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Politique sociale

Les patrons de sans-papiers dans l’impasse

Politique sociale | publié le : 01.02.2010 | Anne Fairise

Accompagner les régularisations, licencier les salariés, les maintenir dans l’emploi…? Face à des grèves répétées et à une réglementation floue, les employeurs sont désemparés.

Un « total désarroi », voilà le sentiment qui a saisi ce patron de PME lorsqu’une vingtaine de salariés lui ont déclaré, fin 2009, que leurs papiers étaient faux. « C’est le même phénomène que la grippe A, commente-t-il. Il y a des ragots à la pelle et une grande médiatisation des manifestations, l’occupation de sociétés. Ça génère beaucoup de peurs, sans que l’on sache s’il faut licencier ou pas, accompagner ou pas les demandes de régularisation. Quoi qu’on fasse, on craint de mettre la main dans un engrenage qui nous échappe et que l’entreprise en pâtisse. » Une inquiétude partagée par une majorité de petits employeurs face à un mouvement qui dure depuis le printemps 2008.

Relancée mi-octobre pour exiger une uniformisation de l’attitude des préfectures vis-à-vis des demandes de régularisation, la grève de 4 000 travailleurs étrangers sans titre de séjour de 1 200 entreprises, du très chic café Costes aux chantiers boueux de Bouygues, n’a pas faibli, malgré la publication, fin novembre, d’une seconde circulaire sur la régularisation par le travail. Pas de quoi convaincre les leaders syndicaux du mouvement porté par la CGT et soutenu par la CFDT, la FSU et l’Unsa. « Cette circulaire ne mentionne que des principes vagues : les précisions sont inscrites dans une synthèse des bonnes pratiques sans statut juridique. Et elle ne limite pas l’arbitraire, les préfets conservant une grande latitude d’appréciation », martèlent Raymond Chauveau et Francine Blanche, de la CGT. D’où la poursuite, mi-janvier, du bras de fer avec, cette fois, quelque 6 000 grévistes de 2 100 entreprises du bâtiment, de l’hôtellerie-restauration, du nettoyage ou de l’intérim.

Silence patronal. Inutile, pour les employeurs concernés, d’attendre un mot d’ordre des fédérations professionnelles, qui se contentent de rappeler à leurs adhérents les sanctions applicables en cas d’emploi de travailleurs étrangers en situation irrégulière (15 000 euros d’amende et cinq ans de prison). Elles ont fait long feu les déclarations, au printemps 2008, d’un André Daguin, alors patron d’une des principales fédérations de l’hôtellerie-restauration (l’Umih), en faveur d’une régularisation des travailleurs sans papiers embauchés avant juillet 2007 et avant le changement de réglementation – les employeurs étant obligés, depuis, de s’assurer auprès des préfectures de l’authenticité des papiers des nouveaux embauchés étrangers. « Si on veut faire avancer les intérêts professionnels, mieux vaut le faire en sous-main, et en adoptant la fameuse stratégie gouvernementale du cas par cas », rétorque une autre fédération. Leurs spin doctors, d’ailleurs, découragent toute velléité de communication au motif, explique un patron de l’intérim, que « les journalistes prennent d’emblée la défense des travailleurs sans papiers ».

Même prudence du côté des organisations patronales, saisies, depuis 2008, d’une sévère extinction de voix. Seule l’annonce de Xavier Darcos, fin novembre, d’un renforcement des sanctions pour lutter contre le travail illégal, en « touchant au porte-monnaie et à l’image de l’entreprise », et pouvant inclure la fermeture administrative des entreprises, a suscité de vives réactions, le Medef dénonçant l’amalgame entre les employeurs de bonne foi, trompés par de faux papiers, et les patrons voyous recourant sciemment au travail clandestin. Seule l’UPA est sortie du bois, demandant au gouvernement une concertation avec toutes les organisations patronales… sans recevoir de réponse. Seule Sophie de Menthon, présidente d’Ethic, a mis les pieds dans le plat, dénonçant l’omerta sur le dossier et « la piste consensuelle du fameux « cas par cas » qui satisfait tout le monde mais ne résout rien et reporte le problème sur des fonctionnaires […] avec au moins la garantie de rendre les délais interminables ». Et demandé trois mois d’amnistie pour « ceux qui veulent régulariser la situation de leurs employés cachés », avant que soient punis les contrevenants.

En coulisse,beaucoupd’employeurs en conviennent, la situation n’est pas réglée. Pointée, entre autres, l’insuffisance des contrôles administratifs. Début janvier, les agences d’emploi sont montées au créneau pour demander le croisement des fichiers Urssaf afin de pouvoir détecter les usurpations d’identité, les fameux « alias » en nombre dans l’intérim, selon Arnaud de la Tour, président du syndicat professionnel Prisme. « Les agences d’emploi sont prêtes à collaborer avec les administrations. Elles font tout pour s’assurer de la validité des papiers des intérimaires, au gouvernement d’enjoindre aux administrations de faire leur travail. » « Même en respectant toutes les procédures, aucun employeur n’est assuré de ne pas embaucher de salariés en situation irrégulière. La vérification des papiers en préfecture n’est pas une garantie à 100 %. Il y a des déficiences dans la gestion de l’identification », déplore Dominique Giraudier, patron du groupe de restauration Flo, fort de 5 500 salariés et 90 nationalités, déçu par l’absence d’implication patronale.

