés et a ouvert des crèches dans ses établissements.

Autre grande figure du socialement correct, la Britannique Anita Roddick, fondatrice de la célèbre enseigne de cosmétiques The Body Shop, est aussi connue pour ses produits de beauté que pour ses prises de position en faveur des droits de l'homme, des animaux et des malades du sida. Elle s'est dotée d'une fondation dès 1990 et s'interdit de pratiquer des tests sur les animaux dans ses laboratoires. The Body Shop se soumet d'ailleurs depuis 1995 à un audit annuel portant sur le social et l'environnement. Ce qui n'empêche pas la marque de cosmétiques de rivaliser avec de redoutables concurrents. Coté à la Bourse de Londres, le groupe compte aujourd'hui 1 400 magasins dans 47 pays. Le célèbre cabinet d'audit londonien KPMG a débauché récemment son directeur qualité chez… The Body Shop.

Un indicateur social au Dow Jones

Pour faire connaître ces valeurs auprès des stakeholders, c'est-à-dire les « parties prenantes » de l'entreprise (salariés, consommateurs, opinion publique), rien de tel que de se faire coter par les cabinets qui se sont spécialisés dans le rating social. Leur particularité : ils notent les entreprises en fonction de critères positifs. Plus une entreprise est vertueuse, plus elle monte haut dans le classement. Créé en 1988 à Boston, l'un d'entre eux, le cabinet KLD, a mis au point en 1990 une grille d'analyse portant sur 400 grandes valeurs du marché boursier : l'indice Domini.

« Notre entreprise est née du besoin de disposer de données dans le social aussi fiables que celles qui existaient dans le domaine financier », explique Peter Kinder, son directeur. KLD emploie désormais une trentaine de salariés et compte 225 clients, institutions financières, organismes de placement ou organisations non gouvernementales. Le marché de la cotation est d'ailleurs en pleine expansion. En septembre 1999, le célèbre Dow Jones de Wall Street s'est doté d'un indicateur social. « Nous avons des concurrents et des émules partout », observe Peter Kinder. Fait notable, le Domini 400 Social Index ou l'un de ses équivalents, le Citizen Index, ont mieux progressé que le Standard & Poor's 500, baromètre des valeurs classiques. Preuve qu'outre-Atlantique les entreprises peuvent marier efficacement rentabilité et préoccupations sociales.

Des ONG contrôlent les usines Nike

Ce n'est pas qu'une question d'éthique. Car les fameuses ONG veillent, entre autres, sur le respect des normes sociales. De plus en plus professionnalisées, aidées par des armadas de juristes, d'économistes et de correspondants partout dans le monde, elles n'hésitent jamais à monter au créneau pour appeler les consommateurs au boycott des produits. Et l'opinion publique se fait fort de rappeler les managers à l'ordre. Les grandes campagnes d'opinion lancées autour des conditions de travail des enfants du tiers-monde ont contraint un grand nombre de sociétés américaines à adopter des codes de conduite. Un des pionniers en la matière est le fabricant de jeans Levi Strauss. Pour accompagner les entreprises dans cette démarche, il existe depuis 1992 un organisme à but non lucratif, Business for Social Responsability, cofinancé par l'État fédéral, des fondations et les entreprises elles-mêmes. Près de 1 400 d'entre elles y adhèrent, et non des moindres, puisqu'il s'agit notamment d'American Express, d'AT & T, de Ford, de General Motors, de Mattel ou de Walt Disney.

Mais, aux États-Unis, il ne suffit pas de s'acheter un code de conduite. Les multinationales sont obligées de se doter d'une batterie de bilans annuels éthiques, sociaux, environnementaux pour séduire les investisseurs. À l'intention des shareholders – les actionnaires –, les grandes sociétés font procéder à des audits sociaux indépendants. Cette pratique du « monitoring » fait une entrée en force et ouvre des marchés juteux aux grands cabinets d'audit et aux ONG. « Un vrai business », s'exclame Michèle Briones, directrice des affaires internationales de l'Unite, Union of Needletrades Industrial and Textile Employees, le syndicat américain du textile. Lorsque des dérives sont détectées dans les entreprises ou chez leurs sous-traitants, les groupes font rapidement machine arrière. En 1998, Nike a annoncé qu'il laisserait désormais des ONG contrôler certaines de ses usines asiatiques « douteuses ». En octobre 1999, Reebok a pris les devants et présenté une enquête d'un cabinet de consultants révélant des lacunes sur le plan de la sécurité et de la santé dans deux de ses unités indonésiennes. Sachant que 13 % des fonds américains sont investis dans des entreprises socialement correctes, les managers ont vite fait de comprendre où est leur intérêt !

L'Europe à la traîne

Bien que retardataire, l'Europe suit le mouvement du socialement responsable. C'est dans le domaine du textile et sur le mode contestataire d'abord que le Vieux Continent s'est fait remarquer, à l'initiative notamment d'une ONG néerlandaise qui a lancé la « Clean Clothes Campaign » (CCC) – campagne pour des vêtements propres. La CCC a fait trembler de grands groupes du textile ou de la chaussure de sport. Autodafés de vêtements, « jugements » d'un « tribunal du peuple » très médiatisés, site Internet exhaustif qui accuse les entreprises, témoignages à l'appui. « En Europe, l'écologie a été une lame de fond. Son effet de mode est en train de passer pour faire place au social. Les pays qui y réfléchissent le plus sont la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Belgique », note Patrick Itschert, secrétaire général de la Fédération syndicale européenne du textile, de l'habillement et du cuir, qui a lancé en décembre dernier une « initiative européenne pour une production et une consommation éthiques ». « Ce projet a pour dessein de créer un réseau européen quadripartite (employeurs, pouvoirs publics, ONG et syndicats) permettant d'aider des entreprises dans l'adoption et la mise en œuvre des codes de conduite. » Au cours de la table ronde organisée quelques semaines plus tard en France, le secrétaire général a été « assez étonné » de voir autant de participants, issus de secteurs extrêmement divers.

C'est à Bruxelles aussi et sous l'égide de la Commission européenne qu'est né en 1996 le Réseau européen des entreprises pour la cohésion sociale, qui étudie les pratiques sociales des entreprises et leur transférabilité. Il y a quelques jours, 19 patrons membres du réseau, les dirigeants d'Accor, la Caisse des dépôts, EDF, Volkswagen, Shell, Suez, IBM…, présentaient à l'Union européenne des propositions pour accroître la responsabilité sociale des sociétés. « Une entreprise peut être rentable et socialement responsable », ont-ils plaidé.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud