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Enquête

DEMARCHE CITOYENNE OU SIMPLE AFFAIRE DE MARKETING ?

Enquête | publié le : 01.04.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud, Jacques Trentesaux

L'engagement social des entreprises est-il autre chose que de l'opportunisme ? L'économiste Robert Rochefort, expert des modes de vie, la consultante Élisabeth Laville et le sociologue Jean-Pierre Le Goff donnent leur point de vue sur la vogue du socialement correct.

Alors que les années 80 ont glorifié leur réussite économique, n'avez-vous pas le sentiment que les entreprises cherchent aujourd'hui à mettre en valeur leurs performances et leurs initiatives sociales ?

Robert Rochefort : C'est évident. L'un des exemples les plus frappants est l'implication des entreprises dans les grands shows médiatiques : Les Restaurants du cœur, le Téléthon, etc. Il y a aussi tout un marché de consultants, de vendeurs de propositions, qui incitent les entreprises à faire du socialement correct. Je suis très frappé de constater à quel point ces initiatives prennent facilement corps dans l'entreprise. Les salariés y adhèrent beaucoup, notamment les plus jeunes et les plus désabusés à l'égard de l'action syndicale traditionnelle. Assez souvent, ces actions socialement responsables sont intégrées dans une logique événementielle, presque festive. De plus, elles ne demandent qu'une implication intermittente, parfois ludique, qui colle bien avec une mentalité du zapping.

Jean-Pierre Le Goff : Sur ce dernier point, mon sentiment est plus mitigé. Je ne crois pas à une adhésion profonde des salariés à ce genre de manifestation, y compris des plus jeunes. Il ne faut pas confondre l'activisme communicationnel et l'effet médiatique avec la réalité.

L'entreprise n'a-t-elle pas tout simplement besoin de redorer son blason, après les plans sociaux et les grandes restructurations des années 90 ?

R. R. : Je pars de l'analyse inverse. Je crois que le phénomène tient au fait que les acteurs de l'entreprise, et notamment les salariés, ne trouvent pas facilement à l'extérieur des endroits où les questions de sens collectif sont posées. Les régulations politiques ont cessé de fonctionner. L'entreprise occupe le vide. On peut faire deux analyses de l'économie de marché. Soit on soutient qu'elle a une logique très agressive qui consiste à conquérir tous les territoires, y compris celui du sens et des valeurs. Soit, et c'est plutôt mon analyse, on estime que sur le thème précis de l'engagement citoyen l'économie de marché occupe un territoire qu'elle n'avait pas forcément vocation à conquérir, mais qu'elle occupe parce que les modèles républicains ont déserté.

J.-P. Le G. : Je crois qu'il faut remonter aux années 80 pour comprendre le phénomène. À l'époque, on assiste à une convergence entre les discours du CNPF et des cabinets de management sur le rôle sociétal de l'entreprise. C'est aussi la période du gouvernement Fabius, qui valorise socialement l'entreprise et soutient que l'esprit d'entreprise doit pénétrer le service public… Le message véhiculé par certains est que, dans une société où l'école ne joue plus son rôle, où la morale ne marche plus, où l'État abandonne ses missions, il ne reste que l'entreprise. Et n'oublions pas qu'à l'époque c'est le modèle japonais qui est à la mode.

Aujourd'hui, l'image des entreprises se détériore à nouveau. On assiste en ce moment à ce que j'appelle le retour du refoulé des années 80… Les entreprises étaient alors les nouveaux pôles de légitimité sociale, le centre de tout. On baignait dans l'angélisme, on évoquait la réconciliation de l'économique, du social et de l'éthique. On est allé jusqu'à chercher des théologiens. Tout le monde s'est intéressé à l'éthique, avec une littérature absolument étonnante. On a placé l'entreprise au centre de la société. La situation paraît s'être inversée aujourd'hui. La vision noire de l'entreprise revient. Regardez le film Ressources humaines, les affaires Michelin, Elf… On récolte ce qu'on a semé. C'est le retour de bâton.

