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Les salariés moteurs des mutations

Dossier | publié le : 01.04.2000 | V. L.

Poussées par le marché à inventer sans cesse de nouveaux fonctionnements, les entreprises redécouvrent les compétences de leurs salariés. Finie la soumission au poste de travail, désormais, c'est l'employabilité qui compte. Un profond changement qui exige de nouvelles règles du jeu.

Pas un ouvrage de management, pas un colloque, pas un salon dédié aux ressources humaines qui ne s'attarde aujourd'hui sur le phénomène « compétences ». C'est le Medef qui, le premier, a donné le ton. En octobre 1998, l'organisation patronale conviait les professionnels de la formation et les partenaires sociaux à une grand-messe sur les compétences, dans le cadre de ses rencontres annuelles, à Deauville. Depuis cette date, l'expression est sur toutes les lèvres. Finie l'organisation du travail et des activités par postes, vive les compétences ! « Les entreprises doivent offrir aux individus des possibilités pour construire leur parcours professionnel à la hauteur de leurs aspirations, de leurs ambitions, de leurs performances et de leur savoir être », explique ainsi Henri Lachmann, président de Schneider, dans une étude du cabinet Arthur Andersen intitulée « La fonction ressources humaines du futur, de la gestion à la stratégie ». En vertu de ce beau principe, ce sont les salariés qui se trouvent au cœur de l'organisation. Et l'entreprise ne progresse que si leurs compétences évoluent.

Mais les préoccupations des employeurs ne sont pas uniquement philanthropiques. Les exigences du marché, qui se transforment elles-mêmes à une vitesse accélérée, obligent les entreprises à inventer sans cesse de nouveaux modes de fonctionnement. « Pour nous démarquer de la concurrence, nous devons faire évoluer notre offre commerciale », indique Jean-François Beauvillard, directeur du développement des ressources humaines de Xerox France, qui s'est lancé dans la démarche compétences il y a deux ans. « Nous passons progressivement de la vente de produits à celle de solutions et de services, c'est-à-dire à une véritable prestation de conseil. Nos besoins en compétences évoluent donc très vite. Une mutation incompatible avec le cadre statique d'une organisation en postes de travail. »

Une qualification figée pendant vingt ans

Cette prise de conscience s'opère parfois dans la douleur, comme chez Usinor. Un pionnier en la matière puisque le sidérurgiste vient de signer un nouvel accord sur les compétences, Cap 2010, dix ans après avoir conclu le premier du genre au niveau du groupe, A. Cap 2000. Ce dernier était né d'un mouvement social. « L'usine Sollac de Dunkerque, créée en 1960 avec du personnel jeune, qualifié et ambitieux, a connu, à partir des années 70, une série de conflits lourds et récurrents, trop rapidement traduits en termes de revendications salariales », rappelle Guy Jayne, directeur du développement des ressources humaines du groupe. Début 1980, après dix années de grèves à répétition, le groupe sidérurgique s'est interrogé sur l'avenir de l'usine dunkerquoise. Usinor lance alors des groupes de travail pour trouver les raisons du blocage. « Le personnel n'était pas capable d'accompagner l'évolution informatique et technologique des années 80, explique Guy Jayne. La logique de poste l'avait maintenu, pendant vingt ans, dans une situation de qualification figée. »

La découverte fut salutaire pour les 11 000 salariés du site. En 1984, Sollac a repéré, dans l'une des usines de Sacilor, un système de gestion par les compétences. Elle l'a appliqué à Dunkerque à partir de 1987 et l'a généralisé à l'ensemble du groupe à partir de 1990. Son principe : les activités des anciens postes sont regroupées par lignes de métiers et des emplois types sont déterminés en fonction de savoirs et de savoir-faire. Désormais, ce n'est plus la machine qui conditionne l'organisation du travail : « Chaque salarié peut prétendre à des compétences supérieures aux siennes. L'entreprise fait son affaire de l'organisation de l'atelier qui en découle », souligne Guy Jayne.