Flo a défendu la régularisation d’une cinquantaine de salariés et d’ex-salariés sans papiers, qui avaient une quinzaine d’années d’ancienneté

En attendant, les chefs d’entreprise se dépatouillent sur le terrain. Chez Servia Service (470 salariés), société de nettoyage industriel prestataire de Louis Vuitton ou Pôle emploi, Dulcelina Mendes n’a pas tergiversé. Six heures après le début de l’occupation du siège social, à la veille de Noël, par une vingtaine de salariés sans titre de séjour, la directrice générale s’engageait à soutenir leur dossier de régularisation et à les maintenir en emploi, le temps des procédures. « Pas question de priver de salaire des employés qui, pour certains, ont dix ans d’ancienneté et nous apportent une satisfaction totale », commente-t-elle. Un choix facilité par les préconisations faites aux préfets, fin 2008, prémunissant de toute poursuite, pendant trois mois, les employeurs maintenant en emploi des salariés étrangers sans titre de séjour, s’ils peuvent faire la preuve du dépôt en préfecture des demandes de régularisation. « Cela a été très bien relayé auprès des inspecteurs du travail », explique une fédération professionnelle forte de nombreuses TPE qui, a contrario de beaucoup de ses homologues, conseille à ses adhérents de maintenir en emploi les salariés étrangers sans titre de séjour, après leur outing. Par pragmatisme : « Si la TPE les licencie, elle doit réembaucher quelqu’un, ce qui n’est pas toujours évident. Si le salarié démissionne, il ne touche pas d’allocations chômage. »

Avant même cette consigne préfectorale, nombre d’employeurs avaient décidé de maintenir en emploi leurs salariés sans titre de séjour. Cela a été un « choix éthique et social » pour Dominique Giraudier, dont l’enseigne Bistro romain située sur les Champs-Élysées a été occupée de longues semaines en 2008, érigée en symbole et vitrine du mouvement. L’événement a poussé le groupe à entamer une procédure de vérification d’identité de tous les salariés étrangers. La surprise a été grande de découvrir, parmi les salariés sans titre de séjour, des seconds de cuisine détenteurs, du fait de leurs responsabilités, des clés des établissements. « La plupart avaient plus de quinze ans d’ancienneté et étaient identifiés comme d’excellents collaborateurs. C’est pourquoi nous avons décidé d’accompagner leurs régularisations », reprend le DG de Flo, qui a soutenu au total une cinquantaine de salariés et d’ex-salariés. Un choix loin d’être généralisé. Lorsque la CGT informe les employeurs que leurs travailleurs sans papiers se sont mis en grève et qu’ils se sont regroupés pour occuper d’autres sociétés, voire des sites emblématiques de leur secteur, seul un employeur sur trois renvoie un courrier avec les attestations permettant d’engager le processus de régularisation…

Licenciement préventif. Reste que nombre de juristes conseillent le licenciement préventif des salariés sans titre de séjour aussitôt leur situation connue. « Dès que l’employeur découvre le pot aux roses, il est passible de pénalités », confie une fédération du secteur du nettoyage. À en croire la CGT, la pratique n’est pas si répandue : « Nous n’avons même pas reçu une centaine de lettres de licenciement sur les 6 000 grévistes actuels », confie Francine Blanche. Par crainte ? « Licencier pour défaut de carte de séjour, c’est s’exposer à un piquet de grève dans l’entreprise et à une médiatisation », préviennent des militants.

Certains experts, tel Gérard Hernot, intervenu notamment lors de l’occupation du restaurant Georges situé au Centre Pompidou (voir encadré), conseillent, plutôt que le licenciement préventif, la mise en congé sans solde, le temps des procédures, « en prévoyant un délai maximal raisonnable et les issues au dossier. Si la régularisation est acquise, le salarié reste évidemment dans l’entreprise. Si sa demande est refusée, il sera licencié ». De quoi désamorcer les tensions éventuelles. Car le processus de régularisation peut mettre l’employeur de bonne foi en situation délicate. « Certains, qui avaient décidé de garder leurs salariés, ont été contraints de les licencier face à la lenteur de la régularisation. Le délai de trois mois, excluant toute poursuite, a vite été écoulé. Difficile de l’expliquer au salarié », reprend Gérard Hernot.

Ce n’est pas la moindre des incertitudes pour les employeurs qui craignent d’incessantes demandes de régularisation. « Beaucoup d’entreprises acceptent de s’engager sur une liste de salariés, pas plus. Cela les rassure », indique Mariale Herriau, consultante auprès de l’Union syndicale de l’intérim CGT, impliquée dans la signature de protocoles d’accords. Les possibilités de blocage sont nombreuses. L’intérim, particulièrement visé lors de ce second mouvement de grève avec une quarantaine d’agences tour à tour occupées, en sait quelque chose. À Paris, près de la gare de Lyon, une agence Randstad est occupée depuis… seize mois. Point d’achoppement, ici, selon le syndicat CGT maison : les usurpations d’identité, le groupe refusant d’établir des certificats de concordance entre fausse et véritable identité. « Beaucoup d’agences d’emploi se sont mises d’emblée dans une position défensive parce qu’elles ont peur d’être pieds et poings liés par les syndicat sousoumises à d’incessants contrôles de l’État », confie un chef d’agence.