Élisabeth La ville : Moi, ce qui m'intéresse, ce sont les pratiques. Je pense qu'il n'y a rien de très nouveau dans le phénomène dont nous parlons. Il ne s'agit pas de soutenir que l'entreprise a un nouveau rôle social à assumer ni de la détourner de sa fonction économique. Il s'agit simplement de ne plus regarder sa performance sous le seul angle économique ou financier de la shareholder value (la « valeur pour l'actionnaire »), mais aussi sous l'angle social et environnemental. L'entreprise a des impacts sociaux. La question est de savoir comment elle minimise ses impacts négatifs et optimise ses impacts positifs.

J.-P. Le G. : Pour moi, le marketing social, c'est du commerce intelligent. Que l'entreprise suive les évolutions sociales et culturelles, qu'elle ait intérêt à développer une image positive de ses produits et d'elle-même, cela ne me choque pas. Ce que je critique, c'est le passage du marketing social à un mode d'intervention dans la cité où l'entreprise devrait prendre la relève et s'investir dans des domaines qui, peu ou prou, relevaient antérieurement de la puissance publique.

Pourquoi cette tendance au socialement correct s'accélère-t-elle aujourd'hui ?

R. R. : Tout le monde est d'accord pour dire qu'il y a une crise des instances de régulation. Autre élément de réponse : il y a chez les gens une recherche de cohérence entre leurs rôles de salarié, de consommateur et de citoyen. Cela conduit à des situations très contradictoires avec des salariés qui, un jour, détestent leur entreprise en considérant qu'elle est une organisation sociale archaïque et l'adulent le lendemain parce qu'elle noue un partenariat qui la rend respectable. Je ne suis pas d'une admiration béate devant cette démarche citoyenne. Mais le meilleur rôle que nous ayons à jouer est de prendre les entreprises à leur propre jeu.

E. L. : Le phénomène dont nous parlons devient vraiment intéressant quand les entreprises vont plus loin qu'organiser une simple collecte de fonds pour telle ou telle cause et qu'elles tentent de changer la situation concrète de leurs salariés ou la façon dont elles fabriquent les produits. Il y a en France une tradition du mécénat proche de la charité chrétienne, de la pièce donnée avec discrétion à la sortie de l'église. Et aussi cette idée saugrenue inscrite dans la loi sur les fondations d'entreprise selon laquelle, pour des raisons fiscales, il faut choisir un domaine qui n'a pas de rapport direct avec son activité et ses compétences. Quand l'entreprise va plus loin, elle est amenée à s'interroger sur ses pratiques. Si elle incite ses salariés à s'occuper de malades du sida ou de handicapés, elle doit aussi s'interroger sur la manière dont elle traite ses salariés séropositifs ou sur son respect de l'égalité des chances entre les personnes handicapées et les autres lors d'un recrutement.

Les actions socialement responsables peuvent-elles conduire les entreprises à mettre en cohérence leur discours et leurs actes ?

J.-P. Le G. : Là, vous rêvez. Penser qu'on va pouvoir transformer, à partir de ces opérations, les contraintes de la production qui sont de plus en plus articulées au marché me paraît angélique. Le problème, c'est le sens donné à ces actions. Si elles apportent un bien-être, tant mieux. Mais qu'on ne construise pas à partir de là une perspective de transformation de l'entreprise et de la société.

Mais ces actions répondent à une demande de sens des consommateurs, des salariés…

J.-P. Le G. : On n'arrête pas de parler de demande de sens. Je trouve ce terme terriblement équivoque. Parce que le sens dans le travail, c'est quoi ? Est-ce qu'un volontarisme éthique peut injecter du sens comme on injecte un remède ? Ce qui compte dans le travail, ce sont des conditions d'activité, de rémunération et d'ambiance correctes, et notamment la qualité des rapports de coopération et des rapports hiérarchiques. Le couple éthique-marché est typique du libéralisme. Je ne dis pas qu'il ne faut pas d'éthique. Je dis qu'il faut mettre l'éthique à sa juste place. Ce n'est pas l'entreprise qui va redonner du sens. C'est un problème bien plus global.