Depuis, Usinor a fait école. Dans chaque entreprise convertie à la démarche, le processus est le même : il s'agit d'abord d'identifier les compétences des salariés, de créer de nouveaux outils d'évaluation et de proposer des solutions pour combler les éventuels écarts entre l'« existant » et le « requis ». Ce vaste chantier associe les salariés plus ou moins étroitement, selon les cas. Giat Industries (9 000 salariés), qui l'a lancé en 1997, a mobilisé son personnel avant d'adopter un nouveau découpage de son organisation en seize métiers stratégiques. « Seize comités, composés d'un tiers d'ouvriers, d'un tiers d'Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise) et d'un tiers de cadres, ont défini les compétences collectives et individuelles des métiers », précise Charles Desseaume, directeur de la formation. Si les salariés ne sont pas toujours aussi impliqués dans les entreprises, ils sont en général largement informés. Air liquide, engagé dans cette démarche depuis trois ans, a fait passer le message par affiches et sur son intranet. « Nous avons aussi organisé des formations pour tous les salariés », précise Marianne Julien, animatrice des compétences au niveau national. Les plus anciens se sont montrés sceptiques. « Ils ont connu d'autres révolutions [notamment la réduction des lignes hiérarchiques, NDLR] et se demandent en quoi cette méthode est meilleure qu'une autre. Pour ma part, j'attends de voir les effets concrets », constate Claire Szulman, 25 ans, ingénieur R & D chez Air liquide depuis dix-huit mois. La nouvelle organisation autour des compétences implique des salariés un effort d'adaptation. Selon l'expression de rigueur dans les DRH, ils doivent désormais être les « acteurs de leur développement ». « Comme pour toute nouvelle procédure mise en place dans l'entreprise, soit on adhère, soit on s'en va », interprète une salariée d'un groupe informatique.

Pourtant, le processus est largement interactif. Au cœur du système, l'entretien d'évaluation, dépoussiéré pour l'occasion. Auparavant peu formalisé, voire facultatif, il devient un moment clé dans la vie du salarié. L'entrevue doit être préparée. « J'ai une fiche “emploi type” qui décrit les missions que je dois mener et les compétences que je dois détenir, explique Claire Szulman, d'Air liquide. J'ai aussi un fascicule qui m'explique comment préparer l'entretien. Ensuite, j'essaie de me situer par rapport à ce que l'on attend de moi. » À France Télécom, les salariés peuvent glaner des informations sur l'évolution de leur métier en naviguant sur l'intranet. Xerox a développé un logiciel d'autoévaluation, baptisé Xcomp. « Nous l'avons lancé l'an dernier, précise Jean-François Beauvillard. Les salariés s'identifient en fonction de leur métier. S'affichent alors les 30 à 45 compétences requises. Ils évaluent leur niveau. Nous les encourageons à ne pas attendre l'entretien annuel pour faire la démarche. »

Les salariés ont leur mot à dire

Cette implication individuelle des salariés n'enlève rien au rôle des managers. « Au contraire, assure Marianne Julien, à Air liquide. Ils doivent se soucier du développement de leurs collaborateurs sur le long terme. » En elle-même, l'idée n'est pas révolutionnaire, sauf que les salariés ont désormais d'autres cartes en main. Ce qui entraîne un nouveau partage des rôles. « Auparavant, nous étions dans un rapport de professeur à élève, reconnaît Renaud Desforges, directeur de région chez Air liquide. Aujourd'hui, c'est une discussion, où l'on balaie beaucoup de sujets, où les salariés ont leur mot à dire, notamment sur leurs relations avec la hiérarchie. Mais ils n'osent pas toujours parler. » Et les managers ne sont pas forcément prêts à les entendre.