La question de la régularisation des intérimaires sans titre de séjour est particulièrement complexe, les agences d’emploi devant s’engager sur un volume de travail à fournir. Rares sont les donneurs d’ordres qui signent avec elles des protocoles d’accord, à l’image du groupe de l’industrie graphique Sego. Confronté à une occupation sur son site de Taverny (Val-d’Oise) par une trentaine de salariés et d’intérimaires en 2008, le directeur général, Hervé Richard, a promis, « en contrepartie d’une garantie de non-perturbation de la production », d’accompagner leur régularisation et a impliqué deux agences d’intérim. Assistra aussi a répondu à l’appel d’un donneur d’ordres. « Étant très bien implantés dans le secteur, nous avons l’assurance de fournir un certain volume d’emploi. Mais beaucoup d’agences ne peuvent répondre favorablement à ce type de sollicitation », note Christian Defontaine, son P-DG, qui a accompagné la régularisation d’une vingtaine d’intérimaires.

Chose certaine, vu la récurrence des occupations d’agences d’emploi cet automne, le ras-le-bol prévaut dans la profession. « Je comprends les problèmes humains mais je ne peux régler que des situations de travail. Peu d’intérimaires ayant usurpé des identités sont régularisables », déplore le responsable d’une agence occupée durant trois semaines. Pour se prémunir contre les occupations, certains groupes ont décidé d’« implanter leurs nouvelles agences dans des immeubles sécurisés, voire au premier étage », et renforcé les procédures de sécurité « afin d’éviter de nouveaux traumatismes ».

Entretien avec Gérard Hernot Conseiller patronal en relations sociales intervenu lors d’occupations d’entreprises de la restauration, il prépare un ouvrage sur le sujet.
“Le patronat a perdu une occasion de s’exprimer”

Les occupations du printemps 2008 diffèrent-elles de celles d’octobre 2009 ?

En 2008, les employeurs ont été confrontés à des demandes de constitution de dossiers de régularisation de la part de leurs salariés sans titre de séjour. La revendication portée par le second mouvement est plus large. Cette fois, la CGT et les salariés sans titre de séjour exigent des critères de régularisation harmonisés en préfecture. Mais la véritable cible reste les pouvoirs publics et non les entreprises, qui sont prises en otage. La nouveauté est l’occupation de sociétés emblématiques d’un secteur par des travailleurs isolés issus d’autres entreprises. C’est un changement essentiel. Alors qu’en 2008 les tribunaux ont peu suivi les demandes des entreprises d’expulser les grévistes, ils le font plus facilement aujourd’hui. Pas plus que les tribunaux, l’opinion publique n’acceptera, je pense, ces nouvelles occupations « professionnelles » pour faire céder les pouvoirs publics.

Comment a évolué l’attitude des employeurs ?

En 2008, ils ne savaient pas s’ils devaient licencier ou suspendre le contrat de travail des salariés sans titre de séjour, accompagner ou pas les demandes de régularisation. Beaucoup ont licencié, pour ne pas s’exposer à des poursuites pour emploi d’étrangers en situation irrégulière, et parce qu’ils se sont sentis abusés, leurs salariés leur ayant souvent présenté à l’embauche de faux papiers. Comme dans l’hôtellerie-restauration. Furieux, bon nombre ont refusé d’accompagner les demandes de régularisation, avant de changer d’avis, forcés par les occupations. Certaines ont duré six mois ! Mais la tendance globale a été d’accompagner les régularisations, même de façon préventive, pour éviter une occupation ou d’avoir affaire à la CGT. Finalement, peu de stratégies préventives de licenciement ont abouti : c’est risquer des poursuites devant les prud’hommes et cela est mal perçu par l’opinion publique qui, jusqu’ici, soutient les travailleurs sans papiers et attend une attitude responsable des employeurs.

Que penser de l’absence de parole patronale ?

Le patronat a perdu une occasion de s’exprimer. S’il avait engagé, dès 2008, des négociations tripartites pour demander des critères précis et transparents de régularisation, la situation serait différente. Ce silence a eu une conséquence tragique. Sur le terrain, les employeurs n’ont pas trouvé d’instance pour les conseiller ou coordonner leurs actions. Surtout, ils restent prisonniers d’un « jeu à deux » entre la CGT et les pouvoirs publics, qui tourne mal. Ce second mouvement est une conséquence du durcissement du gouvernement, qui réussit depuis deux ans à éviter une régularisation massive par le travail.

2 800

C’est le nombre de régularisations par le travail en 2008, soit près de la moitié du total des régularisations. Autant sont attendues en 2009.

(Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire.)

Auteur

  • Anne Fairise