R. R. : Jean-Pierre Le Goff a tout à fait raison lorsqu'il dit qu'il s'agit d'une évolution libérale. Mais le monde évolue de façon libérale. Il faut en prendre acte. À l'égard des actions socialement responsables, il existe à mon avis trois types de comportements de chef d'entreprise : celui du patron cynique, sans valeur, qui fait de l'opportunisme humanitaire et social ; celui du patron qui essaie d'entrer dans cette démarche ambiguë ; et puis un troisième, peut-être paternaliste, socialement chrétien, bien repéré dans certaines régions du Nord, qui avait l'habitude de mener des actions sociales cachées.

E. L. : Je dirai qu'il existe une quatrième catégorie, composée de dirigeants qui voient dans ces interrogations le moyen de faire leur boulot différemment. Sans sacrifier la valeur pour l'actionnaire, mais en disant qu'il y a des enjeux sociaux et environnementaux qu'on ne peut plus ignorer. Il faut reconnaître que l'entreprise seule n'a pas toutes les réponses. Et ce n'est pas facile, parce que notre éducation ne nous y prédispose pas du tout, surtout en France si vous avez fait l'Ena ou HEC.

Certains n'hésitent pas à parler d'actions citoyennes, voire à évoquer une éthique d'entreprise. Qu'en pensez-vous ?

E. L. : Je suis moi-même un peu gênée quand on applique le terme « éthique » à l'entreprise. En France, on a pondu des chartes éthiques qui sont des trucs hallucinants où on appelle « valeurs » des choses qui n'ont rien à voir avec une valeur morale. Ce qui compte, ce sont les actes et non de se barricader derrière des chartes. Les mots écrits, affichés, ont toujours moins de valeur que ce que les gens constatent. C'est vrai pour les employés, pour les consommateurs, pour les fournisseurs… Cela dit, le discours a un intérêt parce qu'il engage concrètement l'entreprise.

J.-P. Le G. : Dans l'entreprise, je vois trois usages du terme éthique. Il y a d'abord l'éthique des dirigeants. Il est légitime que ceux-ci se posent des questions éthiques. Mais, entre leur éthique et celle des salariés, il n'y a pas de ligne droite. On ne peut pas passer d'une éthique personnelle à une éthique collective qui serait celle de l'entreprise. Deuxième usage : l'éthique entendue comme culture d'entreprise. Il y a des zones de convergence entre dirigeants et dirigés, notamment à travers l'exigence de qualité, de travail bien fait. Mais on glisse facilement d'une dimension de déontologie professionnelle à une dimension de bon comportement décrété par la direction. Le troisième usage entrepreneurial de l'éthique, c'est le rapport qu'entretient l'entreprise avec la société et les autres institutions. Et là, je pense qu'il y a une utilisation équivoque de l'éthique dans la mesure où l'entreprise tend à contourner la puissance publique et l'État dans une logique libérale. Ce que je crains, c'est un usage de l'éthique qui évacue les situations de conflit dans l'entreprise. Je suis contre l'injonction éthique parce qu'elle aboutit à faire porter le poids des responsabilités sur les épaules des seuls salariés.

Le consommateur se comporte-t-il en citoyen ?

R. R. : À partir du moment où nous allons vers des tâches plus qualifiées, où l'on sort d'un système fordiste d'organisation du travail et, en ce qui concerne la consommation, d'un modèle de satisfaction de besoins élémentaires pour arriver à des besoins plus élaborés de types culturel et immatériel, il est normal d'aboutir à des revendications plus qualitatives. Il ne s'agit pas d'ériger cette tendance au rang d'un investissement citoyen considérable mais c'est appréciable. Toutefois, il serait faux de croire que seul le consommateur agit. L'opinion publique et l'émotionnel jouent aussi un rôle comme dans l'affaire d'Axa et de l'Unapei. En termes de marché, la citoyenneté ne permet pas de vendre plus cher. On ne réussit à vendre un produit citoyen, plus respectueux de l'environnement par exemple, que s'il est au même prix que le produit traditionnel.

J.-P. Le G. : Ce que vous dites sur le comportement du consommateur, très bien. Mais de là à parler de produit citoyen, franchement, il y a une marge. À partir du moment où vous faites une action charitable, vous êtes citoyen. Le petit commerce ne va pas tarder à être citoyen, TF1 amène le Téléthon, c'est citoyen… Cela ne veut rien dire. Ce mot est bradé.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud, Jacques Trentesaux