Il est vrai que, dans beaucoup d'entreprises, l'encadrement n'est pas encore associé à la démarche compétences. Usinor, par exemple, vient seulement de l'intégrer dans son dispositif. « La plupart des cadres sortent des grandes écoles ; les entreprises n'osent pas remettre en cause leurs compétences », précise Jean-Jacques Briouze, responsable de la formation à la CFE-CGC. Le management est plus difficile à évaluer que le personnel technique. « Le supérieur hiérarchique d'un cadre n'est pas toujours le mieux placé pour estimer ses réelles capacités managériales, puisqu'il ne le voit pas travailler au quotidien avec son équipe, reconnaît Marianne Julien. Nous leur conseillons donc de mener des entretiens avec les collaborateurs du manager. » Le succès de ces nouveaux modes de fonctionnement suppose que les entreprises mettent les moyens nécessaires à la disposition des salariés pour qu'ils atteignent le niveau de compétences requis. « Je suis prête à m'inscrire pour une formation, assure cette salariée du secteur informatique. D'ailleurs, nos demandes sont acceptées facilement. Sauf que mon entreprise n'a prévu en moyenne que cinq jours de stage par personne et par an. C'est ridicule. » Du coup, la jeune femme a suivi un programme hors temps de travail.

Giat Industries a bien compris l'enjeu. L'entreprise a créé pour l'occasion une école interne. « Il y a trois ans, la formation représentait 4 % de notre masse salariale, souligne Charles Desseaume. Fin 1998, elle était à 7,5 %. En 1999, chaque salarié est allé en moyenne trois fois en formation. » Usinor aussi parie sur la formation. « Dans l'accord A. Cap 2000, explique Guy Jayne, directeur du développement des ressources humaines, nous nous engagions à donner des moyens de progression aux salariés. Dans le nouvel accord, Cap 2010, que nous venons de signer, nous renforçons cette idée : les salariés ont au moins quatre jours de formation par an. Cet engagement porte sur cinq ans. » Comme les besoins sont désormais mieux identifiés, les formations sont aussi plus ciblées. Au traditionnel catalogue de programmes et à son pendant, le stage classique en salle, les entreprises substituent d'autres formules : tutorat, coaching, e-formation… À partir du logiciel d'autoévaluation de Xerox, par exemple, le salarié a directement accès à des formations en ligne.

Un système sans garde-fou collectif

Autre condition sine qua non, les efforts des salariés pour se remettre à niveau régulièrement doivent être valorisés. Et pas uniquement par des messages de félicitations. Les entreprises qui valident l'acquisition de nouvelles compétences par des accréditations, des certificats maison ou une progression de carrière systématique ne sont pas encore légion. De sorte que les salariés peuvent légitimement craindre que leurs progrès ne soient pas reconnus à l'extérieur, en particulier lorsqu'ils quittent l'entreprise. Quant aux employeurs qui traduisent cette élévation du niveau de compétences en termes de rémunération, ils sont rares.

De leur côté, les organisations syndicales stigmatisent les dérives d'un système élaboré sans garde-fou collectif. Car, même si la démarche compétences donne lieu à un accord d'entreprise, elle reste un marché entre le salarié et son employeur. Traditionnellement rétifs à une trop large individualisatrion des salaires, les syndicats exigent donc l'établissement d'un lien entre compétences et qualifications. En effet, seules les qualifications sont déterminées dans un cadre paritaire, au niveau des branches professionnelles. L'ANPE réfléchit d'ailleurs à la création de passerelles pour ses propres salariés. « Nous souhaitons, par ce moyen, mettre en place un véritable système de reconnaissance des compétences », précise Pierre Giorgini, directeur général adjoint chargé des ressources humaines à l'ANPE. Une préoccupation d'autant plus forte pour les 40 % d'actifs français qui ont un niveau de formation initiale inférieur au CAP. « Il faut sans doute inventer un nouveau système de reconnaissance paritaire, cohérent et lisible par tous », préconise Jean-Jacques Briouze, à la CFE-CGC. En clair, inventer de nouvelles règles du jeu communes. Les partenaires sociaux vont commencer à s'y atteler en avril, dans le cadre des négociations sur la future loi de modernisation sociale annoncée par Martine Aubry.

Auteur

  • V. L.